Renaître est un livre-dialogue entre Hélène Grimaud et Stéphane Barsacq. La pianiste de renommée internationale est déjà l’autrice de plusieurs ouvrages mêlant fiction et autobiographie comme Variations sauvages (2003), Leçons particulières (2005) et Retour à Salem (2013). Selon l’écrivain et éditeur Stéphane Barsacq, Renaître est un livre qui cherche une « présence qui porte plus haut », celle d’une femme qui est « un exemple artistique et politique qui a compris le fin mot de la liberté ». Il est, du point de vue d’Hélène Grimaud, son interlocutrice, « un dialogue des plus naturels » qui instaure « un rapport avec l’autre pour grandir ensemble ».
Dans le silence nécessaire à cette conversation entretenue « année après année » par la passion commune pour la musique et la littérature, résonne le mot liberté, vocable qui a valeur de « clé » et qui permet d’accéder à l’univers à la fois profond et divers d’une personnalité qui se dévoile au fil des pages et des événements qui ont marqué sa vie d’artiste et de femme de conviction. Le parcours d’Hélène Grimaud donne entièrement raison à la nécessité d’une démultiplication des réalités de vie, d’un trait d’union, d’une quête ardente de rejoindre la fulgurance d’un souvenir heureux, tel que celui de l’enfance. « Si je parviens – écrit-elle – à retranscrire les fluidités et les transparences de l’eau telles que je les ai admirées en Camargue, enfant, et telles que les a fixées un Debussy ou un Liszt par exemple, quelle joie ! »
Son espace vital prend sa source dans un « sentiment océanique de l’existence », et on retrouve chez elle une étrange impression « de n’être nulle part à [sa] place ». Dès lors, se séparer d’un lieu n’est pas pour elle un exil, mais un « besoin de solitude », un espace intérieur, dirions-nous, une soumission au hasard, une recherche de pragmatisme et le désir de se chercher, l’ivresse des étendues sauvages, « dans le sens noble du terme », tels qu’elle les a retrouvés pendant son séjour à New York ou ailleurs aux Etats-Unis d’Amérique.
Et le retour, comment l’expliquer ? Quels sont les mécanismes secrets, interroge son interlocuteur, qui poussent quelqu’un à revenir dans ces mêmes lieux qu’il avait délaissés sans grand regret ?
Au fond, par cette question et de manière élégante, Stéphane Barsacq interroge non pas le nomadisme ou la tentation d’errance chez une âme qui se cherche, mais le besoin et la quête de sens dont Hélène Grimaud est la première à vouloir assoir comme fondation à sa vie. À cela, elle répond par cette phrase qui rappelle Pasternak qui déplorait les êtres incapables de jouer plusieurs rôles dans leur vie. Chez l’artiste française cette réalité prend la forme d’un choix cornélien : « On ne peut pas vivre sans musique, mais on ne peut pas vivre de musique uniquement ».
Personnalité à la fois complexe et entière, Hélène Grimaud incarne ces mêmes valeurs qu’elle admire chez les romantiques : la beauté de la nature et l’art, en accordant une attention égale à tout ce que l’impressionne dans le monde, plus encore, à tous ce que bâtit chez elle sa fondation humaine, matérielle même, de ses convictions comme la musique, l’écriture, l’écologie incarnée par l’héroïne de Retour à Salem.
Hélène Grimaud, sauvage ? Il faudrait s’arrêter longuement sur les liens qu’elle entretien avec la nature, et surtout avec les animaux sauvages, avec les loups ou avec les mustangs. Il faudrait évoquer, comme dans un intime instantané, son geste de mêler son sang à la sève d’un arbre, l’étreinte régénératrice des arbres et le grand confort que lui offre la forêt vierge. Mais il faudrait aussi, définir ce qu’évoque justement ce mot sauvage si connoté chez elle souvent de manière oxymorique de primitif et d’innocent, d’éloigné et de fraternel, de puissant et de fragile, de durable et de périssable sous la force destructrice d’une humanité suicidaire.
Ces valeurs parlent autant de sa personnalité que de sa longue et brillante carrière musicale. Revenant à la musique, Stéphane Barsacq lui demande quelle est la spécificité de l’interprète par rapport aux autres artistes, peintres, écrivains, sculpteurs ? La réponse de l’artiste est brève, comme une évidente sentence : « Il incarne l’œuvre qu’il joue, sans cette incarnation l’œuvre ne se manifeste pas. » pour rajouter toute de suite une autre qualité, « une part de re-création indéniable dans son jeu ».
Cette relation entre l’interprète et la musique a fait couler sans doute beaucoup d’encre. Elle est peut-être le défi majeur de toute une vie nourrie de talent et de travail acharné. Les termes qu’utilise Hélène Grimaud sont non seulement justes mais ils rejoignent ce dont les plus grands musiciens ont témoigné, en parlant de leur propre expérience. Certains termes pointent la matérialité de la musique qui se traduit chez elle en ces mots : « […] rien en musique, n’est créé ex nihilo. Il y a des formes, des rythmes, des sensations sonores immanentes à chaque époque que l’interprète, par une sorte d’intuition, est prédestiné à formaliser ».
Ce que donne à voir un grand artiste ou un grand sportif, voire un jongleur ou un trapéziste dans un cirque est sans doute l’extraordinaire facilité avec laquelle ils exécutent un morceau ou un numéro. Mais que veut dire cette facilité ? Que se passe-t-il lorsque l’on traduit un texte ou l’on interprète une musique ? Je prends ici ce verbe dans le sens donné par le dictionnaire : « Donner un sens personnel, parmi d’autres possibles, à un acte, à un fait, dont l’explication n’apparaît pas de manière évidente».
Qu’est-ce qui distingue un interprète d’un simple pianiste ? demande Stéphane Barsacq.
« La virtuosité », répond Hélène Grimaud.
Dans cette époque du visuel à outrance, « des couplets des opinions à la mode » on pourrait confondre cela avec la vitesse ou l’adresse de quelqu’un capable d’accomplir une quelconque prouesse.
Sauf que « La virtuosité n’a rien à voir avec de la performance, de l’affichage, mais qui indique le plus haut degré d’excellence professionnelle ». Et plus loin : « La virtuosité, et la technique qu’elle exige, s’entend comme l’art de trouver le parfait équilibre, la balance idéale, entre ce que l’interprète désire faire entendre et ce qui doit être entendu de l’œuvre ».
Elle rajoute : « Quand je suis devant mon piano, aucune tricherie n’est possible : je me mets en jeu moi-même ».
Ses secrets ?
« La joie. Rien n’est plus terrible que se complaire dans une passion malheureuse, une relation maladive et, comme le disent les psychiatres aujourd’hui, toxique. »
La danse qui « transmue le lourd en léger » rejoigne sans doute chez elle cette joie.
Et puis, une autre joie, plus exubérante, « la joie d’un rire, cette joie cathédrale qui les possède toutes, la divine joie d’affirmer l’Eternité, la joie comme unique Royaume, que la musique perpétue ».
Bien-sûr, d’autres mots pourraient se rajouter à ceux-là, et qui font partie de son vocabulaire : amour, liberté, mais aussi solitude, épreuves, révolte et espérance, inspiration et mystère, loups et sauvage, en parlant de sa passion pour ces animaux, mais surtout exigence et don de soi qui se sous-entend à chaque page.
En ce sens, Renaître est un livre qui contredit le spectaculaire et la mondanité, abhorre le verbiage ou la phraséologie pour se pencher avec mesure sur l’éternel qui habite l’humanité de cette grande artiste.
Sa devise qui donne sens au titre de ce livre : « Ce n’est pas encore assez d’être né, il faut se remettre au monde, et de l’aimer »
L’élégance à laquelle fait appel Stéphane Barsacq qui se retrouve devant une femme se définissant comme « Ni sorcière ni fée, mais le deux à part entière », donne une parfaite visibilité à son interlocutrice. Rien ne contredit cette amitié de longue date, et rien n’éloigne l’intérêt pour ce qui doit être le fil conducteur d’une humanité précieusement gardée et éclairée par la culture.
Et puis, cette idée du temps d’attente, de l’Avent, « pour que les promesses soient enfin tenues – au fond le plus beau des cadeaux ».
Alors, redirions-nous avec la petite fille qui interroge la pianiste à la sortie d’un concert cette phrase qui sert de prétexte à l’écriture de ce livre : « La musique ça sert à quoi ? »
Ces paroles d’une dignité absolue et d’une humilité exemplaire peuvent nous servir de conclusion : « Il y a un élan vital dans le concert vers lequel je tends toujours. La partition devient le centre de l’univers et je n’ai plus qu’à honorer ce à quoi elle m’oblige : délivrer tout ce qu’elle recèle, livrer tout ce qu’elle m’offre dans un seul sens : dans un mouvement ascendant, pour ouvrir cet accès à l’universel qui est le propre de la musique. »
Dan Burcea
Hélène Grimaud, Avec Stéphane Barsacq, Renaître, Éditions Albin Michel, 2023, 240 pages.