Nouvelle défense du journalisme : «Les journalistes se slashent pour mourir – La presse au défi du numérique», de Lauren Malka

Faut-il croire qu’au moment de la venue au monde du journalisme les étoiles se sont mises à comploter pour le faire naître sous d’inhospitaliers augures ? Sinon, pour quelle raison s’épuiserait-il dans ses contradictions et se retrancherait-il, au prix de perdre son âme, dans une ambiguïté hésitant entre le devoir d’objectivité et la servitude de plaire au plus grand nombre ? Et pourquoi une sorte de mythologie s’est emparée de lui pour l’affubler d’une sémantique discordante voire antinomique qui a fini par faire de lui «un métier dont on dit beaucoup de bien et beaucoup trop de mal» ?

Pour toutes ces raisons et pour d’autres qu’il serait trop long de développer ici, il conviendrait donc de dire que le journalisme mériterait bien une défense comme ce fut le cas pour tant d’autres productions littéraires, surtout que, de nos jours, les bouleversements provoqués par les nouvelles technologies ne cessent de réclamer un regard nouveau et une nécessaire révision des critères esthétiques et éthiques le concernant.

C’est à cette entreprise que s’attèle Lauren Malka dans son livre «Les journalistes se slashent pour mourir – La presse au défi du numérique», publié aux Éditions Robert Laffont. Consciente de la complexité et du caractère brulant de sa démarche, cette jeune diplômée du Centre d’Études Littéraires et Scientifiques Appliquées, Paris-Sorbonne (Celsa), actuellement conseillère littéraire de l’émission Au Fil de la nuit sur TF1, réussit à relever avec talent les nombreux défis dont le sujet abonde.

Arrêtons-nous sur celui qui occupe une place centrale dans son ouvrage : il s’agit de la démystification de ce qu’elle appelle une «double mythologie» qui place d’un côté l’image du «journaliste indépendant, calme, voyageur qui n’a qu’une parole – la même face au pouvoir et à la calomnie» et, de l’autre, celle d’un métier «qui ne se conjugue qu’au pluriel, se conçoit en multitude impersonnelle et fait varier les cancans au gré des vents». Le débat est arrimé à cette partition qui ne demande qu’à être convoquée devant une sorte de commission d’enquête imaginaire sur une mort annoncée du journalisme composée de «l’étudiant en journalisme», de «l’historien», de «la journaliste», du «naïf».

Le livre prend ainsi des envolées polémiques, plongeant le lecteur dans une rhétorique appartenant au genre de la controversia ou, pour rester dans le domaine de la philosophie, dans celui de la disputatio. On retrouve tous les éléments de ce type de discours aux vertus maïeutiques : vitalité, mise à nu des mécanismes socio-historiques, visibilité de la trajectoire argumentative, volonté de convaincre et prise en compte du sens des accords et des désaccords, éclatement de la vérité jusque-là cachée, conséquences sur le réel, etc. Plus encore, cette plaidoirie en faveur «du pauvre journaliste, déjà bien accablé par les intellectuels et écrivains de tout temps», oblige Lauren Malka à conjuguer les outils de la méthode diachronique avec la précision synchronique propre à un abrégé d’écriture capable de pouvoir pointer du doigt un phénomène dont la gravité ne trouve d’égal que dans la facilité avec laquelle il réussit à s’insinuer dans la pratique actuelle du métier de journaliste. Ce phénomène, apparu avec le développement des nouvelles technologies, semble être encore plus redoutable que la censure chère aux dictatures d’hier et d’aujourd’hui dont il s’inspire sans conteste.

Appelées communément «règles d’écriture Web», les nouvelles normes établies par le dieu Google – «premier lecteur » et «grand patron» apte à «anéantir en un clic» tout contenu qui ne correspond pas à ses algorithmes – se sont installées dans les rédactions à coups de semonce de la part des consultants en communication pour décider du contenu et de la pertinence du travail des journalistes. Cela prend des allures inquiétantes sous la plume de la journaliste (alter ego de Lauren Malka ?), lorsqu’elle s’interroge : «Quel genre de religion les prophètes de Google tentent-ils d’installer dans leur terre de mission ? Quelles peurs archaïques le robot du Web ressuscite-t-il chez les journalistes, intellectuels et lecteurs de presse ?»

L’échange épistolaire entre les deux rhéteurs, l’étudiant et l’historien, a vocation à répondre à ces interrogations, non sans passer par un débat des plus passionnants, promis déjà à un vif échange alimenté par leurs différences générationnelles et leurs opinions divergentes. Leurs portraits en est une garantie évidente : l’étudiant est «un garçon à la barbe fournie et à la peau lisse», se balançant entre deux mondes, «aussi drogué aux nouvelles technologies que nostalgique d’un journalisme qu’il n’avait pas connu, un passé fantasmé au travers de ses lectures de Jack London et de Joseph Kessel». En revanche, tout ce que l’on sait de l’historien c’est qu’il est méthodique, selon les qualités que les autres personnages lui accordent.

Ces deux portraits ont sans doute vocation à donner plus de crédibilité aux différends de nos deux sophistes, leur intention n’étant pas de démolir le journalisme comme genre littéraire nécessaire et emblématique de la société contemporaine mais de mettre en exergue les dangers qui le condamnent à une fatale errance. Fini le questionnement sur «les permanences et les mutations» dont le journalisme a toujours fait l’objet. Tout se focalise dorénavant sur cette question posée par les protagonistes : «Internet a-t-il tué le journalisme ?» Difficile de répondre ici à cette question centrale sans trahir le contenu de l’excellente démonstration réalisée par Lauren Malka dans son livre.

Rappelons ici l’intelligence et le souci d’objectivité avec lesquelles elle réussit à mener son enquête afin de prouver que le danger d’une nouvelle censure exercée par Google renvoie le journalisme dans un vide, dans une errance encore plus dangereuse que la mort. Le passage est si important qu’il mérite d’être cité en entier. C’est l’étudiant qui parle : «Mon inquiétude, en tant que journaliste engagé malgré moi dans l’aventure du Web était bien plus grave que cela : elle n’était pas liée à la mort mais au vide et à l’errance. La mort inspire, fait renaître, comme en témoignent les magnifiques textes des siècles derniers que l’historien ici présent m’a fait découvrir. Le vide et l’errance paralysent beaucoup plus.»

Si nous avons à présent la preuve irréfutable de ce que nous pourrions appeler «une obsolescence culturelle programmée», il est aussi intéressant d’observer l’argumentation que Lauren Malka met en place pour arriver à cette conclusion, et qui constitue, en fait, la substance de sa démonstration. Car, selon ses personnages, même si le passé du journalisme ne peut se vanter d’une gloire affirmée et constante, la rupture qu’il vient de subir de la part des nouvelles technologies est un coup d’autant plus terrible qu’il génère non pas une mort sûre mais une agonie sans fin, comme nous l’avons vu plus haut. Comment agit-elle, cette armée de prophètes de l’errance ?

D’abord, elle n’est pas humaine, même si les intelligences qui la commandent et qui brandissent la fameuse et indétrônable SEO («Search Engine for Optimisation») sont derrière tous ses projets. Ces ennemis sont des machines, des logiciels basés sur des algorithmes capables à rassembler des données, à les analyser et à décider instantanément sur la forme que devront prendre les articles de presse, grâce au comptage des signes, des chapeaux, des intertitres et des paragraphes, en réalité, «une gestion comptable des lettres». Cette méthode est aussi valable lorsqu’il s’agit du nombre des lecteurs dont les machines connaissent l’âge, la catégorie sociale, les tendances, les besoins (réels ou crées) et les goûts. La crédibilité est ainsi sacrifiée sur l’autel de la course à l’audience, il ne reste plus aux rédactions que de tronquer ce que fut jadis ses valeurs emblématiques, le courage et l’action en faveur de l’audience et de l’imitation, et de contempler comment petit à petit le journaliste est devenu «programmateur de succès d’audience».

La recette utilisée par les robots de Google est simple. La voici illustrée en six règles : 1. Écrire avec des mots-clés (et ne traiter que ce qui l’a déjà été) ; 2. Écrire vite (et en copier-coller) ; 3. Écrire beaucoup (et sans faire du sentiment) ; 4. Écrire simple (et simpliste) ; 5. Écrire populaire (et consensuel) ; 6. Écrire spectaculaire.

Quelle conclusion tirer de la démonstration illustrée par ce livre, se demande Lauren Malka, surtout pour éviter tout amalgame et ne pas jeter les bénéfices des nouvelles technologies avec l’eau de la tentative de confiscation voulue par certains ? Les réseaux sociaux ont démontré leur efficacité et leur capacité à confédérer les gens lorsqu’il s’agit de la menace de la vie pacifique en communauté, comme ce fut le cas le 13 novembre 2015. C’est donc vers une forme de communication qui refuse l’uniformisation et la surveillance collective du Big Brother, mais qui se met plutôt au service de l’union des forces positives et de la solidarité humaine pour le bien commun. «Il me faudra donc inventer un journalisme ouvert aux élans de solidarité et de créativité collective que permet le Web, un journalisme tissant des liens entre Kessel et Google» – écrit-elle à la fin de son livre.

Les rabat joie et les sceptiques trouveront cette thèse bien naïve, irréalisable et d’un humanisme vieillot. Les prophètes de la Silicon Valley feindront l’incompréhension et tenteront de la détourner à leur profit à coups de nouveaux algorithmes qui vont continuer à «récompenser l’acharnement de masse sans esprit critique» et à «imposer aux internautes et aux journalistes une forme de mimétisme consensuel qui transforment [les réseaux sociaux] en lieux de rumeurs et de cruauté».

La jeune journaliste Lauren Malka leur répond que le contraire est bien possible, en les invitant à un regard lucide et sans détour sur la réalité que nous vivons.

Un vrai courage et une bonne leçon d’intelligence qui mérite admiration et encouragements !

Dan Burcea

Lauren Malka, Les journalistes se slashent pour mourir – La presse au défi du numérique, Éditions Robert Laffont, 21 avril 2016, 168 p., 10 euros.

 

 

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