Ceux qui ne meurent jamais (Die Nicht Sterben, en original) est le plus récent roman de Dana Grigorcea publié aux Éditions Les Argonautes et traduit de l’allemand Suisse par Élisabeth Landes. Ce quatrième opus de l’écrivaine suisse d’origine roumaine a été élogieusement reçu dès sa parution, le Deuctschlandfunk Kultur le qualifiant de « brillamment fascinant, tandis que le Neue Zürcher Zeitung l’a hissé au rang de « nouveau genre littéraire – le roman gothique politique ». Dana Grigorcea a reçu pour ce roman Le Prix suisse de littérature 2022.
Justement, je vous propose de partir de ces éloges et de la récompense reçue pour votre roman qui paraît maintenant en français dans une superbe traduction. Ce n’est pas votre premier livre qui paraît en France, le précédent étant La dame au petit chien arabe publié aux Editions Albin Michel. Gardez-vous cette fois encore la même émotion ? Comment vivez-vous cette nouvelle parution en français ?
J’attends à nouveau avec impatience les réactions des lecteurs français. Le roman précédent paru chez Albin Michel était sorti en 2019 en pleine pandémie, et j’avais été obligée de suivre de loin, sur l’écran de mon ordinateur portable, la remise du « Grand prix de l’Héroïne Madame Figaro », pour lequel il avait été sélectionné. Avec ce nouveau roman sur les vampires, je viens maintenant prendre ma revanche …
Pour décrire l’envie de nous raconter son histoire, votre narratrice (précisons que le roman est écrit à la première personne) parle à la fois d’une urgence et d’un indispensable témoignage : « Quoi qu’il en soit – dit-elle – il me faut coucher ces événements sur le papier, ne serait-ce que pour moi, écrire dans le vide, avec l’espoir secret qu’il y aura effectivement des lectrices et des lecteurs qui comprendront mon avertissement ». Cette mise en garde engendre chez elle un double questionnement : son refus de tomber dans le sensationnel et l’impossibilité de « coller à la vérité », selon sa propre formule. Que pouvez-vous nous dire sur les motivations et les enjeux de l’écriture de ce roman ?
J’ai voulu écrire un roman captivant, mystérieux, un roman d’atmosphère, en déplaçant le curseur de manière imperceptible, de sorte que cette ambiance intime bascule soudainement vers l’étrange. Dans le ton du récit, j’ai voulu maintenir l’équilibre entre le roman vampirique classique, le roman policier, le grand roman social et le roman de fiction. La clé de lecture appartient désormais aux lecteurs. Garder cette harmonie lors de l’écriture et faire en sorte que cela paraisse simple et sans effort a demandé de ma part un vrai tour de force.
Reprendre comme personnage le prince Dracula est selon moi un acte de courage à cause d’innombrables œuvres et manières d’exploiter son mythe et la symbolique vampirique qui s’y est collée avec le temps. Pourtant, vous l’avez fait. Pourquoi ? Quel chemin vous a reliée à ce Vlad l’Empaleur ?
C’est lors d’un tournoi de promotion d’un de mes livres aux États-Unis que m’est venue l’idée de ce roman. Dans une librairie très connue de Seattle, le propriétaire m’a raconté qu’à l’une des tables de son établissement des gens venaient régulièrement s’assoir et réfléchir tous les jours au sujet de la livraison via Internet des livres. En bon hôte, il les avait encouragés à avoir confiance en eux, il leur avait choisi les livres appropriés pour les aider à se documenter et leur avait apporté pour les réconforter de l’eau gazeuse et de la limonade. Un jour, ces gens ont créé Amazon et ont alors ruiné les petites librairies de Seattle et de ses environs. C’est alors que j’ai dit au libraire : « Vous venez de m’inspirer le sujet d’un roman d’épouvante, une histoire qui commence de manière tout à fait amusante et paisible avec des invités qui se font servir de l’eau gazeuse et de la limonade et qui finissent par devenir de vrais vampires ! « Et le libraire m’a répondu : « Mais oui, c’est exactement ça ! Vous devriez écrire une histoire de vampires ! Surtout que vous venez de Roumanie ! »
Voilà, j’ai donc écrit le roman ultime sur les vampires. Je laisse reposer Dracula dans la trans silva, à travers la forêt sombre. Mais vous comprendrez bien en lisant mon livre que Dracula n’a jamais cessé d’être présent parmi nous.
C’est ce que dit d’ailleurs votre narratrice qui est une descendante du prince valaque : « Je vais maintenant vous narrer l’histoire sanglante qui s’est déroulée à B. ; qu’il soit ici pris à témoin, mon ancêtre Vlad l’Empaleur dont le sang coule dans mes veines ». Plusieurs questions me viennent à l’esprit concernant ce préambule. La première est liée à l’endroit et au moment où se passe l’action de votre roman. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
L’histoire se déroule de nos jours, dans un endroit pittoresque aux pieds des Carpates. Les habitants de Bucarest et de Brașov qui y possèdent des maisons de vacances l’appellent « le village », les locaux parlent avec défi d’une « ville » parce qu’il y avait autrefois une grande usine de tissage, et la famille de la narratrice le qualifie de manière bienveillante de « lieu d’une merveilleuse villégiature ». La narratrice est une jeune Bucarestoise qui passe ses vacances d’été dans ces lieux depuis son enfance. Elle est donc bien placée pour servir de guide aux lecteurs à travers la région, car elle la connaît bien et l’entoure d’un regard affectueux, toujours encouragée par sa grand-tante qui ne cesse d’attirer son attention sur la beauté des lieux qui doit stimuler sont inspiration. Le grand défi de l’écriture était de permettre aux lecteurs de voir plus qu’on ne leur dit, de leur faire comprendre par des indices subtils qu’il existe entre l’urbain et le rural en Roumanie un grand fossé que la narratrice, qui est une jeune femme instruite et issue des milieux bourgeois, perçoit de manière très sélective.
La seconde question concerne précisément le contexte historique de votre narration : nous sommes dans la période qui a succédé au régime communiste en Roumanie, époque où l’on voit plutôt les efforts de l’ancienne classe politique de se maintenir au pouvoir et de profiter des opportunités diverses à leur avantage que le progrès du pays. Êtes-vous dans ce sens d’accord avec la formule de « roman gothique politique » proposée par le Neue Zürcher Zeitung en parlant de votre livre ?
Oui, cela touche bien le cœur du roman, à mon avis. Le livre traite des problèmes brulants de notre société, du racisme, du populisme, du mépris de classe, de la volonté presque morbide de confier le pouvoir à des individus autoritaires, chargés de mettre de l’ordre dans la vie de la cité. Ce sont des sujets que nous pensions morts et enterrés depuis longtemps, mais qui sortent à présent de leurs tombes avec une grimace hideuse et nous hantent. Et puis il y a cette incroyable montée de nombreuses formes d’intolérance – tant de gens sont fermement convaincus de la vérité que porte leur point de vue, qui ne doutent de rien et qui n’acceptent aucune contradiction. Les divergences prennent de l’ampleur, les gens se radicalisent. Mon roman de vampires raconte l’histoire d’une radicalisation à deux niveaux historiques, le Moyen Âge et le temps présent : les deux héros sont désormais incapables de saisir le reflet de leur propre visage dans le miroir de la réalité et n’aperçoivent hélas que les visages des autres qui deviennent l’objet de leur vengeance.
Je vous propose d’évoquer brièvement l’ambiance qui règne d’abord dans la famille de la narratrice, qui possède cette résidence de vacances à B. Occasion de nous dire quelques mots sur la jeune narratrice, sur sa marraine qu’elle appelle Mamargot et sur les autres. J’ai trouvé cette ambiance très tchékhovienne, en tout cas, très vieille classe, comme vous le dites vous-même, en tout cas, animée par une folle envie de vivre et de profiter de l’instant présent.
Margot, la grand-tante de la narratrice qui l’appelle affectueusement Mamargot, veut mener la belle vie et s’accroche à ce rêve même pendant la dictature communiste : elle loue la maison expropriée de sa famille pour les vacances d’été mais change de meubles pour la courte durée de son séjour afin que tout soit «comme avant». Elle connaît si peu ce passé et c’est pour cette raison qu’elle idéalise tout outre mesure. Elle s’entoure de sa famille et de ses amis qui sont également de très bons connaisseurs des arts et encourage également la narratrice, étudiante dans une école de Beaux-Arts à Paris, à admirer la beauté qui l’entoure. Ils se racontent aussi beaucoup de blagues entre eux, l’humour est très important pour ces gens de la belle société. La narratrice se retrouve entourée par la meilleure compagnie qu’il soit, bénéficiant ainsi, de l’avis de sa grand-tante, des meilleures conditions pour devenir une personne sensible et juste.
Et puis, il y a l’ambiance générale du village de B. avec l’émigration des villageois vers l’Ouest en quête de travail et le dépérissement graduellement des habitations et de lieux. S’agit-il d’un phénomène historique du post-communisme roumain, et en quoi perturbe-t-il la vie de ce coin tranquille dans votre roman ?
En effet, après la chute du rideau de fer, les jeunes en capacité de travailler commencent à partir à l’étranger en tant qu’ouvriers saisonniers. Dans le petit village de B., il n’y a aucune perspective, l’usine de textiles a fermé, le maire corrompu détourne l’argent de l’Union européenne accordé à sa commune, tout tombe en ruine. Au début, les gens reviennent de l’étranger et ramènent à la maison l’argent gagné grâce à leur travail : été après été, ils construisent leurs propres maisons à côté de celles de leurs parents. Mais à un moment donné, ils cessent de revenir dans le pays et ce sont les murs laissés à l’abandon qui jettent leur ombre sur les vieilles maisons des parents. C’est alors que les chauves-souris viennent nicher dans ces ruines.
Plusieurs événements vont troubler ce cours tranquille des choses, comme la découverte dans la crypte familiale de la narratrice de la tombe du prince Vlad Dracula avec, sur la plaque mortuaire les enseignes de l’ordre des Dragons auquel il appartenait. Tout change à partir de ce moment, surtout l’affluence des touristes étrangers en quête de sensationnel. C’est une occasion pour la narratrice de dresser une critique acerbe à cette curiosité qui est pour elle à la fois une ignorance de l’histoire et un manque de respect pour son ancêtre. Comment qualifiez-vous l’attitude de votre narratrice ?
Elle a l’attitude de la plupart des Roumains, qui ne veulent pas voir le prince Vlad l’Empaleur, vénéré depuis des siècles comme un héros national, être identifié comme l’ancêtre des vampires. En même temps, elle ne veut pas non plus que son paradis tranquille soit envahi par les touristes. Mais ce n’est pas l’avis du vieux maire du village, qui flaire ici la bonne affaire …
Il y a chez-vous une volonté de réhabilitation de la vérité historique autour de la figure du prince Vlad. Cela n’exonère pas sa personnalité de la cruauté dont il a fait preuve tout au long de son règne. Vous dites en même temps de lui qu’il était « radicalement juste » et que les légendes autrichiennes ou les contributions romanesques, surtout celle de Bram Stoker, qui lui ont été accolées sont loin de rendre compte du vrai combat qui l’a animé toute sa vie. Que peut-on dire sur cette partie héroïque marquée fortement dans la tradition roumaine de cet homme combattant pour la chrétienté et trahi finalement par tous ?
Parallèlement à l’histoire de la radicalisation de la société contemporaine, le roman raconte l’histoire du personnage passionnant qu’était Vlad l’Empaleur. C’est une histoire spectaculaire, profondément triste et qui est étonnamment emblématique pour notre époque. Elle se prête aussi parfaitement à nous confronter à la question de savoir pourquoi tant de gens sont enclins de manière presque morbide à hisser au pouvoir un prince impitoyable et à applaudir ses actions brutales. Comment se fait-il que l’on se range du côté de ceux qui, prônant la sécurité, préfèrent un dirigeant brutal si prompt à voir et à désigner partout des « ennemis » …
Fait significatif, votre narratrice parle du scandale récent de la déforestation de la Roumanie. Peut-on faire un parallèle entre ce pillage matériel et le pillage mémoriel de la Roumanie concernant la figure du prince Dracula ? Une preuve dans ce sens est le fameux projet qui n’a jamais vu le jour de Dracula Park et même transformer la figure du prince valaque en « un personnage grandguignolesque digne d’un roman de gare américain » semble insupportable pour votre narratrice. Comment comprendre cette indignation ?
La corruption dans le petit village, le pillage de la nature, le mépris des pauvres, les conditions intenables qui privent les jeunes d’une formation et d’un avenir permettent au lecteur de comprendre l’aspiration des gens à une autorité qui rétablisse l’ordre que j’évoquais à l’instant. Dans les livres d’histoire de la Roumanie, Vlad l’Empaleur est le seul à avoir mis fin à la corruption dans le pays. Le philosophe Emil Cioran dit : « Vlad l’Empaleur a été le seul à marquer l’histoire de la Roumanie, à la ponctuer, à l’empaler avec toute sa détermination. Sans lui, toute l’histoire de ce pays est un vaste champ de stupidité et d’instinct grégaire ». Nombreux sont ceux qui souhaiteraient qu’il se lève de sa tombe et continue de sévir. Je laisse donc la place à celui qu’on implore de revenir.
On ne peut pas ne pas évoquer l’omniprésence dans votre récit du fantastique, que ce soit dans les croyances des gens ou dans les situations invraisemblables dans lesquelles se retrouve votre héroïne et narratrice : des voyages en apesanteur au-dessus des forêts, des capacités inhabituelles de traverser les lieux et le temps, etc. Le fantastique, nous le savons, est un élément essentiel de la culture populaire roumaine. Est-ce que c’est dans cette tradition que vous avez puisé ce fantastique ? Quel rôle occupe-t-il dans la géographie de ce roman ?
J’ai voulu écrire le roman ultime de Dracula. Donc, toutes les traditions sont réunies, les histoires roumaines et les histoires tirées de la région comme preuves d’exotisme, que ce soit dans la littérature et dans le cinéma. Tout cela est réuni, avec des clins d’œil à qui sait les reconnaître. En tant que philologue, je prends beaucoup de plaisir à l’intertextualité, bien qu’en tant qu’écrivain il soit très important pour moi que le lecteur suive l’histoire sans se préoccuper de certaines références déjà connues et des suffisances d’initiés.
Enfin, en conclusion, permettez-moi de revenir sur une autre déclaration de la presse en langue allemande, et plus précisément à MDR Kultur qui écrit : « Grigorcea a écrit la meilleure histoire de Dracula du XXIe siècle ». Une réaction ?
Un grand merci !
Propos recueillis par Dan Burcea
Photo de Dana Grigorcea ©Mardiana Sani
Dana Grigorcea, Ceux qui ne meurent jamais, traduit de l’allemand Suisse par Élisabeth Landes, Les Argonautes Éditeur, 2023, 272 pages.