Antoine Wauters – Mahmoud, le poète face la violence de l’Histoire

 

Convoquer la figure du poète pour tenter de trouver comment sortir d’un rêve « dont personne n’a la clé » dans un monde où « écrire demande folie et foi » est pour Antoine Wauters un exercice intense et jubilatoire, attentif au plus sensible battement des ailes d’une lumière qui se reflète sur le visage d’un homme conscient que « trop près du réel on meurt, et trop loin aussi ».

C’est ainsi que l’on pourrait résumer le livre-élégie écrit en vers libres Mahmoud ou la montée des eaux que l’auteur liégeois qui nous avait déjà enchanté avec ses précédents romans nous propose à cette rentrée littéraire. Son héros, Mahmoud Elmachi, professeur de lettres et poète dans la Syrie des El Hassad père et fils, mais aussi de la période où d’une partie du pays a été envahi par Daech, vit au bord du lac du barrage de Tabqua sur l’Euphrate, construit entre 1968 et 1973 et surnommé « le barrage de la révolution ».

Des révolutions Mahmoud en a connu plusieurs car sa génération comme celle de ses trois enfants tenteront dans une continuité quasi naturelle de s’opposer aux dictatures successives et à leur lot de violences. D’abord lui-même, accusé de propagande contre le régime, il écope de trois ans de prison qui vont laisser des traces sur son envie de vivre et son écriture. Ses poèmes, dira-t-il, « ne sont pas des poèmes/Ce sont des vers remplis de peur,/et de rage et de peine » arrimés à sa mémoire comme ce sera plus tard sa barque sur le bord du grand lac dont l’étendue deviendra avec les années la frontière entre le passé et le présent, entre la mémoire et la vie, et finalement entre la vie et la mort.

La symbolique des eaux ne joue pas ici le rôle de source régénératrice de vie, elle est plutôt une séparation entre deux mondes coupés à jamais entre eux. Lors de la construction du barrage, le régime avait délibérément décidé d’ensevelir le village de Mahmoud, et avec lui toute un monde, avec la mosquée, le café et toutes les habitations. On comprend mieux l’obsession du vieux poète de plonger dans les profondeurs avec l’espoir de revoir ce monde disparu. « Je retourne sous l’eau, descends vers le café Farah/dont il ne reste plus rien./Qui sait si ce que je vois, un autre le verrait ? » – écrit-il pour finir par cette conclusion qui peut être interprétée comme un des thèmes essentiels de ce roman : « Je suis dans la mémoire des choses ».

Avec cette phrase, Antoine Wauters atteint l’objectif essentiel de son récit, celui de consigner l’Histoire et de sonder la part d’humanité qui, obligée de se retirer de la vie publique, continue à couler comme un fil fragile dans les veines de ceux qui continuent à s’interroger comme Mahmoud sur la beauté du monde. À quoi sert la vie si elle est belle mais vide, se demandera-t-il et quel sens donner à la liberté dans un régime qui veut transformer les gens « en moutons doublés de pauvres ignares ».

L’expérience tragique de l’opposition à la dictature sera vécue avec la même douleur mais avec plus de détermination par la génération des enfants de Mahmoud et Sarah. Émouvante est la question que se pose le père devant la volonté de combattre la dictature de sa fille Nazifé : « Mais qu’est-ce que la volonté d’un père/contre la soif de liberté d’un enfant ? »

L’image de la montée des eaux que l’auteur met en premier plan dans le titre de son roman a, comme il fallait s’y attendre, une multitude de significations. D’abord, son lien avec la réalité historique et avec la mainmise de l’État islamique dans cette région de la Syrie, ensuite avec la menace qui a pesée sur la région liée à l’effondrement de ce barrage.

Au-delà de cela, comment ne pas remarquer cette sensation de suffocation, d’asphyxie, d’immersion de l’être humain dans les eaux profondes de la répression et de la déshumanisation dont les deux régimes baasistes en sont le triste symbole, auquel s’ajoute la guerre imposée par Daech.

Devant cette vaste noyade dans les eaux de l’Histoire, le poète Mahmoud Elmachi rappellera son combat : « Toute ma vie, j’ai écrit parce que je souffrais de voir / se briser ce pays : celui des rêveries de l’enfant. / Toute ma vie, je l’ai passée à me battre pour conserver / le privilège de pouvoir respirer auprès de vous. » Écrire est pour lui non pas un geste fugitif contre l’instant errant, mais « comme une braque/entre mémoire et oubli ».

Antoine Wauters donne ainsi à l’acte de l’écriture sa plus haute et noble définition capable de nous révéler la force qu’elle possède de rendre compte à la fois du désir inaliénable de liberté que traverse les générations et de la capacité de donner à la mémoire la volonté de vaincre et de transcender l’oubli. Le mirage de l’étendue aquatique qu’obsède Mahmoud et l’appel à s’immerger dans les profondeurs du passé, sans aucune espérance de retrouver le bleu du ciel d’antan, résonne chez-lui comme un signal devant les dangers qui guettent à tout moment notre humanité. L’invocation adressée aux mots capables d’exorciser nos peurs est encore une fois édifiante : « La double porte du rêve et du souvenir,/il n’y avait que les mots pour l’ouvrir./Et m’aider à tenir le coup. /Seuls eux me tendaient la main ».

N’est-ce pas cela la vraie mission de la littérature – nous demanderait-il – celle d’être une bouée de sauvetage devant tous les dangers et de tous les égarements de l’Histoire ?

Dan Burcea

Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Éditions Verdier, 2021, 144 pages.

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