Interview. Séverine Baaziz : « Je me suis laissée porter par mes deux personnages, l’envie de les faire exister, de faire voler en éclats les préjugés dont ils peuvent être victimes »

 

 

L’écrivaine lorraine Séverine Baaziz publie Une vie à soi, roman dont le titre résonne en lui-même comme un programme d’appropriation lente et non sans embûches du désir souvent hésitant, mais tenace, éprouvé par ses personnages pour donner sens à leurs existences. Nous sommes loin des recettes ressassées et des tentatives échouées voulant remettre en selle des destins sans relief devenus sujets de complaintes doucereuses. Les personnages de Sévérine Baaziz se découvrent en jouant chacun sa partition de douleur ou de doutes dans une chorale ou les voix se cherchent afin de trouver ne serait-ce qu’une infime et frissonnante harmonie. La cause ? Peut-être les blessures passées et présentes qui les ont obligés à se construire ainsi et qui continuent à les hanter ou encore les promesses non tenues sans parler des peurs que tout revient comme avant et s’immobilisent dans les impasses d’un quotidien oppressant ?

Bonjour Séverine Baaziz, avant de tenter de répondre à toutes ces questions mises en exergue pour essayer de définir l’univers narratif de votre nouveau roman, j’aimerais vous poser une question d’ordre général. Vous êtes à votre cinquième roman, tous publiés aux Editions Chloé des Lys. Que représente-t-il dans votre parcours littéraire et à quoi est due votre fidélité à la maison d’édition où vous avez publié tous vos livres ?

Bonjour Dan Burcea, et merci de me recevoir pour cet entretien. Effectivement, mon cinquième roman est, comme les précédents, publié aux Editions Chloé des Lys. C’est une petite maison d’édition située en Belgique qui m’offre une totale liberté tant sur le texte que sur la couverture, et j’avoue que c’est fort appréciable. Le seul bémol : la maison ne travaille avec aucun diffuseur ni distributeur, elle n’en a pas les moyens financiers, ce qui signifie concrètement que mes romans ne sont disponibles que sur commande en librairies, mais pas physiquement sur les étals et rayonnages. Un jour, peut-être.

Dans le Portrait publié en 2021 dans Lettres Capitales, vous affirmez : « Tout stimule mon envie d’écrire. Mon quotidien, l’actualité, un bon film, un bon livre, une chouette chanson, une expo, une rencontre » De toutes ces sources d’inspiration, laquelle vous a conduit vers l’écriture de votre nouveau roman, Une vie à soi ? La quatrième de couverture parle d’une rencontre. S’agit-il dans ce cas du vrai déclic ?

Ah, grande question que la source d’inspiration ! Pour ce roman, je crois que j’avais envie de m’insurger contre cette formule éculée que nous avons tous déjà prononcée ou entendue : “On a la vie qu’on se fait”. Une phrase qui, d’un sens, encourage l’esprit d’initiative, le courage des choix cruciaux, mais qui occulte totalement l’inégalité et la dureté des épreuves que traversent certains d’entre nous. J’ai eu la chance d’avoir une enfance heureuse, de grandir dans une famille équilibrée, de ne pas avoir vécu de traumatisme dans mes jeunes années, ce n’est évidemment pas le cas de tout le monde. Sur cette phrase, rapidement, sont venus se greffer deux sujets qui me touchent plus particulièrement : les troubles psychologiques et la précarité des jeunes. Deux sujets qui devraient être des enjeux de société, tant les chiffres illustrent l’urgence. Pour le coup, vous ne m’en voudrez pas, je vais me faire le perroquet des statistiques : selon l’OMS, au moins 25% de la population française souffrirait au cours de sa vie de troubles psychologiques ; selon un rapport de Brigitte Bourguignon (Présidente de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale), une personne sans domicile fixe sur quatre a connu un parcours en protection de l’enfance. 

Le choix du titre de votre livre, Une vie à soi, conduit, comme je le disais dans l’introduction, à une vraie réflexion sur une multitude de thèmes dont celui du désir de réparation d’une vie abîmée est peut-être le plus important. Reste à savoir quelles sont les ressources que vous concédez à votre narratrice pour construire ce récit. De ce point de vue, comment appelleriez-vous votre nouveau livre : roman d’introspection, récit de recherche d’identité, roman de reconstruction de soi ? Quel est la principale ligne qui le traverse ? 

Je vais avoir bien du mal à répondre à cette question, parce que je ne me la suis pas posée en écrivant ce roman. Je me suis laissée porter par mes deux personnages, l’envie de les faire exister, de faire voler en éclats les préjugés dont ils peuvent être victimes. Qu’on puisse les rencontrer vraiment, le temps d’un livre, dans leur milieu social, professionnel, familial. Dans la rue, le bus, en situation amoureuse. On a tous tendance à réduire les gens que l’on croise à leur trait le plus saillant, une maladie ou une condition sociale. Nous sommes tous tellement plus.

Dans le même temps, j’ai tenté de les aider à se connaître et à dépasser les obstacles semés par un passé douloureux.

Quand on me demande en salons quel est le genre de ce roman, je parle souvent de comédie sociale. Je crois que j’aime bien souligner que le ton reste léger, que l’humour et quelques notes poétiques portent le récit, malgré la dureté des sujets sociétaux abordés. L’absurde et le burlesque donnent de la respiration, et je ne saurais de toute façon pas m’en passer. Mais il est vrai que plusieurs lectrices l’ont reçu comme une histoire de développement personnel. N’est-ce pas finalement le lecteur qui choisit l’intention ?

Vos personnages, Alice et Sacha, se disputent, pour ainsi dire, la première place dans leur rôle de protagonistes. Malgré leurs différences d’âge et de position sociale, ils ont un point commun : c’est que dans leurs têtes « les questions s’agrègent, mais aucune ne trouve de réponse », comme dit Alice ou que la vie ressemble, comme pense Sacha, « à un mauvais film interdit au moins de seize ans ». Qui sont-ils et quel est le poids que porte chacun sur ses épaules ?

Jolie formule ! En effet, ils se disputent la première place et se disputent d’ailleurs tout court à certains moments. J’avais envie de donner la parole à deux blessés par l’existence qui subissent les dommages du passé très différemment. Alice est comptable, elle a 42 ans et ne sait plus ni rire ni pleurer et, au fil des pages, on découvre pourquoi. Sacha, quant à lui, a 19 ans, vit de petits méfaits et de l’hospitalité des familles de son quartier. 

Inconsciemment, Alice comprime toute émotion pour taire un traumatisme, pendant que Sacha est constamment à fleur de peau, déverse son mépris, renverse les chaises, et hurle sa rage de ne pas avoir sa place, ni au sein d’une famille, ni au sein de la société.

Une autre souffrance pèse sur le cœur de chacun d’entre eux : autant Alice que Sacha vivent pratiquement comme des enfants ayant le sentiment d’avoir été abandonnés, avec « des parents sans affect, sans regrets ». Quelle place occupe pour vous ce thème de l’abandon ? Quel est son poids ?

Je crois que c’est la première des injustices. Ne pas avoir été voulu, ne pas avoir été protégé par des parents aimants. C’est une carence qui doit nous accompagner toute l’existence, une blessure qui ne se referme jamais tout à fait. Alors qu’Alice fut élevée par une grand-mère maternelle dévouée, se substituant à des parents préférant se consacrer à leur carrière de botanistes, Sacha fut élevé dans l’enfer d’une mère violente, jusqu’à ce qu’il soit placé dans un foyer de l’assistance publique à l’âge de douze ans. Les deux départs de vie sont bouleversants, et l’idée de questionner comment on se construit malgré ça, m’intéressait particulièrement.

Deux mondes se côtoient dans deux territoires bien définis où chacun doit montrer patte blanche pour y être accepté. Chaque lieu de vie en dit beaucoup sur ses habitants et leur préoccupations quotidiennes. Comment pourriez-vous décrire ces deux univers qui se croisent sans se comprendre ? Et quel rôle joue la rencontre inhabituelle entre Alice et Sacha qui bouscule la routine et l’ordre établi de ces lieux ?

C’est en effet la rencontre de deux mondes. Alice habite les beaux quartiers de Paris, elle vit confortablement, et même si elle ne côtoie pas les résidents de l’immeuble, les rapports sont cordiaux. Jusqu’à l’arrivée de Sacha. Il est originaire d’un quartier populaire, un certain bâtiment Verneuil, et ça se voit. Vêtu de son survêtement Lacoste élimé qu’il ne quitte pour ainsi dire jamais, aucun doute possible, il a tout du galérien. Personne ne le dit, mais tous, dans l’immeuble haussmannien, le pense très haut. Les visites du grand môme se multiplient ; les inquiétudes aussi. Puis, l’anxiété devient omniprésente, et même délirante. On peut aisément parler de mépris social, mais j’aimais l’idée qu’il soit à double sens, parce que le premier à rejeter, voire haïr l’autre pour sa condition, c’est Sacha. Pour lui, “Les gens des beaux quartiers, avec leur fric à gogo qu’ils dépensent n’importe comment, alors que d’autres crèvent la dalle, c’est à gerber.” Deux microcosmes qui partagent une similitude : la solidarité envers les gens qui y vivent ;  la méfiance envers les gens qui n’y vivent pas.

La rencontre entre Alice et Sacha permet une passerelle entre ces deux mondes, et surtout de rappeler, qu’en vrai, il n’en existe qu’un.

Mais, je pense, il y a plus que cette solidarité que nous venons d’évoquer. Il y a un jeu où chacun doit apprendre à apprivoiser ses peurs et à épargner les blessures de l’autre, à accepter de se faire aider. Est-il si difficile à laisser l’autre à nous aider ?

Je crois effectivement que ce n’est pas si simple. Accepter de se faire aider, c’est accepter d’en avoir besoin, et souvent le déni est une façon de ne pas donner de place à la douleur. Mais ce qui nous dévore ne se musèle pas si facilement. C’est ce que va traverser Alice. Et puis, il y a cette injonction à la réussite de nos sociétés capitalistes qui valorisent l’individu, l’égo, admire le self-made man, mais pas tant l’entraide. Heureusement, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, l’Ecole de Cuisine Belle Etoile que Sacha va intégrer, surnommée l’Ecole de la dernière chance, est inspirée d’établissements qui existent vraiment, comme les Ecoles de la deuxième chance du Chef Thierry Marx ou des Ecoles E2C. J’ai la naïveté de croire qu’il y a une voie professionnelle pour chaque jeune, même le plus cabossé, et que la société doit s’obstiner à inventer des alternatives.

À vous lire, deux mots ont attiré mon attention : réussite et dépersonnalisation. Une grande distance les sépare, surtout qu’ils ne concernent pas la même personne. Dans le premier cas, vous parlez de la réussite de Sacha à travers l’école de cuisinier, dans l’autre de la chute libre d’Alice dans la dépression. Comment construire un pont entre ces deux réalités exprimées de manière si définitive ? Pardon d’utiliser un mot un peu galvaudé, mais peut-on parler ici de résilience ?

Il me semble qu’on peut parler de résilience, puisqu’il est question de panser ses blessures pour pouvoir s’en affranchir. Sacha a besoin de se réaliser pour cesser de croire qu’il n’est bon à rien. Alice sombre dans la dépression, c’est un drôle de thérapeute qui finit toutes ses phrases par des paroles de musique populaire qui va poser un diagnostic et parler de dépersonnalisation. Toujours est-il que les deux chemins ne pourront pas être menés l’un sans l’autre.

Enfin et sans dévoiler le secret de la fin de votre roman, il semblerait que le réel et plus fort que la fiction. Votre narratrice se retire en laissant parler à sa place le style sec d’un épilogue comme un procès-verbal de la réalité qui prend le dessus. C’est aussi cela une vie à soi, suivre quoi qu’il en coûte son destin, son bonhomme de chemin de vie ?

Effectivement, sur la fin du roman, le réel prend en quelque sorte les commandes. Il est question de soulèvement populaire, comme nous avons pu en vivre ces dernières années, de manifestations, de violence, et des chaînes d’information en continu qui, je ne sais pas pour vous, mais moi m’oppressent et me donnent le vertige si je m’y attarde trop longuement. 

Et puis, l’épilogue ferme le roman à la façon de ces génériques de fin de films inspirés d’histoires vraies qui énoncent ce que chacun est devenu, les personnages principaux comme les secondaires. Je voulais que tous poursuivent leur chemin, même si ce n’est que dans le cœur de ceux qui les ont croisés, et j’espère dans celui des lecteurs.

Propos recueillis par Dan Burcea

Séverine Baaziz, Une vie à soi, Editions Chloé des Lys, septembre 2023, 292 pages.

           

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