
Il pleuvait de plus en plus fort. J’ai sauté dans le premier taxi. J’étais trempée de la tête aux pieds. J’avais même froid. Qu’est qui m’avait pris de me promener par un temps pareil ? Un bon café c’était tout ce que je désirais. Le chauffeur, homme de couleur, costaud, la quarantaine, m’observait dans le rétroviseur et écoutait un reggae de lui seul connu. Il me demanda si j’étais égyptienne ou de quelque pays oriental. Comme c’est curieux ! C’est aussi ce que me demanda jadis un africain qui voyageait, comme moi, en train, vers Bucarest. Récemment, c’est aussi ce qu’on me demanda à l’aéroport d’Amsterdam. En fait, je voulais me rendre à Bruxelles, mais, comme il y avait eu de méchants attentats, ma destination fut changée. Dans l’avion, personne ne nous informa sur ce qui se passait, nous savions seulement qu’à cause du changement de météo, on ne pouvait plus atterrir. Dans l’aéroport les gens étaient tous effrayés, voulaient tous rentrer chez eux, espéraient pouvoir prendre encore un avion, partout il y avait des militaires armés, tandis qu’aux points de contrôle les douaniers guettaient le moindre geste, parole, bagage. Dans mon groupe, tous mes collègues étaient passés, je fus la seule retenue, les questions fusaient, d’où je venais, où j’allais. C’était tout à fait normal. Savoir que tout près un attentat a été perpétré, et qu’on est passé à deux doigts de la mort, vous conduit à aiguiser davantage vos instincts, à ouvrir grand vos yeux, à ralentir les « moteurs », à regarder avec une attention accrue à gauche, à droite, à observer le ciel, les oiseaux, les gens autour. Les émotions s’intensifiaient, même si on avait obtenu l’assurance de rentrer chez nous sains et saufs. Au début, toutes les liaisons téléphoniques et internet étaient H.S et on ne pouvait plus communiquer. J’ignorais ce qui passait à la télé, je voulais juste parler aux miens et leur dire que j’étais bien… les heures passaient…
Dans le taxi, il faisait chaud et la musique me mettait de bonne humeur, j’avais presque envie de dormir. Le chauffeur me demanda s’il y avait un itinéraire que je préférais. Cela m’importait peu, je voulais arrivé au plus vite à l’hôtel et trouver un café. Là nous sommes dans la vieille ville de Bruxelles, vous allez voir l’Hôtel de ville, voici aussi le Musée, il était aussi guide touristique, le chauffeur de taxi. J’espérais secrètement qu’il n’allait pas me faire payer plus à cause de cela. Défilaient avec rapidité des images, des rues, des gens pressés, des parapluies multicolores, des trolleybus, des voitures, des vélos, des chapeaux. Où s’empresse tout ce beau monde ? J’ai envie de m’arrêter à chaque coin de rue, de caresser chaque immeuble, portail, arbre. Là nous passons près de la Cathédrale Notre-Dame du Sablon, vous devez la visiter ! me raconte, fier de lui, le guide et chauffeur de taxi. Ah, oui, il s’appelle Bastien. Quel beau prénom ! Je crois que cela veut dire « majestueux ». Cela lui va bien. Il se concentre sur sa conduite. Il pleut moins. Sur le bord, il arbore une photo d’une petite fille belle, souriante, avec des cheveux longs et frisés. Le chauffeur me voit. Elle s’appelle Cerise, c’est ma fille. Elle aime danser, moi aussi je dansais fut un temps… Le feu rouge passe au vert. Pourquoi certaines personnes, même si elles ne vous connaissent pas ressentent le besoin de se dévoiler, de parler d’eux, de leur famille, de leurs souvenirs… Là, nous passons près de Galeries Saint-Hubert. C’est alors que j’ai remarqué qu’il lui manquait un bras. Il conduisait de la main droite. Cela n’avait pas l’air de le gêner. Il fredonnait toujours, en regardant atour de lui comme si c’était lui le touriste et pas moi. Il me demanda aussi si j’aimais voyager et si je comptais rester longtemps dans son pays. Je ne devais pas rater Bruges. Bien sûr, c’est ce que j’allais faire dès le lendemain. On approchait de l’hôtel. Le soleil fit son apparition. Le chauffeur me rendit la monnaie et une carte de visite, au cas où j’aurais encore besoin d’une voiture, ou d’un guide.
Il peut aussi faire l’interprète. Je lui souris. Je venais d’en apprendre tant sur la ville, comme si j’y étais née. J’étais curieuse de l’explorer, de me laisser porter au gré de mes pas, de découvrir un nouveau monde sans carte ou guide. Peu m’importait que je ne connusse personne.
La pluie semblait être de retour, aussi me suis-je réfugiée dans une boulangerie qui faisait aussi salon de thé, dans une ruelle bien connue. Dès le matin, j’avais envie d’un café avec un croissant au beurre. Je savais qu’il y avait ici les plus délicieux. J’étais seule dans l’établissement. C’était comme si je voulais que le temps ne s’écoule plus : rester là-bas suspendue entre ces murs et la ville, à compter les gouttes de pluie et les gorgées de café. Les poèmes commençaient à couler, venaient sans qu’on les appelle, s’installaient confortablement et ne voulaient plus repartir. De l’autre côté de la vitre, la vie pulsait comme un cœur. Avec furie, avec force. Voitures arrêtées au feux rouge, lumières allumées dans l’immeuble d’en face, un homme chez le coiffeur qui coupe ses cheveux, un homme à vélo qui s’entraîne, un vieux à chapeau qui fume une cigarette, une dame et son chien qui se dépêchent de rentrer. Dans le salon de thé une odeur comme à la maison. Je sens cette odeur encore maintenant. En plus du café on y faisait du pain sur l’âtre. Le boulanger parlait avec douceur à sa femme, ils rangeaient les plateaux de pain, les comptaient. Comme c’est étrange ! Le pain a la même odeur partout. Je ne savais presque plus où je me trouvais. Où était ma maison ? ! C’est ainsi que mon livre est né. Il était tard, je devais rentrer à l’hôtel. Quelle heure pouvait-il bien être ? À la réception je reçois la clef de la chambre, une carte de visite, un dépliant avec les principaux lieux touristiques et… un bol de cerises. Quelle coïncidence ! La fille du chauffeur de taxi s’appelle Cerise, n’est-ce pas ?
14 heures 50
à travers la porte vitrée on voit les fours à pain
de la boulangerie belge,
le pâtissier, en blouse blanche et les manches relevées,
semble savoir ce qu’il a à faire, il est si sérieux
on dirait qu’il se prépare pour une opération difficile,
il place les plateaux sur les étagères
pour faire de la place à d’autres,
il met ses gants,
il sort le pain fumant
du four, les vapeurs,
elles, les vapeurs me ramènent chez moi
à l’âtre de terre de mon pays,
je ferme les yeux, les pains
sautillent de ci, de là, entassés chacun
cherche sa place, où arriveront-ils aujourd’hui
un coup de vent ouvre la porte
l’air froid entre sans qu’on l’ait invité et les vitres s’embuent
je ne vois plus rien à travers mes lunettes
sur le bout de ma chaussure une coccinelle
15 heures
pain au chocolat on entend
la voix du jeune arabe devant le comptoir,
prise avec le journal d’aujourd’hui
je n’ai pas fait attention
quand je suis rentrée dans la petite boulangerie, élancé
il porte un turban blanc et noir sur la tête
un manteau long jusqu’au sol
la sonnerie de mon téléphone
m’énerve en ce moment
c’est comment
le goût du pain au chocolat
j’avais 10 ans environ
ma mère travaillait à l’épicerie du coin et
m’apportait chaque jour de la marmelade.
de prune je voyais de la marmelade sur les étagères du magasin
sur la table de la cuisine,
dans le frigo,
dans le sac d’école,
je ne veux plus de la marmeladeeeee…
le jeune arabe fait tourner le tesbih
avec 99 perles
et toutes ont la couleur de la marmelade.
15 heures 48
il pleut à nouveau
heureusement que je ne dois pas beaucoup marcher
quelques pas jusqu’au bout de la rue
derrière la Maison du Roi de la Grande Place
dans la ruelle avec des boutiques à droite
j’y étais au petit matin
les balayeurs ramassaient encore les papiers par terre,
les femmes secouaient leurs draps
les portes des boutiques s’ouvraient pour les clients
matinaux, la dame de la friperie
habille un mannequin dans la vitrine
d’abord les chaussures
jupe jusqu’au genoux
sans collants, après tout à l’époque
on n’en trouvait pas
les femmes dessinaient avec un eye-liner
un trait à même la peau
ensuite le chemisier en soie
écharpe jaune avec des petits pois, chapeau usé sur les bord
et une paire de gants en dentelle
troués eux aussi
qu’est-ce que je fais ici ?
15 heures 55
je ne te fuis plus
tu sais bien que je ne crains pas les tonnerres,
ni les tremblements de terre
juste cette nuit-là en hivers
quand je courrais pieds
nus dans la neige
et je t’appelais
est restée avec moi
seule, dans l’hôtel Citadines,
sur l’Avenue de la Toison d’Or
au téléphone ta voix pareille
va à Bruges, ne perds pas le temps
je ne suis pas avec toi et il pleut
achète-toi du chocolat !
16 heures 10
je n’arrête pas de regarder ma montre
le temps ne passe pas vite
dans la Gare du Luxembourg,
j’observe les trains à l’arrivée et au départ
je sais que ma mère a eu peur
et toi aussi, c’est toi que j’ai appelé en premier
hier il y a eu des attentats ici
j’étais dans l’avion pour Bruxelles
pendant plusieurs heures la peur a été un habit
sur les épaules de tous
cris, blessés, gens qui couraient dans tous les sens
des jeunes hommes armées
nous regardaient droits dans les yeux
qui sauve qui
qui sauve qui
je vais bien, n’aie pas peur, je reviens vite à la maison
***
devant Le Cornet
ils ont aussi des petits paniers avec de la lavande
et dans les ruelles d’Avignon les fleurs
étaient accrochées aux fenêtres
dans les vitrines des sac d’écoles et des masques à gaz
ici il y avait le siège de la corporation des canotiers
ohooooo comme c’est dommage
qu’on ne loue plus des barques
te souviens-tu comment on ramait
dans un livre sur la Neva ?
(Angela Baciu, poèmes extraits du volume Charli. Rue Sainte-Catherine 34, éditions Integral)
Angela Baciu©, mars 2021
(Traduit du roumain par Gabrielle Sava)
Angela BACIU est une auteure, journaliste et formatrice roumaine, membre de l’Union des écrivains et du Pen Club de Roumanie. Elle a publié plus d’une vingtaine de livres dont : Maci în noiembrie (1997), Trei zile din acel septembrie (2003), Tinereţe cu o singură ieşire (2004), De mîine pînă mai ieri alaltăieri (2007), Mărturii dintre milenii (2012), Despre cum nu am ratat o literatură grozavă (2015), 4 zile cu nora (2015), Mai drăguț decît dostoievski (2017)- livre coécrit avec Nora Iuga, Hotel Camberi (2017), Charli. Rue Sainte – Catherine 34 (2017). “Mic dejun la Frida” (2020).
Elle est l’auteure d’une pièce de théâtre Mai drăguț decît dostoievski (2018, Editura Polirom), adaptation du poème dramatique homonyme de Nora Iuga et Angela Baciu, donné dans le cadre du Festival international de théâtre indépendant “Undercloud” 2018, Bucarest.
Elle est la lauréate de plusieurs prix :
- 2008, Le prix de l’Union des écrivains de Roumanie, Filiale de Iasi pour essai et journalisme pour le volume „Mărturii dintre milenii”
- 2014 – Le titre de Poète de la ville de Iasi, décerné par la Mairie de la ville de Iași.
- 2015 – Le prix de journalisme au Concours littéraire de création littéraire “Vasile Voiculescu” (Buzău).
- 2016 – Grand Prix du Festival international de littérature „Lucian Blaga” ( à Sebeş‑Lancrăm)
- 2016, septembrie – le Prix BALCANICA de poésie roumaine au „Festival des poètes des Balkans , Xe éd., Roumanie‑Turquie.
- 2017 – Premier prix au Concours national de poésie “Lidia Vianu Translates” qui a abouti à la publication du volume de poésies “Charli. Rue Sainte-Catherine 34”, édition roomaino-anglaise.
- 2018, noiembrie – Le prix de l’Union des écrivains de Roumanie, Filiale de Iasi „Prix pour la qualité de son oeuvre et de son activité d’écrivaine”
- 2019, 18 mai – Titre de „Poet al Capitalei Istorice a României” offert par la Mairie de la ville de Iași
Elle a publié des interviews avec des personalités comme Laurenţiu Ulici, Radu G. Ţeposu, Eugen Simion, Mircea Sântimbreanu, Mircea Zaciu, Cornel Regman, Mircea Horia Simionescu, Nora Iuga, Ana Blandiana, Nicolae Breban, Barbu Cioculescu, Alexandru George, Cezar Ivănescu, Emil Manu, Nina Cassian, Fănuş Neagu, Leo Butnaru, Adrian Alui Gheorghe, Liviu Ioan Stoiciu, Constantin Abăluţă et autres.
Depuis une dizaine d’années elle participe à des actions humanitaires et sociales en faveur des personnes âgées, des enfants ou des personnes handicapées.
(Traduit du roumain par Dan Burcea)
Crédit photo : Adrian Mociulschi