La jeune écrivaine lyonnaise Ève Guerra publie aux Éditions Grasset son premier roman, Rapatriement. Elle s’était déjà fait connaître par un recueil de poésie, Corps profonds, paru chez Le Réalgar en 2022. Ce n’est donc pas un hasard si Annabella Morelli, l’héroïne de son roman, rêve de devenir à son tour poétesse et récidive en replongeant dans ses « gouffres intérieurs » pour explorer « ses blessures », deux thèmes relevés par la critique dans son discours poétique[1]. Autobiographie ou pure œuvre de fiction – nous le verrons –, l’histoire contenue dans ces pages dévoile une héroïne vivant à fleur de peau l’urgence d’une confrontation avec plusieurs absences dont la plus pressante est celle du rapatriement du corps de son père mort dans des circonstances suspectes en Afrique. Considéré par la critique comme « un roman du choc de la mort et du deuil, de la violence des mots et des corps [2]», Rapatriement est aussi un roman d’apprentissage qui surprend l’éclosion douloureuse, faite de rage et de colère vers l’âge adulte d’une orpheline qui vit désormais « un chagrin sans repos » et doit rebâtir ses repères.
Se confronter à la dure réalité de la vie, ce n’est pas chose nouvelle pour Annabella, l’héroïne de votre roman : elle en a même trouvé dans des moments difficiles un moyen de la contourner, en faisant appel à la fiction. « Ce jour-là, j’ai préféré la fiction à la vie elle-même », dit-elle. Comment comprendre cette phrase ? Dans quelle mesure cette préférence explique-t-elle votre rapport à l’écriture, et en occurrence à la naissance de Rapatriement ? Écrivez-vous pour mieux cacher la dureté du réel, pour mieux le cerner et le rendre lisible ?
Je crois que la littérature est le lieu par excellence de la présence à l’instant. Il nous permet de rassembler toutes les strates du temps. C’est le fameux lieu « extratemporel » dont parle le narrateur de Proust à la fin de la Recherche du temps perdu. Un lieu qui nous plonge de plain-pied dans les mondes intérieurs, permettant que se superposent l’ici et l’ailleurs, ailleurs qui sera toujours pour moi l’« autrefois ». Je me ne consacrerais pas entièrement à l’écriture, si l’écriture ne me permettait pas de retrouver, de recomposer les mondes perdus, ou même d’espérer les mondes. Je ne crois pas que la fiction soit le lieu du mensonge. Bien au contraire, je crois qu’elle est le lieu d’une vérité profondément subjective, d’une vérité qui nous révèle à nous-mêmes. Il y a un autre passage dans Rapatriement, vers la fin, où Annabella dit que la réalité est plus du côté de la fable que du rapport de police, et je crois qu’elle dit vrai. La vérité n’est pas ce que l’on décide de dire, mais ce qui apparaît, surgit malgré nous au moment où l’on prend la parole : ce sont tous les signes qui entourent le récit, l’accompagne et le compose. Annabella ne connaît que le mensonge parce qu’elle ne se nourrit que d’illusions : l’illusion d’être un écrivain, alors qu’elle n’écrit jamais ; l’illusion d’être libre, alors qu’elle dépend des autres. Rapatriement raconte aussi l’histoire d’une chute, la destruction d’un ego.
Ce qui est sûr, c’est que pour mieux comprendre la thématique et les enjeux de votre premier roman, un petit détour dans votre univers poétique serait ô combien bénéfique et nécessaire. En effet, ne traite-t-il pas – pour citer votre éditeur – « des souvenirs et cicatrices qui ont fracturé l’enfance, comme une percée brutale de la mémoire dans l’âge adulte » ? Peut-on penser à une continuité entre ces deux productions littéraires, comme à deux étapes dans votre œuvre, même si les moyens et les outils littéraires ne sont pas les mêmes ?
Corps profonds et Rapatriement sont très intimement liés. D’ailleurs, l’incipit originel de Rapatriement est devenu le dernier poème de Corps profonds : « Je ne fleuris pas la tombe de mon père ». Il y a dans Rapatriement comme dans Corps profonds les mêmes modalités d’écriture qui sont l’usage de la voix intérieure et de la répétition, donnant à certains passages de Rapatriement et certains poèmes de Corps profonds un caractère incantatoire. Surtout, les deux livres sont animés par une immense colère, celle que j’ai ressenti au moment où je commençais à écrire une chose informe, qui n’était pas encore un roman, mais un récit fragmentaire, composé de petits poèmes en prose. Les poèmes en prose ont été rassemblés dans Corps profonds. Ensuite, j’ai décidé de donner aux fragments une forme romanesque en y introduisant une intrigue, une tension narrative et en construisant des personnages. Aussi improbable que cela puisse paraître, j’ai une fiche personnage sur Annabella. C’est un individu dont j’ai pensé tous les traits de caractère.
De nombreuses ressemblances entre Annabella et vous renvoient vers le caractère autobiographique de votre récit. J’hésite à vous poser cette question concernant ce rapprochement, mais cela me semble nécessaire pour mieux comprendre votre intention auctoriale. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
J’ai perdu mon père à l’âge de 23 ans dans des conditions troubles, comme Annabella. Comme Annabella, j’étais étudiante et je n’avais pas les moyens de rapatrier le corps. Je connais les méandres administratifs que traverse Annabella. Et comme Annabella, je n’ai pas pu ouvrir le cercueil de père pour lui dire au revoir. Mais, à l’inverse d’Annabella, je n’avais pas tourné le dos à mon père pendant deux ans. Je lui avais parlé quelques jours avant sa mort au téléphone. Si mon père était un individu marginal, exilé et complexe, il ne m’a jamais menti sur notre vie, sur notre famille. Par ailleurs, moi-même, je n’ai jamais menti sur la mort de mon père.
Et si vous essayiez de crayonner le portrait de votre héroïne ?
En quelques mots, je dirais qu’Annabella est une jeune fille de 23 ans qui se rêve poète. Au moment où elle perd son père, elle vit dans le monde des illusions et du mensonge. La mort du père sera une déchéance nécessaire, puisqu’elle la mettra face à elle-même. C’est un moment de crise et de révélation. Et les premiers et les plus grands face à face restent ceux de la famille et de la littérature.
La figure paternelle occupe une place importante dans l’économie de votre roman. Quittant la France pour l’Afrique, Giovanni Morelli mènera une vie contrastée où vers la fin de sa vie l’alcool occupera une place de plus en plus importante. Seul point lumineux à l’horizon, sa fille Annabella, qu’il aime d’un amour inconditionnel. Comment peut-on définir cette relation père-fille, si ce n’est que par un véritable désir possessif, obsessionnel ?
Par cet amour, j’ai voulu montrer comment il était possible d’aimer quelqu’un dont la personnalité était contestable. J’ai voulu aussi montrer ce qui advenait au corps et à l’être d’une jeune femme éduquée par un homme misogyne. Annabella a très peu de considération pour sa personne. Elle n’hésite pas à détériorer son corps : elle se coupe les cheveux, elle marche pieds nus, elle ne fait pas cas de son apparence. Surtout, Annabella parle d’elle au masculin, parce qu’elle ne veut pas être une femme. Elle considère que les femmes ne peuvent pas prendre part au monde, qu’elles demeurent confinées à la vie contingente et matérielle. Tout au long du roman, elle rencontrera des femmes qui seront pour elle des modèles possibles : les poétesses Ingbord Bachmann ou Cristina Campo ; et son professeur d’université, Astrid Martin-Brigeon.
Et, lié à cela, comment décrire ce monde d’expats, je cite votre narratrice, « Italiens, Espagnols, Français, Yougoslaves, Russes, fuyant une condamnation ou un chagrin d’amour, exilés de leurs familles comme de leurs patries, venus en Afrique pour trouver un autre salut, une place dans une entreprise ou pour vivre librement leurs perversions, les femmes à leurs bras de plus en plus jeunes venus chercher fortune » ?
Annabella grandit dans un environnement marginal, des gens exilés qui viennent en Afrique assouvir leurs pulsions. Raconter l’enfance d’Annabella, c’est aussi cela, puisqu’elle est le produit de ce milieu social, qui déconsidère les femmes et estime qu’elles atteignent une date de péremption à 25 ans passés.
Devant cette prédominance du père, la figure maternelle s’érode, faisant place à une absence (« je ne voyais plus, pas même en rêve ») douloureusement ressentie et jusqu’à l’effacement et plus tard au refus d’un possible contact. Comment expliquer cela de la part votre héroïne ?
Très vite, Annabella perd sa structure familiale et le seul amour qui lui reste est celui du père, inconditionnel, fort et omniprésent. La mort du père représente à ses yeux la mort de Dieu, Dieu qu’elle a pourtant rejeté. Annabella aime sa mère, mais elle veut la punir de les avoir abandonnés, parce qu’elle considère sa mère comme un déserteur, un traitre à la patrie. Et je crois aussi qu’elle comprend qu’il n’y aura pas de place pour elle dans la nouvelle vie amoureuse de sa mère : c’est simplement la haine de l’enfant malaimé.
Est-ce qu’Annabella ne finit pas par chercher ce manque d’amour dans la maison de sa grand-mère ? Le vieux fauteuil de celle-ci dans lequel elle dort ne joue-t-il pas symboliquement ce rôle de protection amniotique de l’enfant qu’elle tente de rester malgré tout ?
Je crois que oui, Annabella dort dans le fauteuil de sa grand-mère comme on dort dans les bras d’une mère.
En enfin, prenons le temps de cette dernière question pour parler de votre style. Dans une interview récente sur RFI, vous avez qualifié votre écriture comme étant supposée « exotisante ». Personnellement, j’ai été conquis par la fluidité de votre style, par le croisement très réussi du discours interrogatif coupé par des interstices narratifs, comme une boucle, un grain linguistique saupoudré sur les dialogues. Je suis très impatient de vous écouter nous parler de votre manière de construire les discours de ce premier roman, tout en vous félicitant d’avance, bien entendu.
Justement, je ne voulais surtout pas que mon écriture soit exotisante. Je voulais que le livre rende compte du trouble intérieur d’Annabella, que les dialogues, qui recèlent des non-dits, soient commentés par le récit, lui-même interrompu par le retour à la ligne, simplement parce que ce livre décrit un état d’ébranlement : Annabella vient d’apprendre la mort de son père qui était tout pour elle, quoiqu’elle se soit éloignée de lui, je ne pouvais pas écrire ce livre comme on écrit un conte de Noël avec des gentils paragraphes bien calmes, bien lisses, bien propres. La vie ne sera plus jamais la même pour elle. L’écriture devait rendre compte de ce cataclysme.
Propos recueillis par Dan Burcea
Droits photo : © JF Paga Éditions Grasset
Ève Guerra, Rapatriement, Éditions Grasset, 2024, 216 pages.
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[1] Pierre Poligone, Eve Guerra – Histoire d’un corps en exil, in Zone critique du 3 novembre 2022 :
https://zone-critique.com/critiques/eve-guerra-histoire-dun-corps-en exil/?fbclid=IwAR3d50fI6_e4sw7zwgAjR8PrhxEs3g7YYNN8ZP9iG_HPkVhReXOOnp_Yljw
[2] https://www.rfi.fr/fr/podcasts/vous-m-en-direz-des-nouvelles/20240305-rapatriement-d-eve-guerra-fille-du-noir-et-blanc?source=facebook