« Lorsque j’écris, ma technique est de me mettre à la place des personnages »
La saga Sadorski continue avec le roman paru récemment J’étais le collabo Sadorski (Robert Laffont). Romain Slocombe suit les traces de son personnage dans les sables mouvants de l’épuration de 1944 où des gaullistes et des communistes rivalisent pour le pouvoir. À l’épisode tragique de la guerre s’ensuit donc cette période sombre de l’époque contemporaine de l’Histoire de France avec son lot d’arrestations arbitraires sur simples délations, de luttes internes, d’exacerbations revanchardes et d’exécutions sommaires. Ancien collabo du régime fasciste en France, Sadorski tentera de se glisser entre les mailles étroites de ces événements. Réussira-t-il sauver sa peau, alors qu’il sera arrêté et conduit dans un lieu de détention géré par les FTP, et retrouver Yvette, sa femme, elle aussi incarcérée, mais à Drancy ?
– La parution de votre nouveau roman correspond à la sortie en poche presque ‘à la même date de L’Inspecteur Sadorski libère Paris. Que représente pour vous cette double parution ? Comment s’intègre J’étais le collabo Sadorski dans cette série romanesque ?
Depuis que les éditions Robert Laffont ont confié à Points l’édition poche de la série, nous faisons des sorties couplées. La nouveauté grand format est accompagnée par la sortie de l’édition poche de l’épisode précédent (un an donc après la sortie de celui-ci dans sa version d’origine, dans la collection « La Bête noire » que dirige mon éditeur Glenn Tavennec). L’idée est de créer une synergie entre les deux, et de rappeler aux libraires et au public l’existence des volumes précédents. Il y a pour le moment deux trilogies composant ce cycle, la « trilogie des collabos » (L’Affaire Léon Sadorski, L’Étoile jaune de l’inspecteur Sadorski, Sadorski et l’ange du péché) et la « trilogie de la guerre civile » (La Gestapo Sadorski, L’inspecteur Sadorski libère Paris, et J’étais le collabo Sadorski, qui est donc le sixième épisode). L’idée est de faire un portrait de la société française sous l’Occupation, et de faire sentir, chronologiquement et de manière assez crue, sans tabous, aux lecteurs ce qu’a été cette période très particulière de l’histoire de mon pays – ces quatre années marquées entre autres par l’oppression puis la déportation des Juifs de France. Une sorte de voyage dans le temps, avec pour guide un inspecteur de police d’une brigade antijuive – un type assez immonde au demeurant – qui de par son métier est au courant de beaucoup de choses, et, bien sûr, a une existence plutôt mouvementée.
– À lire l’extrait du journal L’Humanité du 28 septembre 1944, écrit par Roland Diquelou, que vous mettez en préambule, tous les regards se tournent vers « ceux qui, pendant quatre ans, ont servi l’ennemi et renseigné les assassins et les traitres ». Cette entrée en matière résume parfaitement la couleur du récit qui va suivre. Quelles ont été les ressources documentaires et historiques sur lesquelles vous avez bâti votre roman ?
Tous mes livres depuis quelques années reposent sur une base documentaire extrêmement précise (je mets d’ailleurs en annexe toutes mes sources, et il y en a pour des pages et des pages de bibliographie). En ce qui concerne J’étais le collabo Sadorski, j’avais un récit de première main concernant la détention, les sévices et crimes sur des prétendus « collabos », ayant eu lieu à l’Institut dentaire George-Eastman du square de Choisy dans le 13e arrondissement, racontés par le député René Château, sous le pseudonyme de Jean-Pierre Abel, dans L’Âge de Caïn, paru en 1947. Deux historiens, Jean-Marc Berlière et Franck Liaigre, ont travaillé sur le sujet, et publié chez Robert Laffont en 2012 Ainsi finissent les salauds. Séquestrations et exécutions clandestines dans Paris libéré. Ce livre contient aussi de larges extraits d’un document inédit, le récit d’un autre détenu de l’institut Eastman, le député Louis L’Héveder, mort en 1946 des suites de sa détention. J’ai pu vérifier moi-même la réalité de ces crimes en allant consulter aux Archives de la préfecture de police les procès-verbaux de découverte de tous ces cadavres jetés dans la Seine, un pavé au cou, après avoir été abattus d’une ou deux balles dans la tête. J’ai lu d’autre part plusieurs biographies ou autobiographies de résistants communistes FTP. Et, pour le personnage du jeune milicien Guy Aubrais, j’ai trouvé des dossiers et correspondances de miliciens, provenant des archives départementales du sud de la France. Enfin, comme d’habitude, je me suis plongé dans des journaux intimes et témoignages de première main, comme Mon journal depuis la Libération, par Jean Galtier-Boissière, ou les récits d’Alphonse Boudard qui sont très instructifs (en plus d’être très drôles), et j’ai téléchargé sur Internet les quotidiens de l’époque, d’où cet extrait de L’Humanité.
– Pris dans l’étau de ce changement brutal de situation, l’ex-Inspecteur principal adjoint Léon Sadorski sait que son lourd passé de collabo ne joue pas en sa faveur, loin de là. « En cette période – pense-t-il –, il vaut nettement mieux être un héros qu’un ‘salaud’ ». Qui est réellement ce personnage, a-t-il comme modèle une personnage historique réel, quelle est la part de fiction utilisée dans sa création tout au long de votre saga ?
Léon Sadorski est basé sur un policier ayant réellement existé, l’inspecteur principal adjoint Louis Sadosky, lequel a laissé beaucoup de traces dans les archives. Il sévissait à la 3e section des Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, où il dirigeait une brigade de voie publique du « Rayon juif » (comprendre : service antijuif). C’était un bon connaisseur de la population juive du département de la Seine, où il recrutait ses indicateurs. Il se vantait d’avoir fait fusiller plus de 70 Juifs communistes, ce qui est possible car il fournissait les Allemands en listes de détenus juifs pour les fusillades d’otages au mont Valérien. Il rajoutait sur leur fiche « communiste » sans aucune preuve, juste histoire d’aller vite en besogne. Après une détention de cinq semaines au printemps 1942 à Berlin (que je raconte dans le premier épisode, L’Affaire Léon Sadorski), il est devenu lui-même indicateur et agent pour la Gestapo, laquelle par la suite lui confiait quelques « missions spéciales » à son retour en France. Il avait rendez-vous une fois par semaine avec un de leurs agents à Paris, à qui il faisait son rapport. J’ai emprunté au vrai Sadosky certains de ses traits qui me paraissaient intéressants pour bâtir mon personnage : c’était un gros fumeur, il était marié sans enfant, il était né en Tunisie (donc un Français de « 2e catégorie », ce qui a ralenti sa carrière), il était détesté à la caserne de la Cité où il engueulait tous ses subordonnés de façon ordurière ; parfois il frappait les prévenus amenés dans son bureau, y compris les femmes – mais sans aller jusqu’à la torture, que pratiquaient les Brigades spéciales dans les bureaux voisins ; il relaxait rarement les Juifs interpellés sur la voie publique ; en revanche c’était un flic efficace et un gros travailleur, bien noté par ses chefs. Mais j’ai inventé beaucoup d’éléments, comme la relation avec la lycéenne juive qu’il finira par cacher chez lui pour la protéger des rafles, et toute cette histoire de « ménage à trois » avec sa femme Yvette.
– La joie de la Libération est de courte durée. Après les chants, les bals, les embrassades, les Parisiens découvrent « le catalogue des massacres commis par le Boche avant son départ ». Quelques mots-clés véhiculés dans la presse que vous reprenez dans votre livre en disent long sur les troubles qui secouent le Paris fraîchement libéré : les charniers, traces d’horribles sévices, les suppliciés, etc. Comment décrire cette sidération qui s’empare de la population après la découverte des crimes commis pendant quatre années par la Gestapo?
Je ne suis pas sûr que les gens aient été tellement surpris. Ils ont quand même vécu quatre années d’occupation, des fusillades massives d’otages, et les récits d’abominations allemandes datant de la Première Guerre mondiale faisaient de toute façon partie du folklore national. Mais la presse de la Résistance, devenue du jour au lendemain la presse « officielle », ne se prive évidemment pas de raconter toutes ces horreurs, au fur et à mesure de leur découverte. Disons que pendant quatre ans une grande partie de la population a fait semblant de ne pas voir, on était « attentiste », et puis tout à coup il est permis de parler des crimes des « Boches », il est même recommandé de faire preuve de son patriotisme…
– Rapidement d’autres mots surgissent pour annoncer la colère du peuple, les « vengeurs », les esprits chauffés à blanc. La Terreur – comme celle de 1793, pensera Sadorski – s’installe avec son cortège d’arrestations et d’exécutions arbitraires. « Après la chasse aux Allemands, la chasse aux mauvais Français est ouverte ! » Que pouvez-vous nous dire de cette folie dont personne n’ose se plaindre et dont la presse ne dit mot ?
« Quand tout le monde crie à mort », écrit le député René Château dont j’ai placé la phrase en exergue, personne ne se sent directement responsable. » C’est cette ivresse que j’ai tenté de décrire dans mon livre, et qui ressort non seulement de la presse de l’automne 1944 mais de beaucoup de témoignages de contemporains. Extérieurement, on voit dans les rues beaucoup de groupes de très jeunes gens armés de mitraillettes Sten, qui s’amusent à braquer les passants et à jouer les matamores. En secret, il y a une réalité bien plus sinistre, celle des locaux de détention et de torture gérés par les résistants communistes. Il y en a plusieurs à Paris et en banlieue. Dans la Seine on repêche plus de trente cadavres non identifiés. À Noisy-le-Sec on abat des prisonniers à la mitraillette, la nuit, au bord des cratères de bombes. Enfin, il y a les vols, et les viols. Nombre de résistants « de la dernière heure », ou de nervis gestapistes qui ont tourné leur veste mais gardé les mauvaises habitudes, ont trouvé le bon filon : on débarque à plusieurs, avec armes et brassards tricolores, parfois même en uniforme de policier militaire US, chez de riches femmes seules du seizième arrondissement, et, sous prétexte de perquisition chez une collaboratrice, on fait main basse sur l’argent, les bijoux, les titres. Les mains courantes de commissariats, que j’ai consultées, sont remplies, avant la Libération, de plaintes pour « vol aux faux policiers », et après la Libération, de plaintes pour « vol aux faux résistants ».
– Au milieu de ces événements, Sadorski tente de se faire oublier. Arrêté et conduit à l’Institut dentaire Georges Eastman, un lieu de détention provisoire tenu par les FFI et les communistes, il ajuste sa biographie afin d’effacer devant ses interrogateurs ses crimes commis sous l’Occupation. À son cynisme s’ajoute le mensonge, la fourberie et la servilité. De ce point de vue, son caractère odieux reste le même. Est-ce que, selon vous, ce trait de caractère franchit une étape de plus, amplifiée par sa peur de perdre sa propre vie ?
Lorsque j’écris, ma technique est de me mettre à la place des personnages. J’ai donc – écrivant la scène du passage de Sadorski devant une parodie de tribunal – joué moi-même les rôles des juges et de l’accusé. J’utilise toujours, pour écrire les dialogues de mes romans, cette technique d’immersion. Au bout de six romans dont il est le personnage principal, je sais parfaitement me mettre à la place de Sadorski… J’ai d’autre part, dans ses réponses aux juges communistes, utilisé certaines des autojustifications du vrai Louis Sadosky, que j’ai retrouvées dans les archives de la préfecture. Je me suis aussi amusé à le faire dénoncer toute une galerie de personnages que le lecteur a déjà rencontrés au fil de la série : ses collègues de la 3e section, sa concierge, un journaliste qui était son informateur au Petit Parisien, etc. Plus tard dans le roman il en vient à commettre des meurtres totalement inattendus, prenant par surprise à la fois la victime et le lecteur. C’est en général pour sauver sa peau, parfois de façon très astucieuse. Je ne sais pas s’il est devenu pire. Mais il me semble que depuis que Sadorski en tant que « collabo » est devenu un homme traqué, le lecteur peut davantage comprendre certaines de ses réactions.
– Vous profitez de cette détention de Sadorski pour construire un huis clos de l’épuration, vraie descente dantesque ou soljenitsynienne en enfer. Tout y est : violence, arbitraire, haine, mépris, exécution sommaire, et tant d’autres éléments qui touchent le fond de la folie humaine. Sadorski « sait que l’imagination humaine n’a pas de limites lorsqu’il s’agit de faire souffrir un être vivant » En cela, pourrions-nous dire que cette nouvelle folie n’a rien à envier à celles qui ont marqué l’Histoire ?
Je pense (mais ce n’est pas une découverte très originale) que les circonstances peuvent tirer de l’homme soit le meilleur soit le pire. Et quelquefois les deux chez un même individu. De véritables résistants se sont métamorphosés en tortionnaires. En tout cas dans ce roman je n’ai rien inventé question horreurs, tout est basé sur des archives et des récits irréfutables. (Les récits douteux ou peu crédibles, je les ai laissés de côté.) Mais quoi qu’il en soit, la lecture de l’Histoire prouve que l’homme se mue facilement en une bête enragée. Les mises à sac des villes durant les guerres de l’Antiquité, la conduite des armées de Napoléon en Espagne, les camps d’extermination nazis, la Shoah par balles en Europe de l’Est, les viols en série de femmes allemandes par les troupes russes après la chute de Berlin, les villages viêtnamiens rasés au napalm, les exactions russes en ce moment même en Ukraine… Tout est un éternel recommencement, avec des variations de degré dans l’horreur, certes, mais je ne vois guère de progrès. Si ce n’est qu’aujourd’hui tout est instantanément filmé à l‘aide de smartphones et envoyé dans le monde entier…
– Un autre huis clos est décrit par la lettre d’Yvette, la femme de Sadorski. D’autres éléments se rajoutent à la sauvagerie humaine, en apportant dans un panorama concentrationnaire, son lot de privations et d’humiliations. Pardon d’insister, mais comment justifier de point de vue politique, historique, voire ontologique cette dérive qui avait saisi la France à cette époque, en réalité courte heureusement ? Faut-il prendre à la lettre cette pensée de Sadorski qui dit : « C’est ça, une fin de guerre. Lorsque l’ordre public n’est pas encore tout à fait rétabli » ?
Oui, parfois Sadorski est un témoin lucide. La dérive dont vous parlez n’est pas vraiment justifiable, mais on peut en discerner les causes. La France a connu en 1940 une incroyable humiliation, suivie de quatre années extrêmement pénibles sous la botte allemande – et aussi sous les bombardements alliés (qui ont fait plus de 70 000 morts dans la population civile, presque autant que le nombre de Juifs déportés de France par les nazis). Une majorité de Français s’est réfugiée sous l’aile protectrice du mythe Pétain, héros de la Première Guerre mondiale. Ça ne les a pas empêchés, surtout dans les villes, de souffrir de privations, rationnement, manque de chauffage l’hiver, etc. Tandis que collaborateurs et trafiquants bâtissaient des fortunes incroyables. À la fin, en même temps que se profilait la débâcle allemande, les maquis ont pris de l’importance, et les parachutages d’armes depuis Londres ont fait qu’à la Libération les gens étaient surarmés. Des gamins qui avaient douze ans en 1940 se sont retrouvés « libérateurs », FFI, héros célébrés par la presse. On s’est vengé facilement et lâchement, par exemple en tondant les femmes. La tentation de jouir de ce pouvoir était grande. Et puis les trafics ont continué. Tout comme la famine, d’ailleurs. La libération a été suivie d’une grande déception. Mais la nouvelle administration gaulliste a eu dans l’ensemble un rôle positif, apportant des hommes neufs et déterminés à relever le pays, tout en lui évitant la domination américaine. Avec des arrière-pensées politiques, naturellement, et je montre dans mon livre les rivalités entre communistes et gaullistes pour noyauter les administrations, la police en particulier.
– Face à cette folie, il y a la peur de la mort. Votre narrateur note ces phrases d’une vérité cruelle relative au comportement de l’être humain, le seul être qui, « au contraire de l’animal sait qu’il va mourir ». « La majorité des gens assis dans cette salle – dit-il –, il en est convaincu, sont capables de tout afin d’échapper aux douze balles dans la peau… » Cela nous ramène à la question de la culpabilité et de l’innocence à travers l’histoire personnelle de chaque être humain. Ne pensez-vous pas que Sadorski est le prototype même de la dualité cynique et meurtrière de ceux qui tentent de cacher, de falsifier d’un revers de main leur culpabilité et leur passé ?
En effet, et mon idée à la base de ce cycle de romans était de mettre en évidence le rôle de la police de Vichy : dans l’ensemble, quatre ans de collaboration zélée, rachetés par une semaine de participation à l’insurrection parisienne, du 19 au 25 août 1944. Beaucoup de résistants et de Juifs ont été ensuite écœurés lorsque de Gaulle a décerné à cette police – celle de la rafle du Vél’d’Hiv ! – une médaille collective de la Légion d’honneur, visible encore aujourd’hui lorsque les agents portent la fourragère rouge. Sadorski en tant que brigadier-chef de cette police, un grade pas très élevé mais qui en temps d’occupation nazie lui donne tout de même un pouvoir de vie ou de mort sur les individus qu’il arrête, était pour moi le véhicule idéal pour explorer Paris sous l’Occupation et montrer le rôle d’un petit fonctionnaire fascisant dans une semblable période. Les dossiers que j’ai lus dans les archives de la préfecture, les comparutions de ces policiers devant la commission d’épuration, ont été pour moi révélateurs : face aux familles des victimes – mortes sous les coups des Brigades spéciales ou déportées et jamais revenues –, qui les accusent de sévices, de vols, etc., ils nient, se défaussent sur les collègues, ne se souviennent plus… La plupart sont minables et pathétiques. Et une fois révoqués ou suspendus, ils écrivent des lettres à l’administration pour supplier qu’on ne les prive pas de leur pension de retraite…
– La série de faits et gestes de votre personnage central prouve ce que vous venez de dire. Sadorski fera à sa manière son épuration. Là encore, son chemin est semé de violences et de crimes atroces. Ce qu’il reproche à ceux qui le poursuivent, il le fait comme avant, avec le même sentiment de mépris pour la vie des autres. Décidément, rien ne pourra changer la vie de cet homme ! Comment qualifieriez-vous cette malédiction qui tient entre ses mains les agissements de ce personnage ?
Je ne suis pas convaincu que les hommes changent, donc l’évolution (ou le manque d’évolution) de Sadorski me paraît assez normale. Maurice Sachs a écrit très justement que l’individu tend toujours à sa norme. En pleins combats pour la libération de Paris, un amateur de courses de chiens va traverser la ville au mépris des balles afin se rendre au cynodrome – pour rien au monde il ne louperait la compétition ! Un écrivain, lui, se désolera pour son roman en cours si la guerre l’oblige à fuir avec les autres sur les routes. Sadorski au fond est assez humain. Quand il tue c’est pour des motifs compréhensibles : par jalousie, ou pour sauver sa peau, ou pour protéger la petite Juive qu’il aime (car son amour, en dépit de sa perversité, est sincère). Ce n’est pas un exterminateur idéologique comme l’étaient les SS. Mais c’est, disons, un adepte du « chacun pour soi ». Le terme de malédiction, à son sujet, me paraît néanmoins convenir, car il est toujours sujet à une forme de fatalité. Et les membres de son entourage encore plus.
– Permettez-moi de vous interroger sur deux phrases fortes, prophétiques qui ont retenu mon attention lors de la lecture de votre roman. La première est celle-ci : « Mieux vaut tuer un innocent que laisser échapper un coupable. » Cette affirmation est tout le contraire de celle que Voltaire écrit dans Zadig : « Il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ». Comment devrions-nous l’interpréter à la lumière de l’éclairage voltairien ?
Cette phrase – effectivement tout le contraire de l’esprit de Voltaire – je ne l’ai pas inventée. C’est la doctrine communiste de Staline et du Guépéou. On retrouve souvent ce genre d’argument dans la terreur rouge, que ce soit en URSS ou pendant la guerre d’Espagne où, dans les Brigades internationales ou à Barcelone, l’espionnite et le soupçon régnaient à l’encontre des suspects d’« hitléro-trotskysme ».
– Et enfin, ces autres phrases qui figurent au tout début de votre livre dans l’Avertissement : « Ils (les agissements du personnage central) sont pourtant le reflet de son époque, comme ils peuvent présager celles qui nous attendent. Car le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Quel sens accordez-vous à ces considérations, et surtout à cette citation que vous reprenez de La résistible ascension d’Arturo Ui de Bertolt Brecht ?
Je crois que la citation de Brecht n’a hélas rien perdu de son actualité. Il suffit d’ouvrir le journal et lire les récentes déclarations de Vladimir Poutine ou des dirigeants russes.
Propos recueillis par Dan Burcea
Photo de l’auteur : © Astrid di Crollalanza
Romain Slocombe, J’étais le collabo Sadorski, Éditions Robert Laffont, 2022, 544 pages.