Interview. Lorina Bălteanu : « Je crois que chacun d’entre nous naît avec un profond désir de liberté »

 

 

 

Aujourd’hui sort en librairie le premier roman de l’écrivaine moldave Lorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, paru aux Éditons des Syrtes dans l’admirable traduction de Marily Le Nir.

Après une longue partie de sa vie passée dans sa Moldavie natale, la journaliste et poétesse Lorina Bălteanu vit actuellement à Paris. Le titre suggestif de son roman renvoie – nous le verrons – au lien entre ces origines et le désir de prendre le large, vécu à son très jeune âge par l’héroïne de ce récit envoûtant. La critique a saisi le sens plus profond de cette métaphore qui place l’envie inexorable de partir « dans le vaste monde » de cette enfant dans une perspective initiatique, en définissant ce départ comme « une chance d’atteindre la maturité et de se retrouver en même temps dans un univers prédestiné [1]».

Bonjour Lorina Bălteanu, je vous remercie d’avoir accepté de répondre à mes questions. Les lecteurs de Lettres Capitales seront ravis d’apprendre un peu plus sur vous et votre travail littéraire. Pourriez-vous nous parler brièvement de votre parcours et de votre œuvre, jusqu’à la publication de votre premier roman ?

Dans ma jeunesse, j’ai publié trois recueils de poèmes. Avec ceux-ci, je me suis fait ma propre place dans la littérature et je pensais rester et vivre pour toujours dans ce merveilleux pays de la poésie. Sous le rideau de fer du communisme, la poésie était la seule lumière qui me tenait éveillée. Tout comme dans mon enfance, lorsque je lisais des livres avec une lampe de poche sous la couette, pour que ma mère ne me surprenne pas. Lorsque le communisme s’est effondré, sortir de ses ruines n’a pas été facile pour tout le monde. Pour moi, ça a été comme un lever du soleil et je me suis jetée dans la vie avec toute mon énergie. J’ai tout fait : de la politique, de la société civile, des affaires. Des choses dont je ne pouvais même pas rêver à l’époque soviétique devenaient désormais possibles ! Soudain, la vie est devenue beaucoup plus intéressante que les livres. C’est peut-être pour cela que je n’ai pas écrit pendant 27 bonnes années.

Votre roman paraît aujourd’hui en français dans la collection de Littérature étrangère des Éditons des Syrtes. Comment vivez-vous cet événement qui confirme symboliquement, si je puis dire, l’accomplissement du rêve de voyageuse de votre héroïne ? Être traduite dans une langue de grande circulation est, on peut le supposer, une grande récompense pour l’écrivaine que vous êtes, surtout s’agissant d’un premier roman.

Lorsque j’étudiais à l’Institut de littérature de Moscou, mes poèmes ont été traduits dans plusieurs langues, dont le français d’ailleurs, et mon premier livre L’obstacle de verre a été publié en russe par la plus grande maison d’édition de Moscou. La traduction française de mon premier roman vient compléter agréablement mon passeport français.

Avant de faire les premiers pas dans votre univers, j’aimerais, pour aider nos lecteurs à bien situer l’histoire que vous racontez, que vous nous parliez de votre pays, la Moldavie, et de sa situation particulière sous l’occupation soviétique, surtout de son rapport à la langue roumaine et aux traditions liées surtout aux réalités vécues par les villageois.

Ma mère, née en 1932, a redoublé trois fois sa classe de CP. La première fois, elle l’a fait en roumain, sa langue maternelle. En 1940, les Russes sont entrés avec les chars et elle a dû redoubler, cette fois en russe. Un an plus tard, de nouveau en roumain. Et après la guerre, la langue roumaine, qui était parlée par tout le monde dans ce territoire occupé par l’URSS, a été déclarée « langue moldave ». On nous a imposé l’alphabet cyrillique, on nous a interdit l’accès aux livres en roumain. En Moldavie soviétique, on pouvait facilement acheter un volume de Baudelaire ou d’Apollinaire en français, mais aucune librairie ne proposait ne serait-ce qu’un seul livre publié en roumain. Pas même ceux des contes populaires, qui étaient les mêmes des deux côtés de la frontière, dans les villages moldaves et roumains. Cette langue « moldave », arrachée à la matrice de la culture roumaine, écartée de la famille latine, submergée par les nouveaux russismes issus du régime soviétique, c’est celle que j’ai utilisée jusqu’à l’éclatement de l’empire. La scène du roman, où deux personnages lisent ensemble deux livres, qui sont en fait le même livre mais avec des alphabets différents, est l’image de notre existence sous l’occupation russe.

Mon pays, la Moldavie, est en quelque sorte semblable à ma mère à l’école primaire. Elle flottait toujours comme une petite branche sur l’eau. Pendant l’occupation soviétique, trois générations se sont succédées en Moldavie, revendiquant chacune son identité nationale, la défendant du mieux qu’elles pouvaient. J’ai eu la chance de naître et d’être élevée dans une famille où notre appartenance aux racines roumaines n’a jamais été mise en doute, même si mes parents, simples paysans, n’ont pas été très scolarisés. Cette corde qui m’attache à la terre n’est pas un roman historique, mais les réalités des années 60 et 70 sont évidemment présentes dans le texte. Même le langage que j’ai utilisé, avec des expressions régionales ou archaïques, avec des termes russes qui se sont imposés, correspond à l’époque. Ma traductrice Marily le Nir a eu une tâche difficile : rendre cette spécificité régionale de la langue roumaine en français, une spécificité qui ne se limite pas à l’aspect purement linguistique ou politique. J’ai utilisé notre langue locale dans le roman pour ajouter une nuance supplémentaire au sentiment d’isolement, d’enfermement, d’exclusion, dont le personnage fait l’expérience. Je dois avouer que j’étais un peu sceptique lorsque nous avons commencé à travailler sur la traduction, consciente de la complexité de la tâche. Mais le résultat a dépassé toutes mes attentes ! Je suis très heureuse de cette collaboration avec Marily le Nir.

Regarder le monde de la hauteur d’une enfant et le remplir ainsi d’une si abondante sensibilité a été pour vous, je présume, un pari à prendre. Pourquoi avoir confié votre voix narrative à cette enfant dont l’identité se cache dans un jeu de prénoms glanés ici ou là aux différents personnages qu’elle côtoie ? Qu’apporte son regard si frais et espiègle à la perspective que vous avez donné, comme vous venez de nous dire, à votre récit ?

Dans ce personnage, j’ai rassemblé beaucoup d’émotions et d’expériences de mon enfance dans un petit village situé au bord du monde, comme tant d’autres sur cette terre. Donner la parole à une enfant, à une petite fille qui commence à voir, à sentir, à accumuler des émotions et des sensations dès le premier jour de son existence, m’a semblé la seule manière juste de parler directement, honnêtement, sans fioritures. En même temps, tout ce qui lui est arrivé aurait pu arriver à n’importe quel autre enfant. C’est pourquoi j’ai préféré ne pas mentionner son prénom dans le roman. Mais cela ne veut pas dire que ce prénom ne serait pas important. Elle, une petite fille de moins de 10 ans, refuse de s’identifier à un prénom qu’elle ne sent pas être le « sien ». Même une lettre dans un nom peut changer un destin.

Votre roman – on vous l’a déjà dit, sans doute –, est un roman solaire qui impressionne par la lumière dont il est rempli et avec celle-ci par l’innocence qui inonde son histoire. Partout où il se pose, le regard espiègle de votre narratrice nous fait découvrir une réalité vivante, d’une douceur qui invite à l’émerveillement. Arrêtons-nous d’abord sur sa famille : la mère, le père, les frères et les sœurs, les tantes et les oncles occupent une place importante dans ce spectacle familial enchanté par le regarde de la cadette qui les scrute. Que pouvez-vous nous dire de cette famille ?

La famille de mon roman, comme celle dans laquelle j’ai grandi, avait beaucoup d’enfants, d’oncles, de tantes, de cousins… Dans tous les villages, et pas seulement dans les villages moldaves, les relations de parenté sont très importantes. La famille, la famille proche – parents, frères et sœurs, mais aussi la famille élargie, sont les racines dont se nourrit le personnage de mon livre. Oui, mon héroïne baigne dans l’amour de sa mère, elle est protégée par la chaleur de ses proches, mais sa formation, son évolution se font à travers des chocs, des collisions quotidiennes : avec des objets, avec des sensations, avec d’autres personnages.

À ceux-là s’ajoutent d’autres figures emblématiques dont la pittoresque tante Muza qui habite à Bucarest et « arrive chaque fois les valises bourrées de toutes sortes de cadeaux ». Arrêtons-nous un moment sur ce personnage, si vous acceptez. Qui est donc cette fameuse tante Muza que l’enfant prendra longtemps comme modèle dans son désir d’évasion ?

Je pense que Tante Muza, avec ses apparitions imprévisibles, est le fantôme d’un « autre » monde, le fantôme aux multiples visages. À la question « Qui est Tante Muza ? » – on obtient des réponses différentes, en fonction de la personne qui répond. Pour la grand-mère de la petite fille, Muza est la chance qu’elle n’a pas eue. L’inverse aurait dû se produire : c’est elle qui aurait dû aller à Bucarest et sa jeune sœur Muza aurait pu rester mariée à la campagne, dans une province rurale, loin des lumières scintillantes de Bucarest. Pour la mère de l’héroïne, Muza, sa façon d’être est une chose à laquelle elle a renoncé dès le début, sans même envisager l’idée de partir. Peut-être parce qu’elle accepte d’exister n’importe où dans ce monde, ou peut-être par amour pour son mari, la mère reste dans le village où elle est née. Et pour mon héroïne, Tante Muza représente la lumière dans le ciel, la confirmation d’une autre existence, d’un autre monde… mais peut-être aussi la tragédie d’une vaine illusion. En fin de compte, nous ne savons pas si Muza a vraiment réussi sa vie ou pas.

Un autre personnage sur lequel je souhaiterais vous interroger et la vieille Dochia, une sorte de guérisseuse et accoucheuse des femmes du village. Qu’incarne ce personnage ? 

Dans chaque village, il y a une vieille Dochia. C’est une personne qui prend en charge les gens qui sont dans le besoin, ceux qui ne vont pas très bien et qui ont besoin d’un mot gentil ou d’un réconfort. C’est le psychiatre du monde moderne. J’ai toujours trouvé ces personnes intéressantes. Parce qu’elles sont attentives au monde, elles peuvent s’immerger dans les histoires des autres, et elles y rassemblent, comme au cinéma, des séquences de vie. À sa manière, l’héroïne centrale deviendra peut-être un jour une vieille dame de Dochia. Et elle essaie d’accumuler dans son esprit et avec ses yeux des « films » de la vie qui l’entoure. Et elle est pleine d’empathie, même si elle cache parfois son jeu sous le manteau d’une lucidité précoce.

Votre narratrice parle aussi de son univers scolaire : les collègues de classe avec leurs qualités et défauts mesurés bien entendu par rapport à leur attitude envers elle, mais aussi les enseignants. Comment avez-vous construit ce monde pour le faire revivre parmi tant de souvenirs ?

Mon personnage était assez silencieux dans ses premières années, surprise, troublée, révoltée de découvrir le temps qui passe. Son obsession de sortir du cercle, de partir, la pousse à surveiller son entourage, à repérer ceux qui souffrent comme elle, ses éventuels complices. Elle cherche les moyens de s’échapper et parle beaucoup des autres, comme si elle se contrôlait elle-même, confirmant sans cesse la nécessité de les quitter.

Le thème fondamental de votre roman est construit, comme j’essaie de montrer dans l’introduction, sur le rapport entre l’enracinement et le déracinement, deux réalités à première vue contraires, vécues comme un désir impératif d’évasion, comme un appel à explorer le monde. Comment expliquer cette énergie qui pousse votre personnage vers une aventure qui ne ressemble ni à l’exil ni à l’abandon de ses racines, mais plutôt à une expérience nécessaire d’ouverture vers le monde ?

Comme je l’ai dit, l’héroïne est entourée de beaucoup d’amour et, contrairement à sa cousine, elle a toute sa famille autour d’elle. Et pourtant, elle veut s’échapper ! Je crois que chacun d’entre nous naît avec un profond désir de liberté. Couper le cordon ombilical est l’acte fondateur, c’est le « départ » sur le long et interminable chemin vers cette liberté rêvée. Jusqu’où mon héroïne pourrait-elle s’exiler ? Jusqu’où se déracinerait-elle radicalement (sans jeu de mots) ? Je crois qu’elle ne le sait pas non plus, tant qu’elle n’aurait pas essayé.

Il y a dans votre livre un petit clin d’œil à ce que la critique appelle « un récit intégré », un roman dans le roman, à travers le journal et surtout aux lettres à une fille amoureuse du frère de votre héroïne. Ce rapport à l’écriture, cette appétence à manier avec autant de facilité et de talent les mots font de votre personnage une sorte de narratrice idéale. Cela me donne l’occasion de vous demander quel est votre rapport à l’écriture, tout en sachant que par tradition – je pense surtout ici à Sadoveanu, mais aussi à tant d’autres écrivains moldaves – vous avez hérité de la réputation d’être de grands narrateurs. Comment écrivez-vous et à quelle intensité ressentez-vous ce besoin d’écrire, de raconter le monde ?

L’héroïne de mon roman cherche à s’échapper par tous les moyens. Puisque la fuite vers l’extérieur est impossible (elle sera toujours ramenée chez elle sur la moto avec side-car du milicien du village), elle aura recours à la fuite vers l’intérieur. Ce repli sur soi peut prendre différentes formes, par exemple son mutisme. Ou, plus tard, l’écriture. Le journal intime est un refuge, un journal dans lequel on peut être honnête, on peut tout dire, parce que quand on écrit, personne ne peut nous entendre.

Ma relation avec l’écriture est plus complexe. Comme je le disais, la liberté qui nous est tombée dessus comme une avalanche après la chute du régime soviétique nous a ouvert tant d’horizons qu’il m’a fallu la moitié d’une vie pour faire le tour du monde et revenir à moi.

Oui, il est vrai que lorsque j’écris, j’aime raconter des histoires. Mais tout autant que j’apprécie la narration dans la communication orale, j’aime écouter quelqu’un raconter une histoire. Je ne peux pas dire que je ressens un besoin aigu d’écrire. Je pense que mes récits ont une chance de devenir des écrits, surtout quand ils me passionnent.

Permettez-moi pour finir notre discussion de soumettre à votre attention cette longue citation : « Elle [Dochia], qui console tout le monde avec ses paroles, qui guérit les maladies et les frayeurs, qui fait revenir, par ses charmes, les maris auprès de leurs femmes, elle n’a jamais pensé à trouver un remède pour elle-même. Tout ce qu’elle demandait à la vie, c’était de sentir brûler le feu de l’amour en elle. D’enduire son cœur d’amour, comme on tartine du beurre sur le pain ». Je vois encore une fois un très beau portrait de celui qui console et guérit avec les mots, tout en prenant le risque d’une solitude annoncée. Est-ce que, selon vous, il faut reconnaître dans ces lignes un portrait de l’écrivain ?

Je ne sais pas si la mission de l’écrivain est de guérir. J’ai longtemps pensé que l’écrivain était celui qui prenait le risque de dire des choses que d’autres ne font que ressentir, pressentir. Si cela aide quelqu’un, tant mieux !

Et bien sûr, l’acte d’écrire, en plus de tout cela, est aussi un grand générateur de solitude.

Propos recueillis et traduits du roumain par Dan Burcea

Lorina Bălteanu, Cette corde qui m’attache à la terre, Éditions des Syrtes, 2024, 208 pages.

[1] https://www.facebook.com/eupunpariu/

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