J’aimerais avoir les idées claires, vous dire que tout ira bien, que j’ai des réponses. Mais je suis comme tout le monde ou presque dans cette histoire, je suis perdue.
J’essaie de me raccrocher aux faits, de lire les réflexions de Boris Cyrulnik ou Yuval Harari. Ce que nous pensions impossible, se déroule sous nos yeux. Le monde hiberne au printemps, l’économie est à l’arrêt, les rues désertes, l’humanité face à elle-même. Trois milliards de personnes confinées. Trois milliards ! Et ce n’est pas fini. Nous souffrons de nos débordements et comme de jeunes enfants, nous sommes enfermés dans nos chambres pour réfléchir à ce que nous avons fait. Je déteste les discours moralisateurs, mais avouez qu’ici, le parallèle est tentant.
Boris Cyrulnik expliquait que cette catastrophe (et le terme est bien choisi, mieux que « crise » qu’une négociation et des résolutions suffisent à colmater) n’était pas la première, que certaines des précédentes avaient conduit à l’extinction d’une espèce, que des épidémies plus terribles étaient nées, comme celle-ci, de la soif de profit et de trop de mobilité. Une fois encore, le phénomène se répète. Un virus qui viendrait du Pangolin, Africain, vendu à des prix déraisonnables en Chine où il est consommé par goût et pour ses vertus thérapeutiques (m’a-t-on dit). Un virus exporté partout dans le monde parce que nous sommes des millions à voyager chaque jour de pays en pays. Profit et mobilité donc.
Cette maladie tue d’abord les plus faibles d’entre nous, les personnes âgées, malades, celles dont un organe dysfonctionne, celles que la société a essoufflées, abimées, celles qui n’ont pas les moyens de faire des réserves de nourriture, ni d’être confinées quelque part, celles qui sont seules. La maladie nous étouffe, comme asphyxiés par la course folle de notre société vers la performance, le toujours plus, plus vite, plus fort. Un mal microscopique, invisible à l’œil nu, une idée presque, a le pouvoir de tout renverser, nos « géants » politiques, nos croyances, l’ordre établi. J’écris depuis toujours pour trouver un sens à l’absurde de l’existence… J’ai à présent de quoi faire pour un moment.
Les questions m’assaillent. Nous vaincrons la maladie, oui, et il n’y aura au final qu’un nombre limité de morts mais que restera-t-il de nous, nos habitudes, nos systèmes ? Quelle économie ? Quel quotidien après que chacun ait goûté au télétravail ? Quelles rémunérations après cette leçon d’humilité où seuls ceux essentiels à nos vies restent actifs ? Sommes-nous prêts, capables de tout remettre à plat ? J’entends déjà les grands débats idéalistes, les haut-parleurs des manifestations de l’après… Les grands idéaux qui ne mènent bien souvent qu’aux affrontements, parfois aux guerres… Bien sûr, dans les jours qui suivront notre « libération », on s’embrassera, on dinera un soir ou deux au restaurant, mais très vite, les désillusions se rappelleront à nous, les difficultés des faillites, des deuils, des habitudes et repères perdus. Comme dans l’après-guerre, parfois plus dur que la guerre, parce que pendant le combat, on espère, ensuite il faut faire avec. Je ne suis pas optimiste, je ne l’ai jamais été, c’est pour moi la seule façon de vivre, considérer le monde, l’humain tel qu’ils sont et y déceler de la beauté malgré tout. Trouver que la vie est miraculeuse quand il y a tant de façons de mourir. Se rendre compte que la lumière ne jaillit jamais mieux que de l’obscurité.
Je n’ai pas de réponses alors je me raccroche à ce que je sais, ce qui m’apaise. J’ai longtemps espéré dans ma vie que le monde autour s’arrête, parce que je n’avais pas les codes, les armes, et que je ne savais pas courir comme les autres. Aujourd’hui c’est chose faite. Nous sommes ensemble dans cette immobilité forcée. Nous voyageons sur place, un voyage en nous-même qui, si nous nous y prenons bien, pourra durer toute notre vie. Une thérapie imposée, un confinement dans la vérité, crue, sauvage. Le vide abyssal. Plus de coiffeur pour teindre des cheveux blancs, plus de botox, plus d’excuses pour fuir son foyer. Désormais on ne peut plus échapper aux effets du temps, disparus les filtres et la superficialité. J’aime ça.
Je ne sais pas ce que sera demain mais aujourd’hui, j’ai le temps de regarder ma fille jouer, le temps d’apprécier ce que j’ai construit. Ranger, ordonner, les placards comme mon esprit, l’un entrainant l’autre. Je suis Sarah, cette enfant rêveuse et bavarde, cette ado complexée, cette femme volontaire et souvent déçue mais qui continue. Je connais les faits, les dates, les conséquences du chemin, je ne juge plus, j’accepte. Demain je ne sais pas, mais aujourd’hui, pour une fois, je suis dans l’ici et maintenant, et c’est déjà pas mal.
Sarah Barukh est née en 1980. Elle a travaillé dans la production audiovisuelle, a écrit pour la télévision et la radio. Elle est l’auteur de Elle voulait juste marcher tout droit (prix Lions Club et MJLF 2017), Le Cas zéro (prix du Roman d’Entreprise et du travail 2019) et Envole-moi.