Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire de janvier 2023 – Bénédicte Flye Sainte Marie, «Je suis née au son du violon»

 

L’écrivaine et journaliste Bénédicte Flye Sainte Marie publie aux Éditions Infimes un récit biographique, Je suis née au son du violon, dans lequel elle retrace la vie extraordinaire et si peu connue de la violoniste française Camille Urso qu’elle qualifie comme étant « la première féministe de l’Histoire de la musique ». Au-delà de l’aspect proprement biographique, elle retrace, comme le laisse entendre ce sous-titre, le combat de cette femme d’exception de la fin du XIXe siècle pour l’ascension des femmes aux rangs de musiciennes instrumentistes dans un monde dominé par les hommes. Nombreuses sont les formules qu’elle utilise pour traduire cette situation, dont citons ici quelques-unes : « des histoires qui semblent venir d’un autre âge », « un océan d’embûches ». Qui était Camille Urso et quel a été son combat ? Quelle trace a-t-elle laissé dans l’histoire de la musique et pourquoi est-elle si peu connue en France ? C’est ce que nous allons savoir grâce à cet entretien.

Pour commencer, pouvez-vous nous dire qui était Camille Urso ?

Camille Urso est née à Nantes, en 1840. Son père, qui a émigré en France quelques années avant sa naissance, venait de Sicile et jouait de la flûte et de l’orgue. Sa maman était quant à elle chanteuse soprano et se produisait aussi bien au sein de chœurs religieux que sur des scènes beaucoup plus profanes.

Très tôt, Camille a une révélation.  Voici la description que vous faites de cet événement : « Assise, minuscule, dans la tribune qui surplombait le chœur de l’Église Sainte-Croix, la petite fille se sentit happée, comme si un gouffre s’ouvrait sous ses pieds ». Que se passe-t-il dans la tête et le cœur de cette enfant de sept ans ? Quel est cet événement qui va la marquer à vie ?

Je pense que cette petite fille, qui a pourtant été immergée dans la musique dès son plus jeune âge, éprouve à ce moment-là une sorte d’appel irrésistible. En entendant cette Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach interprétée au violon, quelque chose se déclenche en elle, la certitude que cet instrument va devenir sa passion, son métier et sa vie. C’est troublant de voir poindre ce genre de vocation chez une enfant si jeune. Et ce qui l’est encore plus, c’est que des décennies plus tard, Maud Powell aura le même inéluctable coup de foudre en écoutant Camille et qu’elle deviendra par la suite la plus grande violoniste américaine de son époque. Il y a une sorte de répétition et de transmission.

Les souvenirs de ses premiers cours de violon à Nantes, sa ville natale, sont très forts : discipline et travail acharné sont les deux exigences auxquelles Camille répond avec une maturité et une patience impressionnantes. Quelles traces va laisser cette période dans sa pratique ultérieure du violon ?

Au départ, Camille n’a pas suivi d’enseignement au Conservatoire de Nantes mais des cours particuliers auprès de Félix Simon, qui était le premier violon du théâtre Graslin à Nantes. Ce n’est qu’une fois installée à Paris qu’elle a intégré un Conservatoire. Et je crois qu’il lui est resté de cette période une extrême rigueur, une endurance et la capacité de remettre sans arrêt l’ouvrage sur le métier, de ne jamais cesser de vouloir se perfectionner, même quand elle était au sommet de son art.

Avec l’entrée au Conservatoire de Paris, commence la grande aventure de sa vie d’instrumentiste. Dès ces débuts, disons même avant cette entrée au Conservatoire de musique, le fait qu’elle est de sexe féminin pose problème. Quelle est la mentalité de cette époque concernant ce sujet ? Et pourquoi l’instrument qu’elle a choisi lui était refusé ?

Le XIXe siècle a été un siècle plein de paradoxes. D’un côté, il a été le terreau d’une incroyable révolution industrielle, la source de nombreux progrès techniques. De l’autre, on y a beaucoup bafoué les droits humains, notamment ceux des femmes. Ce qui était normal et convenable à l’époque, c’était en effet qu’une fille ou femme tienne et égaye son foyer mais certainement pas qu’elle ambitionne d’être musicienne professionnelle. En plus, on estimait que la gestuelle et la fougue qu’impliquait le fait de jouer du violon n’était pas compatible avec la physionomie féminine, que cela déformait le visage, que c’était laid, voire obscène…

Difficile de tracer pas à pas la carrière qui va s’en suivre dans la vie de Camille Urso. Essayons d’évoquer quelques repères majeurs. D’abord, son début aux États-Unis où elle se rend accompagnée de son père. Que pouvez-vous nous dire du début de cette longue aventure et en quoi, si tôt, Camille réussira à conquérir le public américain ?

Il y a selon moi trois ingrédients qui ont permis à Camille de goûter si vite à cette gloire explosive, d’abord évidemment ses aptitudes hors norme, sa virtuosité, le fait qu’elle ne se contentait pas d’exécuter ses partitions mais qu’elle les transcendait. Mais il y avait aussi une fascination à ce moment-là pour les petits prodiges de la musique classique. On pourrait appeler ça « l’effet Mozart ». Enfin, on retrouvait un immense appétit d’art et de culture dans ce Nouveau Monde qui comptait bien rivaliser avec la vieille Europe. Camille Urso y a répondu.  

Pendant de longues années et jusqu’à la fin de sa vie, elle va faire le tour du monde enchantant le public par sa musique. De l’enfant prodige à l’instrumentiste accomplie et adulée il y a un si long chemin parcouru. S’il fallait retenir quelques moments de cette gloire vécue dans sa carrière, lesquels souhaiteriez-vous évoquer, le tour des Etats-Unis, les concerts au Canada, en Australie ?

Oui, on peut évoquer ses premières tournées en Australie et en Nouvelle-Zélande, qu’elle a effectuées à l’orée des années 1880. C’était insolite car très peu d’artistes, même les plus célèbres, s’aventuraient jusqu’à ces antipodes. Et je mentionnerai également l’incroyable prouesse qu’a réalisée Camille à San Francisco en 1869. Pour sauver de la ruine la bibliothèque de la ville, elle a livré pendant cinq jours de gigantesques concerts aux cotés de milliers d’autres musiciens et choristes, spectacles qui ont pu rassembler lors de certaines représentations plus de dix-huit mille spectateurs. C’est digne des superproductions d’aujourd’hui !

En lisant votre récit biographique, une image ressort comme une évidence : Camille incarne fidèlement ce que l’on appelle communément une star. Comme une étoile, elle est apparue sur le ciel musical de cette fin du XIXe siècle et a brulé sans repos jusqu’à la fin de sa vie. Cette vie s’est pourtant déroulée à l’encontre des préjugés de l’époque. Quels ont été ces obstacles qui à ce stade sont beaucoup plus ardus que les réticences de ses professeurs du Conservatoire de Paris ?

Après avoir fait effectivement voler en éclats deux premiers plafonds de verre, qui étaient donc qu’on la laisse jouer du violon en dépit de son sexe puis qu’on accepte son entrée au Conservatoire de Paris dans les classes de violon – car une règle tacite voulait qu’on n’y intègre que des garçons –, elle a bataillé pour que l’on considère sa musique par le prisme de son excellence et non celui de son genre. Elle a aussi résisté au diktat social qui voulait qu’on doive cesser sa carrière une fois mariée.  

En ce sens, le combat de Camille Urso a été précurseur à plusieurs points de vue, de la scolarité musicale des jeunes filles, jusqu’à leur accès comme solistes ou membres des orchestres. Peut-on dire qu’elle est, comme vous le mentionnez dans le sous-titre, une des premières féministes de l’Histoire de la musique ?

Oui, ce n’est dans la dernière décennie de sa vie qu’elle a eu une prise de parole engagée sur le sujet, en défendant la cause des femmes musiciennes lors d’un discours qu’elle a prononcé lors de l’Exposition Universelle de Chicago en 1893 Mais par ses actes, son refus de se plier aux carcans, en luttant contre les préjugés, elle a été féministe bien avant de l’exprimer publiquement.

Un autre aspect auquel elle tient beaucoup est celui de la transmission de son art à travers des cours de musique. Camille gardera toute sa vie ce désir de transmettre ce que ses professeurs lui avaient offert pendant sa scolarité à Paris. Ne pensez-vous que cette volonté de transmission est un signe de sa grande humanité ? Comment l’interpréter sinon que par ce don de soi ?

Effectivement, Camille, qui avait bénéficié de la maestria et des conseils d’enseignants comme Joseph Massart à Paris se sentait dépositaire de cet héritage. Alors, même à des périodes où elle travaillait beaucoup, où elle était submergée par les concerts, elle a tenu à continuer à diffuser ce qu’elle avait appris.

Avec les nombreuses citations que vous donnez – ce qui est une image de votre sérieux travail de documentation – on est interloqué de voir se manifester au grand jour une si puissante tendance machiste de la part des hommes prêts à jurer sur l’infériorité de la femme musicienne, et même de la femme, tout court. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Oui, il y a eu un glissement dans la seconde moitié du XIXe siècle, lorsque l’action des femmes et des féministes a commencé à se structurer. On les considérait auparavant comme des potiches, des êtres de second plan. Elles sont soudain devenues « dangereuses » aux yeux de certains, qui se sont sentis menacés. D’où la véhémence des écrits de certaines personnalités comme Herbert Spencer qui considérait que « la femme artiste est un monstre dans la nature » ou Guy de Maupassant qui estimait que « les femmes n’ont jamais eu et n’auront jamais le sens divin de l’art »

Même après sa mort, dites-vous, Camille sera privée « de toute expression personnelle et redevint uniquement l’épouse de son mari ». Faut-il croire que cette négation est si tenace et capable de durer même après la mort de cette femme d’exception ?

Je dirais plutôt qu’elle s’est aggravée après son décès. Parce qu’en tant que femme, Camille avait dû déployer davantage d’énergie que ses homologues masculins pour « exister » et obtenir une reconnaissance au sein de sa profession. Une fois disparue, les historiens de la musique l’ont purement et simplement gommée, comme beaucoup d’autres femmes instrumentistes et compositrices. Et on ne dispose malheureusement pas d’enregistrements de ses prestations qui auraient pu parler pour elle.

Vous affirmez que finalement Camille a réussi son pari d’ouvrir le chemin des femmes vers la musique classique. Est-ce que c’est le cas pour les musiciennes d’aujourd’hui ou le chemin à parcourir est encore long ? D’ailleurs, permettez-moi en conclusion de revenir à une question posée en introduction et qui est tout à fait justifiée : comment se fait-il que Camille Urso soit si peu connue en France, son pays natal ?

La situation n’est plus la même, mais certains freins demeurent. On n’empêche plus les filles de se lancer dans des études musicales, mais leur parcours est néanmoins plus complexe à mener que celui des garçons, une fois qu’elles en font leur métier. Elles sont moins nombreuses dans les orchestres professionnels, elles sont moins fréquemment solistes… Et certains instruments restent très genrés, comme la harpe ou les vents. Quant à l’effacement de Camille, ici en France comme aux Etats-Unis d’ailleurs, il est dû au fait que l’Histoire se fait à partir des choix et des orientations de ceux qui l’écrivent et la racontent et que longtemps, ceux qui en ont été les artisans ont été exclusivement des hommes. Consciemment ou pas, ils ont privilégié dans leur récit les réalisations des hommes. Ça porte même un nom, la mentrification. Or, Camille, son talent et ses combats méritent toute leur place dans la lumière.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Bénédicte Flye Sainte Marie : ©Amandine Gombault

Bénédicte Flye Sainte Marie, Je suis née au son du violon, Éditions Infimes, 185 pages.

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