Interview. Javier Santiso : « La littérature, l’écriture sont deux tentatives de passer outre le temps, d’ajuster ses comptes avec l’oubli »

 

 

Un pas de deux est le premier roman de l’écrivain franco-espagnol Javier Santiso dédié au peintre d’Edward Hopper. Selon l’auteur, le célèbre peintre américain « peint sa propre solitude, non celle des villes”. Reste à savoir quel sens donner au titre choisi à cette biographie romanesque et surtout dans quelle mesure est-il possible de vivre à deux la solitude que celui-ci évoque. Javier Santiso esquisse ce pas de danse littéraire avec une surprenante et discrète élégance dans un style d’une rare beauté et à travers des mots très poétiques, des propos attribués à Joséphine Hopper, l’épouse presque oubliée.

– « Les jours avancent comme de murs froids. Dans tous les recoins, les silences s’enroulent, se lovent sur eux-mêmes, des nids de vipère, retors, tous crocs dehors ». Je cite ici l’incipit de votre roman qui me permets de vous interroger sur la naissance de ce texte qui semble surgir de nulle part, en tout cas d’un océan de solitude. Une double question à ce sujet : pourquoi avoir choisi de resusciter la figure d’Edward Hopper et pourquoi cet angle narratif qui vous permet de donner la parole à Jo Hopper, son épouse ?  

La littérature, l’écriture sont deux tentatives de passer outre le temps, d’ajuster ses comptes avec l’oubli. Même si on sait d’avance, que c’est peine perdue. Pascal Quignard le fait de manière inouïe, sur des siècles entiers : il va chercher un musicien oublié, le débusque pour nous et le sauve de l’oubli. Pierre Michon, lui, le fait avec des vies plus minuscules encore. Les femmes en matière d’art, et dans la peinture en particulier, ont été les grandes oubliées, les grandes ensevelies. Joséphine est l’une d’entre elles. Une artiste plus connue et reconnue qu’Edward, lorsqu’ils se rencontrent. La coqueluche des milieux newyorkais. À partir de cette rencontre, et par la suite de leur mariage, commence l’histoire de sa mise en retrait. Non pas qu’elle soit une pure victime : c’est une femme forte, toute en énergie. Mais elle va se laisser bouffer, mettre de côté, et Edward va prendre toute la place, parce que sans doute son appétit est plus grand, infini. D’elle on vient de retrouver ses carnets, une mine d’anecdotes. Pour essayer de percer ce mystère, celui d’un couple, d’une traversée de vie. Le roman tente cela, la sortir du néant, en basculant la perspective, non pas en portant le regard sur Edward Hopper, mais sur elle, l’oubliée, sur Jo, la femme qui s’est mise de côté, en retrait volontaire.

– Vous venez d’évoquer les vingt-quatre carnets remplis d’écrits intimes par Joséphine Hopper découverts en 2016 dans la maison d’été du couple. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet et au sujet de vos sources documentaires en général ?

Il y a bien sûr les carnets mais aussi les documentaires, les essais, certains même à postériori, après l’écriture du livre. Car on ne finit pas un roman, même si on passe à un autre, il reste là. Il continue sa vie, en nous. Et surtout – magie de la lecture – avec l’arrivée des lecteurs, le roman ne se termine jamais. Il continue aussi sa vie, va plus loin. Certains vous dise en chemin, regard le titre est Un pas de deux, et justement il y a ce personnage, John Dos Passos, qui en espagnol veut dire Deux Pas. D’autres qu’on ne connaît pas donc le lisent, et qui parfois, c’est le miracle, ils s’émeuvent. Ces carnets racontent le menu d’une vie de femme, une vie toute menue, qui se réduit d’année en années. L’histoire aussi d’un couple qui s’effiloche. Elle tient les comptes, les registres, l’aide en tout. Et lui continue de grandir, de devenir légende, se faire Edward Hopper. En France, lorsque sa rétrospective s’organisera à Paris, elle sera une des plus vues de toute l’histoire des musées de l’hexagone. Presqu’un million de personnes, un record. Et personne, à peine, ne saura, qui est cette femme, là, dans chacune des toiles. La brune, la rousse, la blonde. Celle qui sert, qui lit, c’est toujours elle, la même, l’oubliée : Jo Hopper.

– En effet, ce titre, Un pas de deux, peut avoir une signification multiple, un geste d’harmonie mais qui peut en même temps être vécu comme un éloignement fatal du couple au fil du temps. Jo en est consciente. Elle va l’exprimer ainsi : « Depuis notre rencontre, les jours tombent moins vite, les années s’éteignent plus lentes » –  pour finir par cette phrase d’une grande force : « Nos batailles, les coups, les cris, les pleurs, ont fait naufrage de toute part ». Peut-on parler ici d’une évidence ? 

Le livre tourne autour d’un couple d’artistes. Mais surtout il est une clameur. Dire l’évidence, cette vérité qui te cogne avec les poings : chaque jour est une vie. On pense qu’on on en a à profusion de jours, de vies, mais c’est toujours très peu, presque rien. Et parfois on les dilapide, en multipliant ces riens. Cela peut-être durer toute une vie. En ce sens le roman est un hymne, une salve de joie. C’est tout le paradoxe. Elle sent, elle sait, que tout fuit, que toute sa vie fuite. Elle ne fera rien pour la savater, pour l’envoyer bouler ailleurs, partir. Rien pour se sauver. Au contraire d’autres femmes artistes, comme, par exemple, Françoise Gilot, qui sera la seule à quitter Picasso, à mettre même un océan entre eux, en venant se blottir à New York. Jo restera. Et ce couple atypique, désajusté dès le début, tiendra quarante ans. Elle est vive, rieuse, une bombe d’énergie, à peine un mètre cinquante. Lui, tout le contraire, presque deux mètres de haut, un ours, tout bougon. C’est tout le mystère. La vie même.

–  Comment Joséphine a pu renoncer à son œuvre artistique et se mettre dans l’ombre de son « grand dadais » de mari, devenant son agent à temps complet ?

Derrière chaque artiste, il y a la logistique. Il y a les échafaudages. Il faut que la vie tienne, que les murs ne se délabrent pas. Il faut tenir les comptes, aller chercher sa pitance. Tout cela elle va le prendre en charge, porter les ballots de tout leur quotidien. Comme pour beaucoup de couples de l’époque, la femme assure les arrières, et lui part au large. On est donc très loin du rêve américain, tel qu’on le sert encore aujourd’hui, avec ses maisons aux dents toutes blanches, et leur petit bosquet de fleurs, pour aguicher, pour tenir si possible une vie entière. Ici, chez les Hopper, la solitude claque, c’est un fouet. Une solitude non pas voulue, mais subie, et, le pire, une solitude à deux, chacun pour soi, chacun avec la sienne. Dans tous les registres elle va s’effacer, péricliter. Comme artiste mais aussi, tout simplement, comme femme. Sans doute parce qu’il fallait bien que quelqu’un tienne les rennes. Aussi, parce que lui, il ira en grandissant, et que l’espace est trop étriqué pour les deux. Mais de nouveau, le thème, la clef du roman, est ce coup de semonce, cette canonnade :  attention, chaque jour est une vie. Et on peut passer à côté, œuvrer à sa propre démolition, en y allant par petites touches, jour après jour, en plantant les navets, en y mettant de la courgette dans la soupe.

– Malgré le caractère confidentiel, intime, de votre récit, le style direct libre utilisé par Joséphine donne l’impression d’un acte d’écriture sans concession. Que pouvez-vous nous dire de ce type de discours pour lequel vous avez opté ?

Je voulais un livre qui soit une décharge d’écriture, un coup de fouet, avec des mots qui s’emballent, des phrases qui partent dans le décor, une cohue de verbes. Pour approcher au plus près du vertige du vivre. Même lorsqu’on sent qu’il nous échappe. On ne voit qu’avec le cœur. Et c’est ce qu’elle fait, Jo. Elle regarde avec tout son corps, avec toutes ses tripes. La vie est dans les prés, sur les falaises. Mais elle n’y arrive pas. Elle se laisse happer par le vide. Et il n’y a aucune grâce qui lui tombe dessus, ou qu’elle va chercher avec les griffes. La véritable grâce c’est tomber vers le haut. Non pas chuter vers le bas. La verticalité ce ne sera que pour lui, Edward. L’horizontalité, le quotidien, les armoires qu’il faut ranger, ce sera pour elle. Une vie horizontale, qui se retrouve très vite, sans l’essentiel, très vite sans horizon. Et on a beau regarder la mer, lever les yeux au ciel, c’est toujours le vide qui écrase. Un amour qui fait feu de tout bois, au début, puis, très vite, ne reste pas même la braise, rien que des copeaux épars, des brindilles qui n’ont plus aucune ardeur. L’affaire de sa vie à lui, ce ne sera pas de la réussir, d’aimer comme on peut, le mieux que l’on peut, mais de peindre, de mettre en couleurs et en images, ce qu’il a dedans. Les toiles de Hopper ne sont pas des paysages du dehors, mais bien des états d’âmes. C’est pour cela qu’ils nous touchent tous. Car le vertige du rien, d’une vie à vide, est toujours là. Il suffit de se laisser endormir. Il suffit de regarder le temps passer.

– L’œuvre de Hopper fonctionne chez Joséphine, si l’on comprend bien, comme un miroir au reflet vide, gris et sans relief. Et pourtant n’est-elle pas omniprésente  ? 

En effet. Pour se venger elle fera quelque chose d’assez osé : si son pachyderme de mari ne veut plus d’elle, ni la prendre, ni la surprendre, alors il n’y en aura pas d’autre. Interdit d’en mettre une autre dans leur lit, mais aussi sur la toile. Elle oblige donc Hopper de la prendre toujours comme modèle. Ainsi toutes les femmes sont toujours une même et seule, unique, elle, Jo. On pourrait imaginer des films, avec des scripts, des intrigues. Ceux, par exemple, de ces oiseaux de nuits, affalés au comptoir. Elle attend qu’il lui dise enfin ce qu’il a sur le cœur, mais les mots qui reste dans la glotte, pas envie, pas vouloir. C’est ce que fait le livre, redonner de la voix. Imaginer à partir des tableaux des bribes, des lambeaux de ces vies muettes. La plus poignante des toiles de Hopper est sans doute la dernière, celle des deux comédiens. Des mimes maquillés de blancs, qui saluent le public, qui se retrouvent tous les deux face au théâtre. La pièce est finie, le rideau va tomber, on éteint déjà les lampions. Alors il lui prend la main, et la fais venir sur le devant de la scène, avec lui, auprès de lui, enfin. Pour la première et pour la dernière aussi, les voilà donc tous les deux réunis sur la toile, même si, là encore, c’est à peine un pas à deux.

– Elle ressent cela comme une victoire, elle qui dira, écrivez-vous, « Lorsqu’on parlera de moi se sera comme celle qui était à tes côtés, la petite ronde là, à l’écart […] » ?

Voilà donc tout le paradoxe. Jo n’existe plus. Effacée, balayée, annihilée. Et pourtant elle est partout, omniprésente, dans presque toutes les toiles. Où que l’on regarde, elle est là, adossée près de la balustrade, accoudée au comptoir, le regard perdu dans une chambre. Encore fallait-il lui rendre justice. Le roman essaye de faire cela, décortiquer sa vie, depuis son point de vue à elle, celle qui a glissé vers les marges. Et pourtant, elle se tient toujours un peu en retrait, même dans la dernière toile, elle est quelques pas derrière. Il y a une photo du couple, lui assis, devant, et elle, plus loin, en arrière-fond, presque fondue dans le reste du décor. Tout est dit dans ce cliché. Une vie décalée, un pas de deux qui n’a pas été ceux de danseurs enlacés, pris par la ceinture, mais, au contraire, deux pantins, un peu gauches, qui n’ont pas le sentiment d’être à leur place, dans cette vie qui s’est ébouriffée au loin, ailleurs, sans eux.

– Une autre victoire que l’on pourrait attribuer à Joséphine concerne son œuvre découverte après sa mort et qui suscite l’intérêt des historiens de l’art. Qu’en est-il de cette revalorisation de son œuvre ? 

C’est à peine une victoire. À peine une escarmouche. Mais il y a de l’ironie dans leur histoire. Les œuvres de Hopper sont dans tous les musées du monde, dans toutes les rétines de ceux qui les ont vues ou pas. Celles de Joséphine ont refait surface, quelques-unes, à peine, à l’insu de tous, presque par accident. Et pourtant les voilà qui remontent depuis la nuit des temps, un peu comme les débris d’un naufrage que l’on retrouve des années après, dans une île qu’on croyait perdue. On retrouve quelques-unes de ses toiles, épargnées, dans les sous-sols du musée newyorkais, le même musée, où, aux étages nobles, trône les œuvres du mari. À ce musée elle aura pourtant tout légué, des centaines d’œuvres, une fortune, presque toutes les toiles, dessins, esquisses de Hopper. Et puis, dans un espoir de survie, les quelques toiles qu’elle a pu peindre au cours de leur histoire, elle les lègue aussi, dans le lot. La plupart seront éparpillées, même jetées, à la mort de Jo. Ce n’est que récemment, grâce à une historienne d’art américaine, qu’elles rejaillissent. Jo n’aura cependant pas connu la gloire, même tardive, celle dont auront pu jouir les Louise Bourgeois ou Etel Adnan de nos jours. À peine donc une victoire.

– Et, enfin, permettez-moi en guise de conclusion, de m’arrêter sur un aspect qui ne passe pas du tout inaperçu dans votre livre. Il s’agit de vos réflexions sur le thème de la création artistique et en occurrence sur les liens entre la peinture et la littérature. « La littérature, la peinture n’ont rien à voir avec le divertissement : à chaque coup de pinceau, à chaque phrase on peut sauter sur une mine, rester défigurer à jamais, avec un obus planté dans le corps, une balafre qui traverse la page, la toile, ricoche, pioche, éventre, te laisse les boyaux à l’air, l’estomac par terre. » S’agit-il d’un vrai crédo artistique qui met en avant votre conception sur l’art d’écrire ou de considérer l’art, en général ? Comment pourriez-vous le définir au mieux ?   

L’art, l’écriture, la peinture, n’ont rien à voir avec le tricot. Il ne s’agit pas de planter dans le verger des choux, ou des concombres. On bêche la toile, on racle les pages certes, mais c’est toujours des obus qu’on déterre. La poésie d’Anise Koltz ou de Christian Bobin n’ont rien à voir avec les bons sentiments. Pas plus que les textes de Céline, de Guyotat, ou encore de Calaferte – ces deux derniers injustement oubliés, trop peu lus. Plus que la narration, ce qui est raconté, c’est le style qui importe, la manière dont on raconte, le coup de poignet sur la toile. Dès qu’on entre dans n’importe lequel des romans de Céline, on sait qu’on est en territoire comanche. On n’en sort pas indemne, que la cavalerie arrivera trop tard. Les phrases ricochent, partent dans tous les sens, ça valdingue. On est loin des champs de potirons et de courgettes. La littérature n’est pas un potager tout propret, que l’on vient jardiner au clair de lune. Les textes qui font mouche, sont des javelots, au mieux des javelines. On peut écrire bien sûr comme on fait du crochet, ou comme on aligne des tulipes. Pour qu’il y ait de la joliesse. On mitonne la soupe, on la sert. C’est bon, c’est doux, mais cela ne rassasie pas. La littérature te laisse sur ta fin, elle est pire que de la poisse. La littérature c’est ce qui t’affame. Tu lis un livre d’un auteur, et c’est si fort, cela va si loin, que tu y reviens, tu veux le suivant. Tu veux que le livre ne finisse jamais, même lorsque la dernière page se dandine et commence à te faire du gringue, qui te dit, viens, mon chou, ma fleur, allonge-toi, c’est bientôt fini. Mais justement tu veux que cela ne finisse jamais, que les phrases continuent encore à te scalper. Une vie que rien ne décoiffe, qui te laisse les bigoudis en place, elle non plus ne sert pas à grande chose. Et c’est sans doute cela que nous dit Jo, n’oublie pas, chaque jour est bel et bien une vie.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de l’auteur : © Editions Gallimard Francesca Mantovani

Javier Santiso, Un pas de deux, Editions Gallimard, mars 2023, 240 pages.

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