Interview. Maïa Kanaan-Macaux : « Le livre parle aussi de nos blessures, celles qu’on porte tous en soi, exil ou pas »

 

Maïa Kanaan-Macaux publie Les exilés, « un roman sur la reconstruction d’êtres fragilisés par leurs trajectoires intimes », comme il nous est présenté par sa quatrième de couverture. Réunis par le hasard des pérégrinations, Isabelle, Ibrahim et Jean vont apprendre à se connaître et à s’entraider dans la tentative de chacun de vaincre leurs blessures du passé. La solidarité retrouve dès lors ses lettres de noblesse dans tout leur sens, celui de la capacité de réédification de l’humanité menacée par des expériences à la fois tragiques et cruellement nécessaires.

Avant de vous interroger sur Les exilés, permettez-moi de rappeler ici que vous avez déjà publié un recueil de paroles de femmes issues de l’immigration, On ferme les yeux, on marche, on ne sait pas si c’est la vie ou la mort (Les Mauvaises Herbes Éditions), ainsi qu’un premier roman, Avant qu’elle s’en aille (Julliard, 2020). Rien d’étonnant pour ainsi dire de voir ces thèmes de la séparation et de la reconstruction de soi éclater au grand jour dans votre dernier livre. Pourriez-vous nous dire quel a été le ressort principal qui vous a poussée à écrire Les exilés ?

J’ai été personnellement en relation avec de jeunes mineurs, et en particulier avec un jeune garçon de 15 ans, arrivé épuisé en France, très affaibli et je l’ai vu commencer à se reconstruire, à reprendre confiance jusqu’à ce que sa minorité soit remise en question. Il a alors eu peur, il s’est senti menacé et s’est enfui à l’étranger.

Ça a été un choc, nous avions noué avec ce garçon un rapport d’amitié et de confiance et je me suis sentie très démunie, d’autant que je le savais à la rue, sans aucune attache.

C’est de cette rencontre qu’est né le livre mais s’il s’appuie en partie sur ce vécu-là, il s’agit de fiction, d’une construction imaginaire documentée. 

Sans doute, le sens même du titre de votre roman exige quelques éclaircissements qui nous aideraient à mieux comprendre les raisons intérieures, secrètes de vos personnages. Nous apprenons par exemple que, dans le cas d’Isabelle, un de vos personnages principaux, il s’agit d’un « exil volontaire de [sa] vie ». De ce fait, comment comprendre son geste ?

Isabelle, suite à un drame qu’elle a vécu et qui sera révélé au cours de l’histoire, ne peut plus s’imaginer dans la vie qui est la sienne, elle ne la supporte plus viscéralement, elle sait que l’existence telle qu’elle l’a envisagé jusqu’ici ne fonctionne plus pour elle. Elle n’a donc pas d’autre option que celle du départ. Mais si elle sait pourquoi elle part, elle ne sait pas pour autant où elle va ni ce qu’elle espère, elle cherche juste comment vivre encore.

Ibrahim, quant à lui, un personnage tout aussi central de votre roman, quitte son village de la Guinée dans des circonstances autres que cette volonté de fuir à soi-même. Quel sens prend pour lui le mot exil ?

La situation d’appauvrissement de sa famille et la maladie du père contraignent Ibrahim au départ. C’est un déchirement pour lui et ça a un coût pour sa famille, ce qui l’empêche une fois parti d’imaginer pouvoir revenir les mains vides.

Mais il pense vraiment que c’est la seule solution, il imagine trouver du travail en Algérie. Il ne pense pas à l’Europe. Il cherche un moyen de subvenir à sa famille sans réellement réaliser ce que cette épopée implique.

Permettez-moi de relever à ce stade de notre discussion un des traits essentiels de votre écriture, dans ce roman, comme dans vos précédents livres. Il s’agit de la pudeur avec laquelle vous abordez le sentiment de solitude de vos personnages. Vous les approchez par de très petits pas afin de ne pas les heurter avec votre plume. Prenons d’abord le cas d’Isabelle. « Trop sauvage pour me confier, pour partager. J’étais une solitaire, la digne fille de mes parents […] ». Que pouvez-vous nous dire de cette approche en général et, dans ce cas précis du caractère d’Isabelle ?

L’écriture permet cela, décrire la solitude intérieure. Ça ne se dit pas, ça ne se voit souvent pas et pourtant c’est ce qui nous définit, notre monde intérieur, ce qui nous habite et nous façonne et qui n’appartient qu’à nous. Et nos solitudes en sont le reflet. C’est sensible et intime. Ça ne s’approche pas avec des grosses paluches !

Isabelle lorsqu’elle arrive à Nice, ne sait pas vraiment tout cela, elle ne sait pas dire qui elle est, elle ne sait pas exprimer la douleur que le drame a fait naitre en elle. L’accablement a remplacé la sidération. Elle subit et ne sait pas comment sortir de cet état. En réalité, elle n’en a même pas envie, elle n’a envie de rien. Son départ ne requiert pas de mots. On peut la trouver lâche mais elle ne sait pas comment faire, elle fuit l’insurmontable, l’insupportable.

Ibrahim est aussi un être solitaire. Quelle place prend cette solitude dans sa vie ? En quoi sa condition de migrant et surtout de mineur isolé est-elle encore plus douloureuse ?

J’ai été marquée par la pudeur des garçons et des filles, jeunes migrants que j’ai rencontrés.  Ils ne veulent pas dire. Ils sont extrêmement pudiques et délicats ; parfois j’ai eu cette sensation qu’ils voulaient nous protéger des images qu’ils ont dans la tête. Et puis ils veulent oublier ou minimiser, se projeter vers l’avenir. Et ils ont tant à faire ici tant administrativement qu’en terme d’apprentissage, qu’ils n’ont pas le temps de s’effondrer. Ils se sentent grands mais quand rarement affleurent quelque chose du voyage, les images les submergent et c’est violent.

Pour dire, il faut qu’ils soient en confiance sinon rien ne sort ou du remâcher qui leur permet de rester à distance avec leurs émotions et c’est ce qui les piège souvent lors des entretiens. Il faut de la délicatesse pour aborder les choses humaines ! Et la vérité, c’est qu’ils sont tellement nombreux à préférer l’exil à leur existence, qu’on en vient parfois à en manquer.

Plus tard, nous verrons apparaître la figure d’un autre solitaire, Jean, un oléiculteur de la région de Nice, lieu où se passe l’action de votre roman. Comment qualifieriez-vous la solitude de cet homme, sa pudeur, sa douleur intérieure alors que dans son cas ce n’est pas d’un exilé mais d’une personne profondément attachée à sa terre ?

Jean est un roc solitaire. Il porte sa blessure mais il a Marie et sa terre, il est ancré, il sait être heureux de ce qu’il a et la nature le remplit d’une joie tranquille, répétitions de gestes, bonheur de vivre dans ce cadre-là dont il ne se lasse pas. Mais il est ouvert aux autres, aux étrangers, il leur fait une place naturellement. Ce n’est pas un sujet pour lui, la terre est à celui qui la travaille.

Le livre parle aussi de nos blessures, celles qu’on porte tous en soi, exil ou pas. La solitude peut aussi révéler ce qu’on met au cœur de nos vies. Ce qu’on accepte de l’autre, de la société et ce dont on ne veut pas.

Un autre thème de votre roman est celui de la solidarité magnifiquement mise en lumière par une multitude de gestes de la part de bénévoles ou des associations. Brigitte en est un bon exemple. Mais le rôle essentiel est celui d’Isabelle, ancienne prof de lettres. À ce sujet, je voudrais mettre en avant le rôle magistral qu’elle joue à travers l’apprentissage du français qu’elle déploie au bénéfice des migrants. Voici comment elle vit cette expérience, en parlant des mots enseignés et appris pendant ses cours : « J’ai la sensation de les entendre pour la première fois, des les apprendre avec eux. Je m’en émerveille ». Plus trad, comme écrivain public, elle se définira comme « passeuse de mots, traductrice de pensées, de chemins de vie ». Que pouvez-vous nous dire de ce sentiment d’Isabelle de se sentir régénérée par cette expérience ?

Il suffit de repenser aux émotions que provoquent chez un enfant et chez l’adulte qui l’accompagne la lecture des premiers mots, je repense à ma fille qui dans la rue, déchiffrait puis lisait tout ce qui l’entourait, les panneaux signalétiques, les pubs, les noms des rues, c’était énorme. C’est un monde qui s’offre à vous. Un sentiment de puissance, de sécurité, de liberté qu’offre le déchiffrage de ce qui nous entoure et la capacité de le dire.

Isabelle est blasée, elle ne croit plus en rien et là, face à ce garçon qui découvre les lettres puis les sons et enfin les mots, elle renait. Elle retrouve du sens à son existence. Ibrahim et les autres garçons lui offrent cela.

Votre récit ne tardera à poser, devant cet élan de solidarité, la rigidité de l’administration, ses lourdeurs. Cela pousse Isabelle à s’interroger sur les méthodes d’une société qui, selon elle « jette à la rue des enfants » perdus dans un monde dont ils ont du mal à comprendre la complexité. Quelle place occupe ce rejet dans votre roman ?

C’est toute la question de l’accueil qui est en question. Il s’agit de se poser la question du monde dans lequel on veut vivre. Qu’est-ce qu’on défend, qu’est-ce qu’on protège.

Pour moi, rien ne justifie qu’on n’assiste pas dignement des personnes qui pour x ou y raisons ont entrepris ce grand voyage au péril de leur vie. Plus encore lorsqu’il s’agit de mineurs.

Enfin, il y a ce besoin cruellement fort d’un chez-soi, symbole d’équilibre vital. Isabelle appelle cela « un lieu où prendre la mesure de la beauté du monde ». J’ai envie de vous demander en conclusion si votre roman n’est justement ce cri de révolte face à la surdité devant la souffrance humaine ? Faut-il oublier que le mot absurde signifie justement quelque chose qui sonne faux ? Dans ce sens peut-on dire que Les exilés est un cri qui se fait un devoir de sonner juste ?

Oui, c’est une façon de s’opposer à cette absurdité qui serait de croire que le repli serait la solution comme certains le prétendent, comme si nous ne vivions pas dans une forme d’interdépendance les uns avec les autres. Comme si nous citoyens, nous ne pouvions pas entendre cela, comme si l’autre ne pouvait pas être une richesse, comme si l’autre n’était qu’un problème, comme s’il n’aspirait pas à travailler dignement, à payer ses impôts, à faire corps avec notre société.

On voit bien la limite de cette pensée de repli avec la guerre en Ukraine et les premières victimes directes de cette folie. Cet élan de solidarité est bien la preuve qu’on comprend très bien notre dépendance les uns aux autres. Quand ça va bien chez soi, personne ne veut partir.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Maïa Kanaan-Macaux : © Astrid de Crollalanza

Maïa Kanaan-Macaux, Les exilés, Éditions Julliard, 2022, 192 pages.

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