Cette drôle de pandémie qui nous oblige à être confinés à la maison et qui fait peur à la mappemonde entière a fait ressortir ce qui était de meilleur ou de pire en nous-mêmes.
Ça dépend de chacun.
Comment ai-je passé ces jours-ci ? Exactement comme l’année dernière ou comme les deux ans auparavant. J’ai travaillé. J’ai continué à vivre. Et, dès que je me suis sentie fatiguée, j’ai fermé mes yeux pour plonger dans mes souvenirs, comme dans une plongée. Je me suis nourrie d’histoires anciennes. Cela me permet de continuer à sourire.
Une de ces histoires est celle de Margot que je partage avec vous :
Margareta. Margi. Petite tante Margareta. La folle. L’ivrogne de notre rue. Celle qui roulait les r. La Française. « La femme à la bouteille ». Je la revois comme si c’était hier, complètement bourrée, assise sur les marches de son logement social, les jambes écartées (je tournais effrayée mon regard), pied-nus même pendant les matinées fraîches de novembre, en train de siffler un liquide semblable à du poison dans des bouteilles dégueulasses qui me faisaient peur. Je n’avais pas peur d’elle, mais de ses bouteilles, ça oui. C’est quelque chose que je ne peux pas expliquer… J’y renonce donc, et ce sera mieux ainsi. Qu’il reste inexpliqué, passé sous silence.
Margareta avait les cheveux crêpus, en boucles (« Des cheveux qui n’ont pas connu le peigne depuis des lustres ! » disait ma grand-mère avec son sourire propre à Bihor, son lieu d’origine).
Margot… Au milieu de ces rides, des replis et des tresses bien torsadées, son regard te fixait d’une manière incroyable. Ses yeux verts, vifs, énormes te brulaient et te glaçaient à la fois. Ses yeux. Ses yeux qui m’ont poursuivie tout ce temps depuis, comme s’ils avaient des jambes et des bras.
Elle habitait dans une petite chambre de deux mètres carrés, collée à la cordonnerie de l’oncle Orăseanu. C’était un ancien petit entrepôt transformé plus tard dans un magasin juif qui vendait avant la guerre des raisins de Corfou et du café. Personne ne s’en souvient aujourd’hui.
La petite chambre ressemblait à sa propriétaire. Petite, étroite, comme la paume serrée d’une main, sale, les volets toujours rabaissés, la porte en vieux bois rongée par l’humidité, peinte dans les années ’40 en couleur grenat. Les voyous du quartier y écrivaient des saletés. Margareta les effaçait, sauf que le lendemain d’autres apparaissaient, encore plus salaces.
Je ne me souviens plus l’âge qu’elle avait à l’époque. Peut-être 50 ans, comme 120. On ne pouvait pas se l’imaginer jeune, comme une personne de 25 ans ou comme une jeune-fille. Impossible, selon son allure à cette époque, dans les années ’70. Un air inhumain. Une sorcière écorchée vive. La peau jaunie et rouge en même temps, édentée, pleine de rides comme une pomme mise à sécher. Elle était habillée dans une robe comme un sac, sans manches, d’une couleur qui n’existe pas en réalité (avait-elle été grise, ou verte, je ne sais pas). En hiver, elle mettait un manteau matelassé puant dont j’avais entendu qu’elle l’avait héritée d’un soldat russe dans les années ’45. C’est ce que mon grand-père, qui sait tout, m’avait dit.
Je ne l’ai jamais vue en train de manger. Sourire non plus. En revanche, lorsque quelqu’un lui offrait à boire, ses yeux devenaient tout aussi éblouissants que les guirlandes que mon père mettait dans l’arbre de Noël.
Tellement maigre que j’avais l’impression de voir son cœur battre à travers sa poitrine comme celui d’une colombe touchée par le plomb. Ses mains décharnées, ses longues ongles, cassées et noirs racontaient des histoires que sa bouche, avec sa langue et ses lèvres toujours humides, rondes et violettes, n’arrivaient pas à reproduire. « Ma petite Dana, viens, je vais te chanter quelque chose ! », me disait-elle.
J’allais l’écouter. Impossible de lui résister. J’allais quand elle n’avait pas de bouteille à la main. Seigneur Dieu, que c’était beau son chant ! C’était notre Edith Piaf de la rue Petru-Maior à nous. Elle avait une voix que je pouvais toucher avec ma main. Elle était ronde, réelle, couleur noir velours, comme une peluche. Elle n’avait pas une voix de gorge comme tout le monde, sa voix partait de ses entrailles. Elle chantait avec son corps, avec ses cheveux, avec son ombre. Malgré sa laideur. Malgré le mépris et les crachats de tout le monde. Injuriée à tort. Les notes de ma cantatrice ivrogne me prenaient dans leurs bras et me lançaient vers le haut comme mon père faisait avec moi quand j’étais petite. Tout mon chagrin disparaissait.
Que chantait Margot ? La vie en rose, sauf que moi qui ne comprenais pas ces paroles, j’avais l’impression l’entendre dire « lavi aroz » et « Padam, padam ».
J’aimais à la folie ces paroles de la fin : Padam… padam, padammmm. Je nasillais en même temps que ma chère ivrogne que je commençais à aimer de toutes mes forces de petite-fille et criais de tous mes poumons roses et vigoureux : Padaaaaam, Padaaaam, Padaaaammmmm.
Margot avait essayé plusieurs fois m’apprendre par cœur les paroles des chansons, mais qui diable arrivait à la comprendre ? Sans toutes ses dents et avec sa lèvre enflée et rosâtre (c’est ainsi que je la voyais) je n’arrivais pas du tout à comprendre ses paroles. Lorsque je montais sur le toit de la maison ou que je faisais des tours en vélo, en fredonnant mes chants patriotiques comme « Les aiglons de la patrie », « Le Peuple, Ceausescu –Roumanie » et « Bălălău » je n’oubliais pas de rajouter à la fin un « Padam-Padam » si fort que même ma grand-mère pouvait l’entendre de loin, depuis le Pont Basarab.
« T’as pas trouvé d’autres copines que celle-là ? me disputait ma mère qui ne comprenait pas ma drôle de fascination pour Margot. « Pourquoi pas de filles de ton âge ? Marinella ? La petite Claudia ? Monica ? Tu ne peux pas jouer normalement ? Tu passes toute ta journée chez le cordonnier, tu inhales l’odeur de néoprène et t’écoutes les âneries de cette ivrogne ! »
Quand elle était complétement ivre, Margot se disputait avec un homme invisible. Avec un fantôme. Elle seule le voyait. Tout ce que j’arrivais à comprendre c’était « Hans, Hans, purcoa, purcoa… jătem, jătem! » Elle balançait alors les bouteilles dans la rue en projetant tout autour des morceaux de verre. Je n’osais pas lui parler. Elle avait l’air d’un ouragan en furie.
Qui était en réalité Margareta ? Comment était-elle arrivée dans notre quartier ? Personne ne savait exactement. Mon père m’a raconté qu’elle avait été chanteuse à Paris, mais que, lorsque les Boches sont entrés dans la Ville Lumière, elle s’est enfuie avec un officier nazi dont elle était tombée follement amoureuse. Je l’écoutais étourdie : « Ma petite Dana, ta petite Margareta était si belle que le Boche a laissé tomber la Wehrmacht, Hitler et tout et tout… pour ses yeux. Il l‘aimaiiiiiit énormément. Ils l’ont attrapé et l’ont exécuté. Déserteur. Elle a réussi à retourner en Roumanie. Depuis cette époque des années 1945, les choses n’ont pas changé. Elle boit sans arrêt. Elle a l’alcool très dur. Elle boit plus que monsieur Goldman qui, il faut le reconnaitre, n’est pas un débutant ».
Grand-mère entendait et, comme d’habitude, elle glissait : Mmmm, que la sainte lumière épargne tes yeux, mon petit Georges, cesse de raconter des bobards ! Chanteuse, sa mère ! La petite Margareta est née dans le taudis de Groapa, son père était voleur de cheveux ».
Qu’est-ce qu’elle en savait ma grand-mère ? Rien !
Un jour, Margot est morte. C’était au mois de juin, juste avant les grandes vacances. Ma rue sentait les pétunias et le jasmin.
Elle avait trop bu. Tonton Orăseanu l’avait trouvée morte. Quand je suis rentrée de l’école, la police était là. Plus tard, j’ai appris ce qu’il c’était passé. « Elle était assise comme çaaaaaa, appuyée sur le pas de la porte, assise, une bouteille de vodka à la main. Comme si elle attendait quelque chose… », me racontait le cordonnier, en tapant délicatement avec son petit marteau le talon d’une chaussure.
« Elle avait les yeux grands ouverts. Apeurés. Je l’ai appelée, mais elle ne m’a pas répondu. Je l’ai secouée. Son corps s’était déjà refroidi. J’ai appelé la police. Regarde ce qui reste d’elle… » Et il me montre une vieille photo, sépia, pliée en deux et brûlée dans un coin. De la paume de l’oncle Orășeanu une femme terriblement belle souriait à côté d’un homme aux cheveux blonds, habillé en uniforme noir.
« C’est elle ? », lui ai-je demandé, en essayant de retenir mes larmes idiotes qui irritaient mes yeux à nouveau. C’était comme si je pleurais par les oreilles, jusqu’aux épaules.
Ouai ! C’est bien elle. À Paris avec son Boche. Moi, je me battais sur le front, je sacrifiais ma jeunesse dans les tranchées, j’ai une jambe plus courte depuis, pendant que celle-là s’amusait… Ce n’est pas du tout juste cette affaire, nom de Dieu ! »
Et, lentement, oncle Grigore prend une allumette et avant que je ne dise : « Donne-la-moi ! » il brule la photo.
J’ai couru jusqu’à la mairie et j’ai pleuré de toutes mes larmes. Je voulais CETTE PHOTO !!!
Depuis, je l’ai détesté. Je ne suis plus entrée dans sa boutique et n’ai jamais répondu lorsqu’il m’appelait.
Aujourd’hui, chaque fois que je passe dans ma rue, j’entends Margot qui chante « Il arrive en courant derrière moi/ Padam, padam, padam/ Il me fait le coup du souviens-toi /Padam, padam, padammmmm ».
Dana Fodor Mateescu est une journaliste et écrivaine roumaine, diplômée de la Faculté de journalisme et des sciences de la communication.
En tant que journaliste, elle collabore avec des quotidiens et revues comme Adevărul, Dimineața, Național, Libertatea, Cronica Română, Academia Cațavencu, Aspirina Săracului, Plai cu boi, Femeia, Pentru patrie, Dilema, etc.
Actuellement, elle est éditrice du site www.artizanescu.ro et de Revista 13.
Elle a publié plusieurs livres : Inimioară de cățel, Regele cu coroană de hârtie, Fetițele din cimitirul Roșu, Aventurile lui Bâz-bâz cel isteț, Povestiri din București, Tembelă până la moarte.
Pour plus d’informations sur Dana Fodor Mateescu : https://revistatreispe.wordpress.com/
(Traduit du roumain par Dan Burcea)