La maison du poète
(à Philippe Jaccottet)
La maison me regarde de ses yeux sombres
Elle m’annonce que l’hiver est fini
Elle m’annonce que la lune
Suspend des fleurs d’amandier
Au-dessus du ciel
Elle voudrait que je n’oublie pas
Le chantre aux yeux d’opale
Allongé à jamais sous la dalle
Elle regrette ses mains
Et sa ride en travers du front
Sa silhouette précaire
Sa joie instable.
L’hôtel des Cabanes
Ramène-moi à l’Hôtel des Cabanes
Sis aux confins de ta terre
Ma brune
Ramène-moi au pays des fables
Son ciel peuplé de pipistrelles
Et de martinets fous
Ramène-moi au pays tête-en-bas
Où du fond de l’été fiévreux
Fredonnait le marmot replet
Qui laissa Dieu s’asseoir à sa table
Et le goba.
Au-dessus du chenil
Au-dessus du chenil où tournent ses chiens
Vit un laboureur à la mémoire longue
Il n’entend pas rugir le vent
Les soirs d’hiver ni les nuits d’automne
Mais il se souvient de sa mère
C’était du temps des balbutiements
Il marchait alors de travers
Et n’avait pas de dents
Au-dessus du chenil où gueulent ses chiens
Il n’entend pas l’orage
Il n’entend pas les chiens
Mais il entend se perdre l’eau
Au creux des sources égarées
Il écoute leur babillage
Il perçoit leur tourment
Il pourrait les saisir à pleins doigts
Mais le veut-il seulement ?
Au-dessus du chenil où grognent ses chiens
Il revoit son père qui s’effondre
Sous le ciel de plomb à midi
Où sont les agneaux ?
Où mon âme ?
Au-dessus du chenil fangeux
Un laboureur parle à son chien
Il a des cernes sous les yeux
Les sangliers mangent son blé
Ses mains pourraient soulever le ciel
D’un seul coup.
Les petites filles
Les petites filles fendues au milieu
Ne savent pas
Ce qui se tient au milieu
Et au fond de leur corps fendu
Là-bas en dessous
Au milieu.
Elles accrochent leurs joies dans les arbres
Avec un drôle d’air penché
Un seul doigt posé sur les lèvres
Et le reste des doigts replié
Quelquefois elles ferment les yeux
Le temps d’un vol de Grand Flambé
Du côté de la sylve close
Elles rêvent de devenir poisson-coffre
Ou ange de mer
Ou bien méduse
Elles rêvent
De devenir transparentes
Pour échapper aux congres.
La mélopée des grillons
La Grande Ourse plante des boutons d’or
Sur le cul-de-four de la saison chaude
L’officine de l’amour a fermé
Au fond de l’âtre minuscule seuls les petits dieux nous écoutent
Ils écoutent la mélopée des grillons
C’est l’heure où au-delà des mers
S’enroulent les années lumières et la constellation d’Orion
C’est l’heure où remontent les phalènes
Du fond de la galaxie d’Andimion
C’est l’heure où nous devenons poisson-lune
Cigale de mer ou bien marsouin
Pourquoi suis-je ici ma mère
Et pourquoi ne suis-je pas murène ?
Pourquoi ne suis-je pas Dieu le Père
Ou babouin ?
Christine Bry est née à Tarare (Rhône). Après avoir obtenu un diplôme de Philosophie à l’université de Lyon II, elle suit une formation de dessin aux Beaux-Arts de Lyon, s’installe à Grignan (Drôme) et se consacre à la peinture. Enseignement à temps partiel et nombreuses expositions en France (Paris, Lyon, Strasbourg, etc.) et à l’étranger (Boston, Londres, Bruxelles…).
Publie en 2018 un essai sur Proust : Un monde désorbité (Une lecture de A l’ombre des jeunes filles en fleurs) Éditions Les Trois Platanes et en 2022 Proust en-deçà des mots, Revue d’études proustiennes n°16, Centenaire de Marcel Proust, Classiques Garnier.
Publication de Pataude (poèmes) aux éditions du Temps qu’il fait en février 2023.