Christine Bry : Cinq poèmes inédits

 

La maison du poète  

                          (à Philippe Jaccottet)

La maison me regarde de ses yeux sombres

Elle m’annonce que l’hiver est fini

Elle m’annonce que la lune

Suspend des fleurs d’amandier

Au-dessus du ciel

Elle voudrait que je n’oublie pas

Le chantre aux yeux d’opale

Allongé à jamais sous la dalle

Elle regrette ses mains

Et sa ride en travers du front

Sa silhouette précaire

Sa joie instable.  

                                                                                                               

L’hôtel des Cabanes        

Ramène-moi à l’Hôtel des Cabanes

Sis aux confins de ta terre

Ma brune

Ramène-moi au pays des fables

Son ciel peuplé de pipistrelles

Et de martinets fous

Ramène-moi au pays tête-en-bas

Où du fond de l’été fiévreux

Fredonnait le marmot replet

Qui laissa Dieu s’asseoir à sa table

Et le goba.

 

Au-dessus du chenil

Au-dessus du chenil où tournent ses chiens

Vit un laboureur à la mémoire longue

Il n’entend pas rugir le vent

Les soirs d’hiver ni les nuits d’automne

Mais il se souvient de sa mère

C’était du temps des balbutiements

Il marchait alors de travers

Et n’avait pas de dents

Au-dessus du chenil où gueulent ses chiens

Il n’entend pas l’orage

Il n’entend pas les chiens

Mais il entend se perdre l’eau

Au creux des sources égarées

Il écoute leur babillage

Il perçoit leur tourment

Il pourrait les saisir à pleins doigts

Mais le veut-il seulement ?

Au-dessus du chenil où grognent ses chiens

Il revoit son père qui s’effondre

Sous le ciel de plomb à midi

Où sont les agneaux ?

Où mon âme ?

Au-dessus du chenil fangeux

Un laboureur parle à son chien

Il a des cernes sous les yeux

Les sangliers mangent son blé

Ses mains pourraient soulever le ciel

D’un seul coup.

 

Les petites filles

Les petites filles fendues au milieu

Ne savent pas

Ce qui se tient au milieu

Et au fond de leur corps fendu

Là-bas en dessous

Au milieu.

Elles accrochent leurs joies dans les arbres

Avec un drôle d’air penché

Un seul doigt posé sur les lèvres

Et le reste des doigts replié

Quelquefois elles ferment les yeux

Le temps d’un vol de Grand Flambé

Du côté de la sylve close

Elles rêvent de devenir poisson-coffre

Ou ange de mer

Ou bien méduse

Elles rêvent

De devenir transparentes

Pour échapper aux congres.

 

La mélopée des grillons

La Grande Ourse plante des boutons d’or

Sur le cul-de-four de la saison chaude

L’officine de l’amour a fermé

Au fond de l’âtre minuscule seuls les petits dieux nous écoutent

Ils écoutent la mélopée des grillons

C’est l’heure où au-delà des mers

S’enroulent les années lumières et la constellation d’Orion

C’est l’heure où remontent les phalènes

Du fond de la galaxie d’Andimion

C’est l’heure où nous devenons poisson-lune

Cigale de mer ou bien marsouin

Pourquoi suis-je ici ma mère

Et pourquoi ne suis-je pas murène ?

Pourquoi ne suis-je pas Dieu le Père

Ou babouin ?

 

Christine Bry est née à Tarare (Rhône). Après avoir obtenu un diplôme de Philosophie à l’université de Lyon II, elle suit une formation de dessin aux Beaux-Arts de Lyon, s’installe à Grignan (Drôme) et se consacre à la peinture. Enseignement à temps partiel et nombreuses expositions en France (Paris, Lyon, Strasbourg, etc.) et à l’étranger (Boston, Londres, Bruxelles…).

Publie en 2018 un essai sur Proust : Un monde désorbité (Une lecture de A l’ombre des jeunes filles en fleurs) Éditions Les Trois Platanes et en 2022 Proust en-deçà des mots, Revue d’études proustiennes n°16, Centenaire de Marcel Proust, Classiques Garnier.

Publication de Pataude (poèmes) aux éditions du Temps qu’il fait en février 2023.

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