Interview. Régine Detambel : « L’acte de tracer des mots, de revenir sur une phrase, de choisir un terme plutôt qu’un autre, c’est organiser le chaos intérieur »

 

Après s’être penchée sur les bienfaits de la lecture dans Les livres prennent soin de nous (2015) et Lire pour relier (2023), deux ouvrages de référence en bibliothérapie, Régine Detambel poursuit son exploration des pouvoirs de l’écriture avec Écrire juste pour soi. Les mots prennent soin de nous. Le but de sa démarche est de comprendre les usages et les effets de l’écriture personnelle, dans ce qu’elle révèle de ses mécanismes secrets ou de ses conséquences : qu’elle serve de « refuge » ou de « médecine de velours », elle permet de « plonger en soi-même et de mettre en forme ce que l’on a compris », faisant éprouver « une joie lumineuse dans ces instants de coïncidence à soi ».

« Écrire éclaire », dites-vous dès le début de votre livre. Vous ajoutez pour nous convaincre d’autres éléments descriptifs, comme : « se réinventer » ; « se construire », « s’autosuffire », « se réparer », « se consolider », « cicatriser » (13). Plus loin (139), vous complétez cette liste avec d’autres « effets de l’écriture » : « transformer le silence », « se plaire à créer », « renouer avec des parts de soi », « donner du sens », etc. Pouvez-vous nous aider à voir plus clair dans cet ensemble extrêmement riche de qualités de l’acte d’écrire ?

L’écriture, dans Écrire juste pour soi, n’est pas un simple outil expressif : elle est un acte d’unification. Tous ces verbes — se réparer, se construire, se plaire à créer, se réinventer — ne sont pas des effets distincts, mais les facettes d’un même processus de subjectivation. ». C’est habiter son espace intérieur en donnant forme à l’expérience brute, au flux affectif ou sensoriel qui nous traverse, pour le rendre pensable et habitable. Ce n’est donc pas une accumulation de bienfaits psychologiques : c’est un mouvement existentiel, une alchimie douce où le sujet, en se traçant, se découvre. En écrivant, on prend soin de soi, on trouve du sens, on retrouve une cohérence. Ce n’est pas une suite de vertus isolées, mais un seul mouvement : celui par lequel on devient plus conscient, plus vivant, plus unifié.

Quelle différence y a-t-il selon vous entre écrire des romans, produire pour ainsi dire de la littérature, et l’écriture pour soi ? À ce sujet, peut-on parler d’une « écriture de soi » et « une écriture pour soi » pour franchir le pas des joies et des tragédies des autres à nos propres ébranlements et accéder « à notre singularité » (43) ?

Écrire un roman, c’est s’adresser au monde ; écrire pour soi, c’est s’adresser à sa propre vie. Dans le premier cas, on construit une œuvre destinée à être lue, à entrer dans un espace public où le style, la structure, la réception comptent. Dans le second, l’enjeu n’est pas la forme, mais la présence : on écrit pour se comprendre, pour se tenir compagnie, pour se transformer. L’écriture pour soi n’a pas besoin de public pour être légitime.

Quant à la nuance entre « écriture de soi » et « écriture pour soi », elle est essentielle. L’écriture de soi produit une représentation : elle raconte, elle met en scène. L’écriture « pour soi », elle, n’a pas ce souci : elle cherche à se vivre. Elle ne vise ni la vérité biographique, ni la beauté du texte, mais une justesse intérieure. Passer des tragédies des autres à nos propres ébranlements, c’est quitter la fiction pour entrer dans l’expérience — non plus écrire sur la vie, mais dans la vie.

Dans le chapitre Plénitude du journal intime (78 sqq.) vous faites appel à Etty Hillesum qui, le 9 mars 1941, à Amsterdam, décide de tenir un journal intime et « ouvrir le fond de (son) cœur ». Les onze carnets d’Etty qui mourra à Auschwitz en 1943 révéleront une profondeur de pensée capable de rendre compte d’une expérience spirituelle, allant, écrivez-vous, jusqu’à accueillir des moments de grâce. On ne peut pas s’empêcher de penser à une autre tristement célèbre diariste de la même époque, Anne Frank, mais aussi Miriam Wattenberg (« Mary Berg ») et autres. Peut-on parler d’un pouvoir emblématique dans le cas de l’écriture pour soi à travers le genre littéraire du journal intime ?

Oui, absolument. Le journal intime est sans doute la forme la plus emblématique de l’écriture pour soi, parce qu’il condense tout ce que cette pratique porte de vulnérabilité et de résistance. Dans les journaux d’Etty Hillesum, d’Anne Frank ou de Mary Berg, l’acte d’écrire devient un geste vital : écrire, c’est rester debout au cœur de la destruction. Ces femmes n’écrivent pas pour la postérité, mais pour préserver une trace d’humanité dans un monde qui l’anéantit.

Leur écriture pour soi dépasse pourtant le simple témoignage. Elle touche à une expérience spirituelle de la conscience : en se confiant à la page, elles accèdent à une forme de lucidité qui n’est plus seulement personnelle, mais universelle. Ce qui était journal devient alors méditation sur la condition humaine. D’où ce pouvoir emblématique : le journal intime montre à quel point écrire pour soi peut, dans les circonstances les plus extrêmes, sauver la pensée, la dignité et la foi en la vie de toute l’humanité.

« Ecrire même juste pour soi, ‘est entrer en contact avec toute cette humanité » (101) Comment expliquer cette capacité de figuration de l’écriture capable d’embrasser plus que nos pensées, encore moins nos secrets ?

Écrire, même pour soi, nous relie aux autres parce que les mots eux-mêmes ne nous appartiennent pas. Ils viennent du langage commun, chargés d’expériences humaines accumulées. Dès qu’on les emploie, on dialogue avec tout ce qui a été dit avant nous. Ainsi, même dans la solitude de l’écriture intime, on n’est jamais seul : on écrit dans la grande conversation du monde.

De plus, l’écriture met en forme ce qui est universel sous nos particularités. En cherchant nos mots les plus justes, on découvre des émotions et des images que d’autres pourraient reconnaître. C’est ce pouvoir de figuration : transformer le vécu en formes partageables qui nous relient silencieusement à toute l’humanité. Écrire pour soi, c’est traduire une expérience singulière dans la langue commune — et, ce faisant, rejoindre l’humain dans son ensemble.

Il y a un chapitre qui pourrait intéresser plus d’un lecteur, celui intitulé Écrire contre la douleur (150 sqq.). Vous citez Virginia Woolf, l’Iliade de Homère, Alphonse Daudet et tant d’autres. Vous utilisez un terme qui a attiré mon attention, celui d’« autopathographie ». De quoi s’agit-il ?

Le terme autopathographie désigne le récit qu’une personne malade écrit à propos de sa propre expérience de la maladie. C’est une écriture du corps souffrant, mais depuis la conscience de celui qui le vit. Contrairement au récit médical, qui observe de l’extérieur, l’autopathographie parle depuis l’intérieur de la douleur : elle cherche à lui donner une forme, à la rendre intelligible, parfois même supportable.

Virginia Woolf, Alphonse Daudet ou encore Hervé Guibert ont montré combien cette écriture transforme la plainte intransmissible en pensée qui se partage et qui peut féconder autrui. Elle permet de reprendre possession d’un corps défaillant, de le réinscrire dans une narration, donc dans un sens. Écrire contre la douleur, c’est déjà lui résister. L’autopathographie ne guérit pas, mais elle restaure une souveraineté : elle rend au sujet malade la parole que la souffrance tend à lui voler.

Et un autre terme, celui de « verbo-moteur ». (163) Pouvez-vous nous expliquer de quoi s’agit-il ?

Le mot verbo-moteur vient de l’essayiste André Spire, qui désignait ainsi l’écrivain qui pense en bougeant. C’est une très belle image de la pensée en marche : celle qui naît du corps, de la respiration, du rythme des pas. L’écrivain verbo-moteur parle en marchant, en se frottant les mains, en battant la mesure, en grommelant, en gueulant, en laissant le geste précéder le mot. Chez lui, le corps ne sert pas la pensée, il la déclenche et la soutient.

J’aime cette idée parce qu’elle rappelle que l’écriture n’est pas une activité mentale isolée. Elle engage l’être tout entier, comme une danse de la langue. Chaque pas libère une idée, chaque souffle dégage une phrase. L’élan créatif ne vient jamais sans mouvement corporel : écrire, c’est remettre la pensée en circulation, parce que le verbe a besoin d’un corps pour exister.

Enfin, pour satisfaire jusqu’au bout la curiosité de vos futurs lecteurs, que veut dire « l’autocatalyse » dont vous apprenez qu’elle est « une forme d’alchimie langagière » (193) ?

Le mot autocatalyse vient de la chimie : il désigne une réaction qui s’accélère par son propre produit. J’ai repris cette idée pour qualifier ce qui se passe dans l’écriture « assistée » par intelligence artificielle. Quand je « dialogue » avec la machine, je déclenche, par le langage, une réaction intérieure qui s’amplifie à mesure qu’elle s’écrit. Les mots produits par l’IA, ses reformulations parfois absurdes ou hallucinées, ses propositions peuvent devenir les catalyseurs de ma propre écriture.

L’IA agit alors comme un révélateur, pas comme un auteur. Elle provoque une mise en mouvement, une circulation d’idées où l’on se découvre en la lisant. C’est pourquoi je parle d’« alchimie langagière » : une transformation mutuelle du langage et de la pensée, un phénomène vivant où le texte s’engendre lui-même. Écrire avec la machine, dans cette perspective, c’est écrire avec un miroir actif qui parfois peut éclairer nos zones d’ombre.

Propos recueillis par Dan Burcea

Régine Detambel, Écrire juste pour soi. Les mots prennent soin de nous, Éditions Actes Sud, collection Essais, 2025, 224 pages.

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