Qui n’a jamais consulté un guide de voyage avant de partir à l’aventure? Pratiques ou culturels, classés par continents ou par régions du monde, ces ouvrages risquent aujourd’hui de devenir des manuels à l’usage d’une mondialisation qui finit par conduire à la congestion des circuits, à l’érosion de la curiosité naturellement créative et à l’uniformisation des goûts. Car, hélas, le touriste a pris aujourd’hui la place de l’homme-voyageur, déposant sur l’autel de l’agrément et de la curiosité dilettante la propension du risque et la soif de la découverte!
Dans ce cadre menacé par l’uniformité, un éditeur sort du lot et propose un type particulier d’ouvrages qu’il définit par l’heureux syntagme «des livres de voyage avec supplément d’âme». Il s’agit de Hikari Éditions (www.hikari-editions.com). La maison est située à Lille, elle a été fondée par des journalistes et des auteurs qui vivent à l’étranger et souhaitent «partager leur expérience et leurs histoires au-delà des médias traditionnels». La collection «Vivre ma ville» attire en particulier l’attention à ceux qui, après avoir choisi leur destination, préparent leur périple de façon moins conventionnelle et souhaitent conjuguer curiosité et information avec l’expérience de ceux qui ont décidé un jour d’y prendre racine et d’y vivre sur place. Conçues comme une suite d’interviews-portraits, les expériences de vie décrites dans cette collection nous intéressent particulièrement dans la mesure où elles construisent une «chair littéraire» et permettent ainsi à chacune de s’élever à un discours épique cohérent de type romanesque.
La collection compte déjà une vingtaine de titres donnant la parole à des gens qui vivent à Barcelone, à Berlin, à Bruxelles, à Delhi, à Londres, à Montréal, à Moscou, à Shanghai et à tant d’autres endroits [1].
Nous avons choisi pour illustration «Portraits de Kyôto» (Hikari Éditions, 2015), livre publié sous la direction de Rafaële Brillaud et qui réunit une douzaine de portraits de personnes vivant à Kyôto. La journaliste française qui vit au Japon depuis quelques années est convaincue que la meilleure façon de faire connaissance avec une ville est d’écouter l’histoire quotidienne de ceux qui y habitent. Elle réunit dans son ouvrage des témoignages de gens très divers, étrangers ou Japonais. Leur simple énumération témoigne de cette diversité qui la compose: geiko, agent de voyages, chercheuse, agent culturel, chef cuisinier, professeur, paysagiste ou chef d’entreprise, photographe, retraitée, arrivées du Mali, de Biélorussie, des États-Unis, de France, de Tokyo ou de Suisse. Nous faisons ainsi connaissance, à l’aide de ces confidences, avec Chikako, Anastasiya, Olivier, Isabelle, Oussouby, Katsuaki, Stephan, Takafumi, Ikuko, Coline et Rafaële.
En concédant à chaque expérience l’espace et le droit à l’unicité – «chaque voyage, chaque départ, a sa propre histoire» –, Rafaële Brillaud sait que le grand défi de ce type de livre est d’inciter ses contributeurs à révéler les raisons insondables de ce qu’elle appelle «un exil» : « On s’exile par amour, pour travailler, pour fuir, pour découvrir. C’est une aventure permanente qui a un immense mérite pour celui qui la pratique : ouvrir les yeux». Cette ouverture du regard renvoie, en effet, à la substance littéraire de ce livre hybride. Son écriture laisse transparaître une intention jumelle, «entre le récit et le city guide», comme l’écrit elle-même dans son introduction. Cette dualité narrative garantit une multiple audience auprès des visiteurs, des touristes ou des futurs amoureux de la ville de Kyôto. Plus encore, elle permet à chaque auteur de partager «dans la plus grande liberté, en toute subjectivité» à la fois des sentiments et des convictions personnelles et des informations de leur choix adressées aux lecteurs potentiellement conquis par leur expérience de vie. Chaque portrait contient, en ce sens, une liste détaillée et richement illustrée contenant leurs lieux de prédilection, des adresses de musées, de restos, de parcs, des cartes, etc.
Il est difficile, à première vue, de canaliser l’esprit de cette aventure permanente en un ensemble de récits qui se donnent à lire d’abord dans leur unicité, sans ignorer le besoin d’harmonie de l’ensemble. Par bonheur, le lecteur pourra constater que nul désordre ne menace le fonctionnement des codes narratifs qui se déclinent comme faisant partie d’une cantate à plusieurs voix, mettant en valeur la richesse sémantique du thème central qui est le voyage. Exil, périple, aventure, odyssée, chaque protagoniste choisit dans cet abondant filon de significations le mot juste qui correspond à son expérience personnelle. Pour exister, cette diversité doit suivre une seule règle : ne jamais quitter des yeux le but de cette démarche à double résonance, extérieure et intérieure. Car, si le but visible, matérialisé sur la carte est indubitablement la ville de Kyôto, avec tout ce qu’elle peut contenir en matière d’attraction et de découverte, le mobile intérieur tient du besoin presque inexprimable de chacun de se retrouver et de s’accomplir soi-même. De ce besoin intérieur, toutes les personnes en parlent avec une touchante sincérité, car tout commence pour chacune d’entre elles avec un événement décisif, fondateur, qu’il soit d’ordre professionnel ou purement personnel.
À partir de là, le scénario se dessine comme pour tous les récits de voyage, intégrant chaque étape dans son ensemble narratif : une visite antérieure, une attraction comme un coup de foudre, la conviction d’avoir fait le bon choix, l’amour déclaré pour la ville, le bonheur d’y vivre. Toutes les nuances de cette démarche convergent vers une appropriation familière de l’espace qui devient pour tous «un havre de paix».
C’est le cas de Chikako Nakagawa, la geiko, pour qui la ville de Kyôto est une ville «facile à vivre», après des années dédiées au dur labeur de l’école des maiko, les apprenties gheisha.
Ou celui d’Isabelle, la chargée d’art qui ne tarit pas d’éloges quant à la capacité de la ville de «brasser l’altérité, d’accueillir d’inspirer les artistes, d’épanouir la créativité».
C’est aussi le cas de Katsuaki Ogawa, niwashi, (jardinier paysagiste) né à Kyôto dans une célèbre famille de paysagistes, les Jihei Ogawa. Son travail consiste dans l’entretien des jardins de la ville mais aussi dans la création d’autres jardins dont il respecte scrupuleusement les plans.
Le chef Stephan Pantel qui, arrivé en terre nippone de son Sanary-sur-Mer natale ose bousculer certains codes culinaires pour le grand bonheur de ses clients.
Après des études en Autriche, en France, au Canada et en Allemagne, Coline a trouvé à Kyôto l’endroit idéal pour se consacrer à l’étude des primates.
Originaire de Bamako, au Mali, le professeur d’architecture Oussuby Sacko est lui-aussi tombé amoureux de Kyôto, en surmontant toutes les difficultés de l’intégration et en devenant de gaijin (étranger), «friendship ambassador» de la ville de Kyôto.
Takafumi Kawakami est un moine bouddhiste zen, prêtre directeur du Shunkô-in, un temple situé à l’ouest de la ville de Kyôto. Après huit ans d’études de psychologie et religions aux États-Unis, il enseigne la méditation et se rend régulièrement pour des conférences surtout sur le continent américain où il a gardé beaucoup de contacts.
Anastasiya Bulkavets, l’enthousiaste et courageuse Biélorusse, qui travaille dans une agence de voyages et qui, dans son périple est passée par la France, pour faire connaissance avec le Japon d’abord par ses études d’art oriental à la Sorbonne, et ensuite tombant amoureuse des natsume (les boîtes à thé) et du maki-e (l’art du décor).
Passionné par les légendes japonaises, les shôki (petites statuettes qui ornent l’entrée des vieilles maisons) et les yokai (des monstres, des animaux), Éric Faure est professeur de français et rêve de publier un recueil de contes et légendes de Kyôto.
Kai Fusayoshi possède une impressionnante carte de visite : photographe et barman, consultant au bureau des affaires économiques de la ville de Kyôto, nègre pour des livres pour les prêtres bouddhistes, journaliste tenant une rubrique hebdomadaire dans le Kyôto Shimbun, le quotidien de la ville, et, surtout, auteur d’une quarantaine de livre de photos, et participant à des expositions partout dans le monde.
Ikuko Hagiwara, retraitée née à Tôkyô et partageant sa vie entre Kyôto et Paris. Sa principale raison d’habiter l’ancienne capitale impériale tient de l’amour qu’elle a pour la conservation de l’architecture des vieilles maisons populaires, les minka. Devenue un havre de paix, sa maison est sa base vitale, malgré son besoin de revenir souvent à Paris. De la vie de son quartier aux problèmes environnementaux Ikuko partage son temps décidée à défendre la sauvegarde de «tout ce qui était beau, raffiné, sensible, du temps passé».
Oliver Franz, ébéniste suisse, vit une aventure professionnelle formidable, en travaillant comme scénographe officiel pour le festival de photographie Kyotographie. Cela va, selon lui, «du design graphique, de la création d’une identité visuelle en deux dimensions sur un écran à la planification d’un produit, de sa conception à la réalisation».
Et, enfin, Rafaële Brillaud, journaliste française, tombée amoureuse de la ville de Kyôto qu’elle décrit comme étant «somptueuse et moderne, bordée de montagnes, traversée par un large fleuve aux rives verdoyantes, parsemée de parcs, de jardins et de petits ruisseaux arborés, égayée dans chaque recoin de pots fleurs». Les choses les plus difficiles pour Rafaële ont été de changer ses habitudes parisiennes en se laissant surprendre par la ville de Kyôto, de dormir sur tatamis, de changer d’alimentation, et surtout de devenir analphabète, de se priver du plaisir de la lecture et de la beauté des mots. Quel bonheur en échange de découvrir le cycle des saisons avec l’embrasement floral des arbres ou avec le froid intense de l’hiver invitant le regard à devenir plus sensible à la poésie de la nature.
Son amour inconditionnel pour Kyôto se traduit en ces mots simples mais pleins d’émotion qui peuvent servir ici de conclusion : «Certes encore, il y a quantités de choses qui me manquent terriblement à Kyôto. […] Mais lorsque je m’éloigne, très vite Kyôto me manque. Son ciel bleu lumineux. Sa quiétude. Son art de vivre».
Avant de clore cette chronique, il faut redire tout l’intérêt pour cette collection et féliciter les journalistes et les auteurs qui l’ont fait naître et continue à la faire vivre pour le bonheur de tous ce qui rêvent d’un ailleurs heureux. Comme nous l’avons déjà souligné, une grand part de cette réussite est assurée par l’attention accordée à la valeur littéraire qui lui confère non seulement l’élégance de son langage mais aussi la densité de sa substance.
Une vraie réussite !
Dan Burcea
Rafaële Brillaud, Portrais de Kyôto, Hikari Éditions, 2015, collection Vivre ma ville, 224 p., 17,90 euros.
[1] La liste complète est à consulter à l’adresse : http://hikari-editions.com/collections/vivre-ma-ville?page=1