Gheorghe Stan habite depuis des années près d’une décharge abandonnée…, on entend clairement la voix du journaliste à la télévision. Ou peut-être c’est Florica qui est au téléphone avec sa bru, parce que moi, je n’ai jamais entendu parler de Gheorghe Stan. Sinon, comment écrire sur quelqu’un qu’on n’a jamais rencontré dans sa vie ? Je suis certaine qu’il a un début de calvitie. Il lui manque aussi une dent de devant. Il ne s’est pas rasé depuis quelques jours et on voit ainsi sa barbe grisonnante. Il doit avoir dans les 65 ans. Il inspire fort par le nez et crache. Pourquoi ce Gheorghe Stan ? Serait-il advenu par hasard, peut-être du hameau que l’on appelait Hobaia, situé entre Fălcoianca et Bălășoieni… Je ne me souviens plus, était-il berger ? Ou peut-être bâtisseur de maisons en torchis ?
Cet été-là, la pluie est tombée sans répit, et les Forteresses volantes ont tonné sourdement comme le cœur d’un immense reptile. Comment naissent les histoires, les personnages dans le souvenir de quelque chose qui n’est pas encore advenu ? Ou est-ce peut-être le vrai oubli. Les milliers de boîtes de conserve périmées ou non, jetées à la benne à ordures, ne vous ont jamais fait penser que l’oubli peut être cette preuve certaine d’une péremption ? En fait, je ne puis savoir si Gheorghe Stan a été ou pas le voisin de tante Leana et le maître de Ciobănică, le chien de la taille d’un veau, blanc et poilu comme un dessus-de-lit que les voisins suspendaient sur leur clôture. Je me souviens de l’avoir appelé oncle Nae, et non pas Stan ou Gogu. Le comble c’est qu’aujourd’hui, 70 ans après, seule l’image de Ciobănică est toujours intacte dans mon esprit. C’est peut-être parce que nous avions la même taille lorsqu’il se dressait sur ses deux pattes. Il appuyait ses deux pattes de devant sur ma poitrine et léchait mon cou… Qui est Gheorghe Stan alors ? Cette figure-là me hante. Cela se voit comme le nez au milieu de la figure qu’il s’agit d’un paysan. Il sent le petit-lait et les cigarettes de la marque « Le laboureur ». Je l’ai revu dans un village allemand, à Wiepersdorf, où se trouvent le château et la tombe de Bettina von Arnim, dont la correspondance avec Goethe, qui aurait pu être son grand-père, est célèbre parmi les témoignages des élites culturelles universelles… Oh, la, la, qu’est-ce qui te prend ? D’où te vient donc ce langage noble ? Ne te prendrais-tu pas, par hasard, pour Madame von Stein ? Mais, blague à part, quand je suis arrivée au château de Wiepersdorf, j’ai été accueillie par Bobiță, l’enfant-poète, contaminé sans salut possible par la ronde des mots, comme par le priapisme. Et l’intellectuel, j’en témoigne sincèrement, de dire, difficile à comprendre pour moi : « devine, champignon, qu’est-ce ? » Caius Dobrescu ! Et comme nos paroles avaient oublié que le feu vert passe parfois au rouge aussi, nous nous retrouvâmes brusquement devant une porte grande ouverte sur le seuil de laquelle apparut un homme d’environ 65 ans avec les poils de la barbe plutôt grisonnants.
– Gheorghe Stan ! Le berger de Hobaia, criai-je, je me suis enfin souvenu de toi !
L’homme resta pétrifié dans l’embrasure de la porte et dit : « Non, non Grisha ». Il porta la main à la poitrine en disant « Alès Razanaw, Biélorusie ».
J’étais glacée. J’étais convaincue d’avoir reconnu le berger Gheorghe Stan de Hobaia, ou c’était le bon mâtin de Ciobănică. Je m’étonnais seulement de ce qu’il ne mettait pas ses mains moites sur mes seins et qu’il ne commençait pas à me lécher le cou. Je le regardai longuement et je lui demandai : « Moi Roumaine et toi ? » Il répondit : « Moi Biélorousie — Dombas ». Plus je le regardais, plus sa joue s’allongeait, devenant de plus en plus pâle, son menton s’allongeait également et il commença à fredonner d’une voix de baryton « Orphelin est mon pays natal… ». Je n’ai pas compris le dernier mot. Je sentais qu’il fallait que je lui dise moi aussi quelque chose et j’ai dit :
– Toi Alès ? Et il m’a répondu : « Oui, moi Alès et toi ? ». J’ai répondu : « Moi, Nora ! » et j’ai aussitôt vu Bobiță surgir avec un ballon rouge, qu’il frappait en rythme et qui revenait toujours à l’endroit où il le frappait…
– Oops, tu t’appelles et non pas Nora, me dit Alès qui riait et riait.
J’ignore si je ris de moi-même ou si je me plais. J’ai mille taches de rousseur et mes cheveux sont gris comme une volute de fumée. Je tenais dans la main trois fleurs jaunes. J’ignorais leur nom. Il y prit un pétale qu’il mâcha et avala. « Les fleurs comestibles peuvent toujours te suicider ». Polyglotte, Caius nous traduit la conversation trop puérile pour ne pas dérouter.
Le lendemain, après le déjeuner, Alès Razanaw, m’apporte une tasse de lait écrémé. Le soir, sur Arte, à la télé, nous regardons un film russe. J’ignore s’il regarde les films ; nous sommes toujours ensemble. On dit des mots épars en allemand et en russe. Une fois, il me ramène dans la forêt, voir l’arbre qui chante. Un bouleau dans le creux duquel un oiseau avait caché ses petits. On se promène tous les jours dans les environs du château, lorsqu’on entend trotter les troupes de sangliers et tonner brusquement le fusil du garde forestier. Il me prend alors par les épaules et me jette sur le ventre dans le champ jaune de brassica napus en criant : « Les partisans ! » Une fois le vacarme fini, il prend des feuilles dans les arbres ou de la résine pour les manger et m’en donne aussi. Il dit toujours qu’elles sont curatives, mais qu’on ne sait pas exactement quand elles déversent leur venin. Une autre fois encore, il me dit quelque chose que je n’ai pas oublié : « L’intention n’est pas celle de la nature, ni celle de l’Homme. L’intention est celle de la voie ».
Quand j’ai eu 86 ans, je n’étais plus la petite fille aux mille taches de rousseur, mais la petite fille aux mille rides. Alès a été trouvé un beau matin : il est mort pendant son sommeil, le remède des feuilles qui tuent auquel il n’a pas pu s’opposer.
je sens encore dans le nid de mes genoux
des petits d’outarde qui sucent là-bas dans leur sommeil
qui attendent de croître simultanément aux eaux
cette volonté est promise tel un matin
et infranchissable, seul Beroza1 sait
ce que font ces prairies hérétiques
quand vient le flux et que je tombe
et je me relève et je retombe
et je parle toute seule
(1 En russe, beroza est le nom donné au bouleau)
Nora Iuga, 7 février 2021, Bucarest, Roumanie
Nora Iuga est une écrivaine roumaine, membre de l’Union des écrivains et du PEN-club de Roumanie. Elle est aussi une traductrice consacrée de littérature allemande.
Elle a publié 20 recueils de poésie, 11 livres en prose, elle est présente dans plus de 12 volumes collectifs et a signé plus de 60 traductions dont des livres de Günter Grass, Elfriede Jelinek, Herta Müller, Oskar Pastior et d’autres. Ces livres sont parus en Allemagne, en France, en Italie, en Suisse, en Bulgarie, en Ukraine, et en Croatie.
Elle a reçu de nombreux prix et décorations.
Son dernier roman « Hipodrom » paru aux Editions Polirom est dédié à la ville de Sibiu.
Pour plus d’information, consultez : https://en.wikipedia.org/wiki/Nora_Iuga
(Traduit du roumain par Gabrielle Sava)
(Photo libre de droits glanée sur le Web)