À peine paru en début d’année, le roman de Gaëlle Nohant, Le bureau d’éclaircissement des destins (Éd. Grasset) a déjà conquis ses premiers lecteurs par sa richesse narrative et la force de ses personnages. L’autrice retourne dans l’univers concentrationnaire qu’elle avait déjà visité en écrivant sur Robert Desnos, confiant cette fois le rôle de narratrice à Irène Martin, une archiviste française travaillant à l’International Tracing Service situé à Bad Arolsen, au cœur de l’Allemagne. Irène se voit confier une mission qui va s’avérer d’une importance capitale et qui va la transformer en profondeur. Jusqu’où sera-t-il possible de descendre dans les couloirs de l’Histoire et que va-t-elle y découvrir ? Mais surtout pourquoi dit-elle que la mission qui lui a été confiée « la dépasse et la justifie » ?
Bonjour Gaëlle Nohant, ce n’est pas par ces questions liminaires que j’aimerais commencer notre discussion, mais par celle de l’origine de votre roman. Vous donnez quelques détails à la fin de votre livre sur vos sources et sur « les libertés nécessaires à l’intrigue et à sa trame romanesque ». Comment est né votre roman ?
En 2020, j’ai découvert par hasard l’existence du centre d’archives d’Arolsen, en Allemagne. Je n’en avais jamais entendu parler, alors que c’est le plus grand centre d’archives sur la persécution nazie. Intriguée, j’ai commencé à faire des recherches, et je suis tombée sur un article de la journaliste Elise Karlin, qui parlait de la restitution d’objets retrouvés dans certains camps de concentration. En le lisant je me suis dit tout de suite que c’était un beau sujet pour un roman. Les objets sont d’excellents vecteurs d’histoires. Ce qui me faisait hésiter, c’était l’ampleur de la doc ! Parce que là, il fallait partir de la deuxième guerre mondiale et remonter jusqu’à nos jours, dans plusieurs pays. Et je tenais à ce que ce roman soit contemporain, qu’il ne soit pas un roman sur la guerre mais sur ses traces. J’ai pensé à garder ce sujet pour plus tard. Mais à partir du moment où mon cerveau commence à cogiter, il n’y a plus moyen de l’arrêter. Alors je me suis lancée dans cette incroyable aventure. J’ai commencé à lire pour déterminer mon champ romanesque : à partir de quels objets j’allais bâtir mes enquêtes fictives, à quels personnages de déportés ils appartiendraient et quelle serait l’histoire de chacun. Dès le début, ce qui me passionnait c’était que je savais que mes personnages garderaient une part de mystère. Que je ne pourrais composer de chacun d’eux qu’un portrait en pointillés. Car les traces ne nous révèlent pas tout de leur vie, et encore moins de leur psyché.
Qu’abritent au fond ces archives appelées au début Bureau central de traçage et nommées ensuite International Tracing Service ?
C’est un centre d’archives très particulier, qui a été créé juste après la guerre par les Alliés, au départ pour retrouver les disparus de cette guerre. Les archivistes (qui jusqu’à très récemment n’avaient pas reçu de formation d’archivistes, et dont les premiers étaient souvent d’anciens déportés, des « personnes déplacées » qui apprenaient leur métier sur le tas) mènent de véritables enquêtes à partir des traces (le centre abrite des dizaines de milliers de linéaire d’archives de la guerre ou de l’après-guerre) pour déterminer ce qui est arrivé à telle ou telle victime de la persécution nazie, sur la demande des proches. Le centre d’archives avait aussi hérité de milliers d’objets retrouvés dans certains camps de concentration. Des objets sans valeur marchande, mais évidemment avec une immense valeur symbolique et affective. En 2016, la directrice du centre a décidé qu’il était temps de les restituer aux descendants de leurs propriétaires déportés, si on arrivait à les retrouver (car ils sont éparpillés dans le monde entier). Ce sont des enquêtes particulières, puisque les descendants n’ont rien demandé. Un jour, on les contacte pour leur demander s’ils veulent récupérer un ou plusieurs objets d’un membre de leur famille. Il peut arriver qu’ils ignorent qu’il ou elle a été déporté(e).
Ce travail renvoie au titre tellement suggestif de votre roman : Le bureau d’éclaircissement des destins. Que signifie-t-il ?
L’éclaircissement des destins, c’est le nom d’une des missions des enquêteurs d’Arolsen, « La mission de recherche et d’éclaircissement des destins ». Je trouve cette expression très belle et parlante, parce qu’on fait la lumière sur ce qui est arrivé à une victime. On « éclaircit » son destin. Avec l’enquête vient donc une forme de lumière, qui peut aider à pacifier cet héritage pour les descendants, ou en tout cas les aider à se relier aux disparus. J’aimais que la lumière soit dans le titre. C’est comme un programme, une direction. Pour ne pas que le titre soit trop abstrait, j’ai ajouté le mot « Bureau ». Parce que c’est un lieu précis, où l’on mène des enquêtes très particulières. Et l’histoire de ce lieu a aussi son importance dans le roman.
Arrivée à ce poste par le hasard d’une recherche d’un poste de travail, Irène Martin va rapidement se voir confier donc cette mission. Pourriez-vous dresser le portrait de cette femme ?
Irène, quand on fait sa connaissance, travaille depuis une trentaine d’années à l’International Tracing Service. Mais très vite, on découvre qu’elle est venue vivre en Allemagne très jeune, qu’elle s’est mariée avec un Allemand et que peu après son mariage, elle a répondu à une petite annonce du centre d’archives, ignorant tout de ses missions. Petit à petit, ce travail d’enquêtrice est devenu une vocation, et on apprendra dans le roman comment il a fini par dynamiter son mariage. Irène est une sorte de « Sherlock Holmes » des archives, à la fois tenace et intuitive. Mais elle a aussi appris à ses dépens que son travail pouvait ravager la vie des autres, et ça engendre une forme de fragilité chez elle. Elle ne veut pas rencontrer les descendants et se cantonne aux enquêtes dans les archives. Or, la mission de restitution des objets va l’obliger à sortir de ce confort, et à prendre le risque de certaines rencontres.
Un article américain avait titré en parlant de l’ITS comme d’un « roman policier à l’envers ». Seriez-vous d’accord de nommer ainsi le travail du personnel de cette institution ? Et, si oui, qu’y a-t-il de si particulier de rendre un objet à un héritier de la personne qui l’a porté à travers ses pérégrinations dans l’enfer des camps de concentration ?
Parler de « roman policier à l’envers » est évidemment simpliste et un peu racoleur, mais ce n’est pas tout à fait faux. On sait dès le début qui a commis le crime, et ce qui importe c’est ce qui s’est passé, où, et ce qu’il est advenu de la victime. Dans ce roman j’ai utilisé les ressorts du roman policier et du suspense, mais ce que je voulais, c’était mettre mon projecteur sur les victimes. Pas seulement dans leur statut de victime mais aussi recomposer une histoire qui dépasse la guerre. Dans un polar, on s’intéresse surtout à l’enquêteur et au criminel. Moi je voulais qu’Irène soit moins importante que les gens qu’elle rencontre, que ceux sur qui elle enquête. Que ce soient eux qui soient éclairés.
Rendre un objet à un descendant, c’est rendre un peu de la personne disparue. L’objet représente celui ou celle qui n’est plus. Il témoigne de sa vie. La deuxième guerre mondiale a brisé les filiations. Dans certaines familles, l’arbre généalogique se résume à des vides, et à des silences. Permettre à quelqu’un de se relier, même si on le fait au moyen de petites traces de rien du tout, c’est essentiel. C’est une goutte d’eau dans l’océan des massacres et de la destruction, mais pour les descendants, c’est très précieux.
Dès lors, Irène pourra mettre des visages sur des personnes dépossédées de toute trace d’identité à l’aide de ces objets qui se couvriront d’une aura d’humanité ultime. Ce sont, dit-elle, « des objets sans valeur marchande », « du précieux qui ne pèse pas ». Combien compte cet inventaire et pourquoi les appelle-t-on « des objets en souffrance » ?
On dit que des objets sont « en souffrance » quand ils n’ont pas retrouvé leurs propriétaires, ou leurs destinataires. Rachel Auerbach, survivante du ghetto de Varsovie et membre du groupe clandestin d’Emanuel Ringelblum, dit que ces objets sont « avilis » par ceux qui les ont volés, qu’ils ressemblent à des « corps non enterrés. » Les objets qui sont au centre d’archives d’Arolsen sont humbles, sans valeur marchande. Mais ils sont vecteurs d’émotions, ce sont des objets que leur propriétaire chérissait assez pour les emporter avec lui (quand il a eu cette chance) en déportation. Des montres, des alliances, des bijoux de pacotille, des photos, des portefeuilles… Des traces humbles et très émouvantes. Parfois les dernières de ceux qui ont disparu.
À la fin, Irène réussira à mettre un nom, souvent un visage sur les gens ayant traversé la cruauté des camps, et les transmettre à leurs familles. Précisons que l’action de votre roman se passe en 2016. Comment se passe cette confrontation générationnelle (« Les nouvelles générations veulent savoir ») et que dit-elle de l’Histoire récente (acceptation, refus, peur, remise en question) ?
Je crois que la réaction de chaque descendant est différente, dans la réalité comme dans mon roman. Certains sont très heureux qu’on leur rende un peu de leur héritage, à travers ces objets d’une personne disparue. D’autres refusent cet objet, et l’histoire qui va avec. Peut-être parce qu’ils en ont peur. Il faut dire que ce n’est pas simple, quand cette histoire-là fait irruption dans leur vie. Elle charrie avec elle beaucoup d’obscurité, parfois des secrets de famille qui peuvent être douloureux. Dans mon roman, je voulais donner une place à la réaction de chaque descendant, mais elle peut évoluer avec le temps. Il faut du temps pour accepter cette part d’héritage…
Essayons de descendre dans l’enfer des camps, surtout de celui de Treblinka. Tout y est au grand jour : la machine de destruction, le zèle destructeur et la force criminelle, la négation immédiate et définitive de toute trace d’humanité des victimes, jusqu’à parler d’un « peuple assassiné ». Et pourtant, des témoignages parlent de la volonté « de renaître à la vie » de la part des détenus, mais surtout de leur courage d’affronter leurs bourreaux. Comment devons-nous comprendre cette dualité antinomique, comme s’il s’agissait de deux mondes différents, de la mort et de la vie ?
Il nous est difficile de comprendre ce qu’ont traversé les déportés, en particulier les rares d’entre eux qui ont survécu aux centres de mise à mort. Ceux que Claude Lanzmann appelle « des revenants », pour les distinguer des survivants. Même en lisant les témoignages qu’ils nous ont laissés, il y a quelque chose qui échappe à notre perception. Ce qu’ils ont vécu, nul ne peut se le figurer. C’est pourquoi mon personnage de Lazar, qui survit à la machine de mort de Treblinka et participe à la révolte des détenus, me demeure en grande partie mystérieux. Quand je pense à lui, je pense à cette phrase qu’un survivant du ghetto de Varsovie dit à Claude Lanzmann dans Shoah : « Si tu pouvais lécher mon cœur, tu tomberais empoisonné. » J’aime Lazar, mais j’ai le sentiment que je n’ai fait que le chercher, tourner autour de lui sans jamais le rattraper vraiment. Ils ont côtoyé la mort de si près qu’il leur a fallu un instinct de vie très puissant pour survivre, un courage inouï pour se révolter. Mais ils sont changés à jamais, ils ne peuvent pas être réparés. Il y a aussi cette phrase de Charlotte Delbo, qui est valable pour d’autres personnages de mon roman : « Elle est rentrée chez elle, elle n’est pas rentrée dans la vie. »
Permettez-moi un détail qui a attiré mon attention tout au long de ma lecture. Il s’agit d’une absence, d’un repli de la nature dans la tristesse continue d’un temps morne, pluvieux, neigeux, d’un ciel qui se cache sans cesse dans le passé des camps et dans le présent de la narration. Pensez-vous que le fil narratif exigeait ce décor, qu’il répondait à l’état d’âme de vos personnages, peut-être même à vous-même en train d’écrire ?
Une grande partie du livre se passe à l’automne et en hiver, parce que la mission de restitution des objets commence à l’automne 2016. Mais la neige, le vent, la nuit qui tombe vite correspondent bien au temps de l’enquête. Et sans doute aussi à celui de l’écriture de ce livre, qui a été comme une longue période laborieuse et patiente. Et puis au moment où Irène commence à retrouver les descendants, le printemps arrive et la lumière s’installe dans le roman au fil de ces rencontres, ainsi qu’une forme de douceur.
Vos personnages impressionnent par leur humanité, leur incroyable destin et leur force de caractère. Quelles ont été les ressources nécessaires à l’équilibre sans doute délicat entre fiction et réalité historique alors qu’il s’agit, selon vous, de personnages fictifs, même si vous tenez à préciser le rôle très important du travail de documentation nécessaire à l’écriture de votre roman ?
Je tenais à ce qu’on ait le sentiment que tous mes personnages auraient pu exister, aussi ai-je pensé longuement et précisément à chacun d’entre eux, pendant près de trois ans. Pour ce roman, j’ai lu près de deux cent livres (essentiellement des livres d’historiens et des témoignages), j’ai passé un temps infini à me perdre dans les archives numérisées d’Arolsen, j’ai visionné des dizaines de documentaires et lu une quantité astronomique d’articles, parce que, même si c’est un roman, je voulais avoir la plus grande rigueur historique possible et imbriquer mes personnages dans la réalité de leur époque. Par exemple Sabina, la rescapée de Ravenbrück, n’a pas existé mais les Kaninchen, ces jeunes résistantes qui ont servi de cobayes pour des expériences, ont existé. Leur révolte et leur sauvetage sont véridiques.
Toujours en lien avec vos personnages, il faut noter le choix très attentif de leurs prénoms dont l’étymologie et la typologie en disent long sur leur caractère. Irène, la paix, la sérénité, Lazar, le ressuscité des morts, Eva, Wita, la vie, etc. Cette charge symbolique participe de manière forte à leur construction et à ce qu’ils incarnent. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
J’ai choisi Irène, Wita et Lazar pour leur symbolique. Par contre, Eva s’est imposée à moi et ce n’est que plus tard, en imaginant sa rédaction dans les archives du ghetto, que je me suis souvenue que son prénom voulait aussi dire « vivante ». Et ça m’a beaucoup émue, parce qu’à ce moment-là, on sait qu’elle est la seule survivante de sa famille (à l’exception de ses cousins qui ont pu fuir à temps). J’ai donné ce prénom à Irène parce que voulais qu’elle soit mue par le désir d’apporter une forme de paix aux gens qu’elle rencontre, en particulier aux descendants. Même si elle échoue parfois, si elle peut être maladroite ou brutale, ce prénom lui fixe un idéal. Pour Lazar, il revient bel et bien d’entre les morts, pour vivre une « deuxième vie » qui garde une grande part de mystère. Quant à Wita, je lui imaginais dès le départ cette force de vie, cette présence presque intimidante. Alors même que le lecteur la rencontre à l’instant où elle va mourir. Je suis très sensible aux noms des personnages et à leur symbolique, je les choisis rarement au hasard. Parfois ils s’imposent à moi.
Irène pense que sa mission a aussi une valeur de témoignage pour les générations d’aujourd’hui. Il s’agit d’un frisson qui traverse à la fois sa pensée et les pages de votre livre. Dans quelle mesure ce livre est, selon vous, d’une brulante actualité ?
Je crois que tout ce qui résiste à la destruction et à l’effacement des victimes est essentiel. Pendant que j’écrivais ce roman, Poutine a envahi l’Ukraine. Et la guerre qu’il y mène est aussi une guerre d’anéantissement, de destruction systématique des populations. Les viols et les tortures, les bombardements et l’assassinat des civils, le rapt d’enfants sur le territoire ukrainien, tout ça fait malheureusement écho aux thématiques de mon roman. La résistance admirable des jeunes filles et des jeunes garçons en Iran, et leur courage, font écho à celui des résistantes de Lublin dont j’évoque la révolte à Ravensbrück. Je voulais que ce roman soit une histoire du présent et des traces du passé dans ce présent, mais je ne me doutais pas qu’il résonnerait autant avec le moment complexe que nous vivons. Pour écrire ce livre, j’ai rencontré des gens qui s’emploient à faire vivre la mémoire des victimes, et pour qui cette mémoire est un testament vivace. Certains sont très jeunes et ce travail sur le passé les aide à vivre leur vie, inspire leurs combats d’aujourd’hui. Je voulais que mon livre soit tourné vers eux, et vers l’espoir qu’ils incarnent.
Propos recueillis par Dan Burcea
Photo de Gaëlle Nohant : © JF Paga
Gaëlle Nohant, Le bureau d’éclaircissement des destins, Éditions Grasset, janvier 2023, 416 pages.