«Je veux te faire découvrir mon pays…» C’est avec cette invitation que l’écrivain Yasmina Khadra nous ouvre la porte de ce livre unique dont le titre renferme trois syllabes chères à son cœur «Algérie». Livre publié en 2012 par les Éditions Michel Lafon pour fêter le cinquantenaire de l’indépendance de ce pays, et dont l’élégante beauté est due à l’écriture unique de Yasmina Khadra et à l’art photographique de Reza Deghati, maître incontesté, capable de métamorphoser le regard en frémissement de l’âme et la lumière en poussière de rêve. C’est lui qui déclarait il n’y a pas longtemps qu’«une bonne photographie se prend avec le cœur».
Dans cet harmonieux duo, la plume émerveillée de Yasmina Khadra répond, quant à elle, par un texte qui repose sur la subtile déclinaison du mot voyage, exercice littéraire censé filtrer toutes les nuances de ce vocable pulvérisé au fil du temps dans un arc-en-ciel sémantique de l’aventure, au circuit, à l’errance, à l’excursion, à l’exode, au passage, à l’odyssée, à la pérégrination, au périple, à la traversée… En bon guide, Yasmina Khadra, nous gratifie de sa présence rassurante : «Si quelque chose te dépasse tandis que tu marches parmi les miens, dis-toi que c’est un ami qui te devance pour sarcler ton chemin de tout préjugé car, si l’on écartait les œillères du cliché pour regarder l’Algérie, on se trouverait nez à nez avec une toute autre vérité – celle de l’hospitalité, de la charité humaine et de la fraternité».
Suivons-le dans ce périple où il se fait le porte-parole d’une joie infinie: celle de raconter l’indicible sentiment de plénitude que seule la terre qui l’a vu naître pourrait lui instiller l’élan nécessaire à une perpétuelle et vive évocation. «Pour moi, nous dit-il, l’Algérie est une perpétuelle évocation. Et comme avec l’évocation, on n’interroge pas le fait, mais l’effet qu’il suscite en nous. Le chagrin et l’euphorie échappent à leur histoire puisqu’ils la dépassent. Nous ne sommes plus devant ce que nous croyons comprendre ou découvrir, mais devant ce que nous sentons». Devant cette introduction en la matière, comment de ne pas voir qu’il est question ici de quelque chose qui dépasse une simple invitation pour des touristes-flâneurs, car comprendre avec le cœur suppose une élection d’esprit qui trouve sa justification dans l’unique complicité avec l’âme du pays. Le texte khadrien déploie à cette occasion tout un filet de métaphores pour retenir l’inégalable beauté de cette âme: «L’Algérie ne se raconte pas ; elle se subit. Elle est la vestale des grands et de petits, l’égérie des poètes et des simples d’esprit, la folie des foules et le dernier refuge des sans-abri. Elle est ce qui reste lorsque tout a été dit, la cendre des phénix trahis, le galet dans les rivières taries. Elle est la dernière prière, le vœu le plus cher, la chair de notre chair, elle est le pouls de l’éternité».
Comment définir, en définitive, ce livre : déclaration d’amour ou invitation au voyage, hymne à la beauté des terres natales ou vade-mecum poétique dans des contrées remplies d’humanité? Qui mieux que l’auteur pourrait nous l’expliquer, nous le rendre familier en associant autant de beauté à une tornade d’émotions, à un «tsunami émotionnel» ? En fin observateur et fin lettré, Yasmina Khadra sait que le seul moyen de donner de la crédibilité à son texte et de l’allure à son odyssée, c’est d’y déposer son âme et d’assumer le défi de l’autobiographie, en transgressant les règles des genres littéraires.
Que cela n’en déplaise aux puristes !
Ce texte autobiographique, inséré dès la page 14 sous le titre Mes rencontres avec l’Algérie a ici toute sa place, confirmant le postulat selon lequel seule l’«odyssée» offre une connotation héroïque au mot «voyage» par sa capacité de changer l’âme du voyageur en le plaçant devant le défi initiatique de faire sien le mystère à qui il doit donner du sens. Tout cela prend forme sous la plume de Yasmina Khadra par la mise en abyme de ce voyage dans le grand voyage, s’alimentant l’un et l’autre du même appel vers ce territoire dont la force symbolique habille le réel dans une lumière éclairant l’histoire et la géographie de ce territoire. L’auteur nous invite cette fois à un voyage dans son Algérie à lui, pays fait de souvenirs et de promesses dont la plus importante est celle de devenir un jour écrivain. Yasmina Khadra refait le même parcours que ses illustres prédécesseurs pour qui «On n’habite pas un pays, on habite une langue», comme disait Emil Cioran. Choisissant d’écrire en français, il va également choisir, et de façon définitive, son modèle littéraire : il s’agit d’Albert Camus. «Dans son esprit, nous dit l’auteur, il racontait l’Algérie. Il n’était pas obligé de tricher. Il était en parfaite harmonie avec sa muse, le reste lui importait peu. De l’Algérien, je lui reconnais cet amour indéfectible pour le pays. Son talent, tout son génie s’abreuvait aux sources de sa contrée. Il excellait à rendre les lumières et les senteurs des paysages, à redonner aux horizons leurs éclats et aux évocations leur fascination».
Le portrait de son maître est tellement saisissant que l’on devine les qualités auxquelles aspire l’élève. Comme tout beau livre, celui-ci ne fait pas exception à la règle ; il exerce sur la curiosité du lecteur la même fascination et la même séduction comme une fête impétueuse de l’œil pris entre deux manières jumelles de raconter une histoire, celle de l’image, de l’écriture avec la lumière, si l’on s’en tient au sens premier du mot «photographie», et celle du discours littéraire, autre manière de raconter le monde en tirant profit de la sève et de la couleur des mots. Ainsi, allant de surprise en surprise, ce périple s’adapte au fil des escales, pour donner l’occasion de faire connaissance avec l’histoire des lieux et des hommes, en traversant le pays de Constantine jusqu’au Grand Sud, en passant par Oran, Alger, Tizi Ouzou, Rio Salado, Zahara, à la rencontre de cette Algérie «plurielle […] avec ses Pieds-Noirs, Algériens, Français, Espagnols, Grecs, Juifs, Berbères, Touareg…» qui refuse l’uniformisation car elle sait qu’être réduite à une seule identité est à coup sûr un risque fatal de s’effriter.
Se laissant admirer tout au long de ces pages réjouies, l’Algérie du photographe Reza et de l’écrivain Yasmina Khadra tend ses bras séduisants aux lecteurs qui, comme elle ne cesse de croire, franchiront un jour ses frontières, essuyant d’un revers de main toutes les barrières qui persistent de nos jours à les tenir loin de ses paysages enchanteurs.
Dan Burcea (29/03/2014)