Après plusieurs recueils de poésie et le Prix littéraire Louise Labé, en 2012, Bruno Mabille publie Et maintenant ?, son premier roman. Cette interrogation contenue dans son titre marque de son empreinte l’économie de ce récit et invite à suivre son héros dans un voyage en Afrique. S’agit-il d’une fuite, d’une tentative d’apprivoiser ses peurs, d’un partage ou d’une renaissance ? C’est ce que nous allons savoir en posant ces questions directement à l’auteur.
Vous passez de la poésie au roman, même si, en regardant de près, la vibration poétique n’est pas totalement absente dans votre écriture, pour le grand bonheur des lecteurs que nous sommes. Que pouvez-vous nous dire de cette expérience, de ce passage de la poésie au roman ?
L’écriture poétique et l’écriture romanesque sont très différentes l’une de l’autre. La première, même si elle exige du travail et de la patience, est de l’ordre de la fulgurance et son temps est l’instant. Un poème n’a besoin d’être rattaché à rien et exprime avec le plus de justesse possible un ressenti ou une sensation. La seconde, elle, raconte une histoire et la déroule. Elle s’installe dans la durée. Écrire un roman prend plusieurs mois et même parfois plus et pendant tout ce temps, le romancier vit avec son écriture, en permanence. Elle l’accompagne au quotidien.
Pour ma part, déjà dans mes recueils de poèmes ou de fragments, j’ai beaucoup cherché, notamment par la composition et l’ordonnancement des poèmes ou des textes, à réconcilier ces deux temps et à faire de l’écriture (et donc de la lecture) un cheminement ou un voyage, de sorte de faire ressortir quelque chose comme une durée, une continuité, presque un récit. Le poète Philippe Jaccottet parle dans ses Leçons » de « lignes, de liens, comme des chemins ». C’est donc finalement assez naturellement que j’en suis venu au roman.
Pourquoi un roman de voyage ? Vaste sujet, diriez-vous… En quoi ce genre littéraire vous intéresse et vous attire ?
Ma réponse précédente répond déjà un peu à cette question. En fait, quand j’ai commencé à écrire ce roman, j’avais juste au départ l’idée de raconter l’histoire de quelqu’un dont on ne sait rien ou presque rien (même pas son nom ou son prénom) qui décide subitement (suivant l’injonction de Rimbaud « En avant, route ! ») de tout laisser tomber et de partir à l’aventure (« sur la route » en quelque sorte) et qui vit les évènements et les choses ancré dans le présent sans retour en arrière ni projection dans le futur. L’unique temps de ce livre est le présent. Sa trame est volontairement très linéaire et son titre « Et maintenant ? » traduit ces partis pris.
J’ajouterais que, partant de là, de cette idée, ce roman a été complètement improvisé. Il n’a donné lieu à aucune construction préalable et il s’est écrit au fur et à mesure de mon inspiration. J’ai, en l’écrivant, comme mon narrateur, moi-même vécu une aventure. D’où aussi, pour l’auteur que je suis, cette question permanente et lancinante que je me suis posée sans cesse : Et maintenant ? que va donc faire mon narrateur ?
Pourquoi l’Afrique ? Pourquoi le Sénégal ? Au sujet de ce choix, donnez-vous raison à un écrivain comme Antonio Tabucchi qui écrit dans Voyages et autres voyages : « Un lieu n’est jamais seulement ce lieu : il est un peu nous » ?
J’aime l’Afrique et j’aime en particulier le Sénégal. J’y ai vécu il y a trente-huit ans, le temps de mon service national au titre de la coopération (j’étais alors jeune auditeur à la Cour des Comptes à Dakar), disons pendant un an et demi. Ce moment a été une parenthèse dans ma vie, une parenthèse heureuse. Elle est importante pour moi. J’y ai notamment rencontré mon épouse. Elle est donc un peu moi.
La littérature a ce pouvoir de nous emmener partout, non seulement dans des lieux inconnus à découvrir (je ne suis par exemple jamais monté dans un cargo), mais aussi dans ceux que l’on a bien connus. Avec ce livre, je suis retourné au Sénégal. Cette idée m’est venue très vite, de manière presque évidente.
Oui, Antonio Tabucchi, un auteur que j’aime beaucoup, a raison.
Écrit à la première personne du singulier, votre récit peut être facilement qualifié d’autobiographique. Est-ce que c’est le cas, et quel est le poids de ce côté personne dans l’économie de votre roman ? Sinon, comment comprendre cet avertissement écrit sur la première page de votre livre : « Ce personnage n’est pas moi, même s’il aurait pu… »
Ce roman, même s’il se nourrit un peu de mon histoire personnelle, n’est pas autobiographique. C’est une vraie fiction. Les personnages sont tous inventés et ce qui leur arrive aussi. Dans ce roman, j’ai souhaité que le personnage principal soit flottant, plongé dans le présent et qu’il vive les choses telles qu’elles se présentent à lui, les unes après les autres. Au départ, j’avais l’idée d’utiliser le « vous » comme dans « La modification » de Michel Butor et puis j’ai changé le « vous » en « je ». Néanmoins ce « je » ainsi que je l’écris en préambule n’est pas moi. Il aurait pu l’être, mais il ne l’est pas. Il « est un autre » aurait dit Rimbaud.
Personnellement, j’aime que le narrateur parle à la première personne. Cela permet tant à l’auteur qu’au lecteur de rentrer dans la peau du personnage, de s’identifier à lui.
Pourquoi partir ? Comment vit votre personnage cet appel à hisser les voiles et partir vers le large monde, comme on dit ? Je cite en guise d’illustration ces phrases : « Une sensation de froid m’envahit, me retourne et me rince, comme le ferait une vague. Me voilà devenu fragile et vulnérable, incapable de me défendre dans un monde hostile et malfaisant. […] Pourquoi ce plongeon ? Et que vais-je devenir ? » (p. 51)
Pourquoi partir ? Pour répondre à cette question, je reviens à Antonio Tabucchi et à son roman « Nocturne indien » que je recommande à tous. (Le film adapté de ce livre par Alain Corneau est magnifique aussi). Pour lui, (et donc pour moi), voyager est une quête, la recherche de quelqu’un qui n’est autre que soi-même, la quête de sa propre identité. On ne voyage pas pour se perdre mais pour se trouver, ou plutôt, on voyage pour se perdre, se laisser perdre, pour mieux se retrouver.
Les rencontres jalonnent le parcours de ce que l’on pourrait appeler, selon la quatrième de couverture, « une route en pointillés vers une renaissance possible ». Quelle place occupent ces rencontres dans la construction de votre récit ?
Les rencontres jalonnent en effet ce livre. Pour ma part, je pense que le sens de la vie, j’irais même jusqu’à utiliser le mot « foi » (qui pour moi n’appartient pas aux religions), m’est donné par autrui. Il s’instaure dans un rapport à l’autre. Seul, rien n’a de sens. C’est pourquoi mon personnage, quand bien même si seul et si flottant, a besoin de ces rencontres pour avancer. Elles lui sont indispensables et nécessaires.
Et puis, d’une certaine manière, ne peut-on pas dire, à la fin du livre, de ce personnage, qu’il est sauvé ?
S’il fallait choisir une (voire plusieurs) de ces rencontres – elles sont nombreuses, et chacune à son pesant d’or – laquelle/lesquelles choisiriez-vous pour nous en parler ?
Si, parmi ces rencontres, il faut en choisir une, alors bien sûr je choisis la première mais je n’en dirai rien !
Sinon il y a les deux personnages féminins de Marie la galeriste et de Salimata, la « disquette » (la minette en wolof) délurée et pasionaria, très différentes l’une de l’autre, que j’aime beaucoup. Avec ces deux femmes le narrateur entretient une amitié authentique. Marie vit dans ce roman une épreuve et le narrateur est à ses côtés pour l’aider et l’accompagner, et il le fait jusqu’au bout. Elle est au fond celle qui lui donne des responsabilités et le sort de ses flottements. Quant à Salimata, elle aimerait bien que le narrateur devienne son petit ami mais, à défaut, elle en fait son confident. C’est une jeune femme libre et très belle.
Dans la catégorie des rencontres, devrions-nous inclure les lieux, la ville, mais aussi la nature et toutes ses merveilles ?
Bien sûr ! Ce roman se situe principalement au Sénégal. Et comme je le disais plus haut, j’aime ce pays et j’aime ses gens. J’y retourne d’ailleurs souvent, disons tous les deux ans, et chaque fois j’y retrouve quelque chose de ce que j’ai vécu alors, un je-ne-sais-quoi.
J’ai essayé de l’exprimer, de le faire transparaitre dans ce livre même si j’en dévoile aussi quelques faces cachées moins reluisantes.
Et l’art qui enchante tout autant les yeux et les cœurs ?
Concernant l’art, on le retrouve à plusieurs endroits dans ce livre : la musique, la photographie, le cinéma, la littérature et la poésie, la sculpture, la peinture, et aussi l’art africain. J’aime les masques africains par exemple et j’en possède plusieurs. Le masque Dan dont je parle dans le roman est accroché au mur de mon bureau…
Je suis très sensible à toutes les expressions artistiques. Elles m’intéressent. Mes recueils de fragments (« Hypnoses » et « Il a plu et tout luit ») en témoignent et ce roman « Et maintenant ? » aussi.
Quant à votre style littéraire, impossible de ne pas s’arrêter sur des phrases d’une rare beauté, comme des fulgurances poétiques qui donnent de l’éclat et de l’émotion à la narration. Quelle attention avez-vous accordé à ce côté poétique, si l’on peut l’appeler ainsi, de votre récit ?
J’aime écrire. Je ne sais pas m’en passer. J’y apporte toujours beaucoup de soin jusque dans la simple rédaction de mes notes de travail ou de mes courriels professionnels. Je dirais, concernant l’écriture que ma quête est celle d’une forme de simplicité associée à une musique ou à un rythme qui m’est propre. J’ai toujours souhaité pouvoir m’exprimer le plus précisément possible, avec justesse mais en peu de mots, et ne pas en dire plus qu’il n’en faut. C’est cela je crois qui confère à mon roman une impression d’aération et d’une suite de séquences brèves.
J’ai voulu en tout cas et j’espère que c’est ainsi que mes lecteurs le liront, que mon livre soit d’une lecture aisée et fluide.
Et enfin, une dernière question, en prenant appui sur ce que vous écrivez vers la fin de votre roman : « Que savons-nous de nous ? Si peu, autant s’en suffire. » En avez-vous appris plus, en écrivant ce roman ?
Je ne saurais dire si j’en ai appris plus sur moi-même en écrivant ce roman. Ce dont je suis sûr en revanche c’est que mon personnage, lui, a mûri tout au long de cette histoire et a, je crois, trouvé un chemin prometteur… En ce sens, on peut parler peut-être de renaissance.
Propos recueillis par Dan Burcea
Bruno Mabille, Et maintenant ?, Jacques-Marie LAFFONT Éditions, 2025, 260 pages.

