Portrait en Lettres Capitales : Marina Dédéyan

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née, où habitez-vous ?

J’appartiens sans doute à une espèce hybride, du genre des centaures ou des sirènes, à évoluer entre plusieurs mondes, le réel et l’imaginaire, le présent et la mémoire, l’univers de l’écriture ou celui de l’entreprise, mes origines diverses, les milieux variés que je côtoie.

Je suis née dans un port, à Saint-Malo, ce qui convient à la navigation et aux échanges, à l’ouverture sur d’autres horizons. C’est aussi une bonne synthèse de mes origines familiales, par mes ancêtres paternels qui vivaient à Smyrne, la cité cosmopolite, carrefour de l’Orient et de l’Occident, et ceux du côté maternel, venus de Saint-Pétersbourg, à la fois russe et tournée vers l’Europe. Là où j’habite n’a guère d’importance. Mais la fenêtre de mon bureau donne sur un jardin où pousse un grand if, un arbre sacré des Celtes.

Vivez-vous du métier d’écrivaine ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

Je me définis plutôt comme romancière. J’aime ce mot qui évoque l’ailleurs, l’aventure. Et je n’ai publié à ce jour que des romans. Romancière n’est pas un métier, mais une vocation.  L’écriture me fait vivre, ma vie est l’écriture, cependant je n’ai ni l’envie ni la possibilité qu’elle réponde à des contraintes matérielles. J’exerce un métier dans le conseil aux entreprises, ce qui permet d’aborder autrement l’humanité, de découvrir d’autres histoires.

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?

Afin de m’obliger à marcher quand j’étais toute petite, ma mère, formidable conteuse, comme l’était aussi ma grand-mère maternelle, me racontait des histoires. Évidemment, savoir lire m’a ouvert des perspectives infinies pour satisfaire mon appétit. L’écriture est venue d’elle-même, avec des petits poèmes dès l’âge de sept ans, un premier roman à huit. Le terreau familial se prêtait aussi certainement à cette passion. Mon grand-père Charles Dédéyan, professeur de littérature comparée à la Sorbonne, fréquentait de nombreux écrivains qu’il m’arrivait de croiser, Jacques de Bourbon-Busset, Jacqueline de Romilly, Jean d’Ormesson, Françoise Chandernagor pour en citer quelques-uns. Sa vocation provenait d’une tradition familiale plus ancienne, par mes ancêtres qui fondèrent une maison d’édition à Smyrne au milieu du XIXe siècle. Leur « École des Traducteurs » traduisit plus de deux cents œuvres d’écrivains majeurs français en arménien et permit d’insuffler le goût de la littérature aux Arméniens de l’Empire ottoman, du Proche-Orient et jusqu’aux Indes. Cependant, m’investir pleinement dans l’écriture a représenté un cap pas si facile. Il fallait oser, transgresser quelque part, à l’ombre des grands écrivains.

Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marqué le plus dans la vie ?

Beaucoup d’auteurs et de livres m’ont marquée. Après des livres d’enfants, toujours précieux à mon cœur, ma première grande émotion littéraire fut la mort d’Athos, dans Le vicomte de Bragelonne. J’avais dix ans. Je me rappelle avoir versé des torrents de larmes dans mon lit superposé. Cette rencontre avec Alexandre Dumas n’était peut-être pas fortuite. Il y a une histoire de famille entre lui et moi. Son œuvre fut traduite et publiée par mes ancêtres smyrniotes. Elle connut un succès fou chez les Arméniens. Et l’orthographe de mon nom en français provient d’une correspondance avec l’un de mes aïeuls. Tout récemment, j’ai découvert que Garibaldi avait confié à Dumas la publication d’une partie de ses mémoires, alors qu’il les avait promises à l’une de mes arrière-grand-tantes du côté maternel.

Jane Austen, les sœurs Brontë, Karen Blixen, Marguerite Yourcenar font partie des grandes figures littéraires féminines qui ont marqué mon adolescence. Je noterais aussi l’inspiration russe, avec Le Maître et Marguerite, de Boulgakov, l’un de mes « maîtres-livres », mais aussi Kessel ou Gary et tant d’autres encore. Je suis une lectrice éclectique.

Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?

Hormis les romans, il m’arrive d’écrire des poèmes, sans aucune prétention. Une petite musique qui me vient parfois et que je couche sur le papier. Mes poèmes peuvent aussi naître en anglais. Je n’exclus pas de passer à d’autres genres.

Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième ?

J’écris dans le désordre, ou dans un ordre précis que seul mon inconscient connaît. Je n’établis jamais de plan avant de commencer un roman. Un point de départ, un point d’arrivée. Mes personnages, mes pérégrinations, me guident. J’ai aussi l’idée de quelques scènes. J’utilise la première ou la troisième personne selon les circonstances. J’associe parfois les deux. Le premier jet me fait toujours souffrir, même si je bénéficie de quelques moments de grâce où tout se met en place naturellement. Pour moi, le véritable travail consiste en la réécriture, comme un sculpteur cisèle son œuvre après avoir dégrossi le matériau brut.

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’il prenne vie comme œuvre de fiction ?

Les sujets de livres sont comme des rencontres amoureuses. Un ensemble de circonstances, un état d’esprit, un heureux hasard, et l’idée germe. J’écris au long court. Trois ans en moyenne pour chacun de mes livres. Je dirais que mon registre s’apparente plutôt à l’orchestre symphonique qu’à la musique de chambre.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?

J’aimerais beaucoup que le titre de mes romans soit à l’origine du développement narratif, qu’à partir de quelques mots le texte se déploie. Cela n’a jamais été le cas jusqu’à aujourd’hui, mais peut-être un jour. J’ai des idées de titre qui n’ont jamais encore donné de livres. Quant aux titres de mes romans, seuls ceux des deux derniers « Tant que se dresseront les pierres » et « Là où le crépuscule s’unit à l’aube » me plaisent. D’ailleurs, et je n’ai eu aucun mal à les trouver.

Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?

Mes personnages n’en font en général qu’à leur tête, quand ils ne prennent pas en main l’histoire. Je me laisse, envahir, habiter. L’écriture permet de se transformer en n’importe qui, en n’importe quoi, homme, femme, enfant ou oiseau. C’est à mon sens un grand avantage par rapport aux comédiens, car rien ne limite les rôles que j’endosse, ni mon âge, ni mon sexe, ni mon physique.

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

Mon dernier roman, Là où le crépuscule s’unit à l’aube, évoque la vie de mes arrière-grands-parents maternels à Saint-Pétersbourg, des derniers feux de l’Empire des tsars à la Révolution russe. Il s’agit du témoignage d’une famille confrontée aux tourmentes de la grande Histoire, mais aussi du récit de ma quête sur les traces de mes ancêtres. L’écriture de ce roman a été tout particulièrement émaillée de coïncidences, de phénomènes de synchronicité un peu troublants, qui ont perduré au-delà de la parution.

J’y explore aussi le thème de la résilience. Je suis le produit de l’exil, de deux familles frappées par des drames, d’un côté, la Révolution bolchévique et de l’autre, le génocide des Arméniens. Mon parcours de romancière s’est construit là-dessus.

D’ailleurs, mon prochain roman parlera des Arméniens. Je n’en dirais pas plus, car il se trouve encore en germination. Mais je dois me confronter à ce sujet, à l’heure où dans une terrifiante boucle de l’Histoire, l’existence des Arméniens se trouve à nouveau menacée.   

Photo de Marina Dédéyan : © Astrid di Crollalanza

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