Avec «Désorientale», l’écrivaine franco-iranienne Négar Djavadi réalise la performance d’un exercice très réussi qui la fait glisser avec élégance du domaine de l’image, qui fut son premier moyen d’expression, à celui de l’écriture, concédant ainsi aux mots le rôle de construire d’autres formes de discours comme c’est le cas de ce récit d’une force impressionnante, s’agissant surtout d’un premier roman. Ce long cheminement à travers ces formes de discours artistique a, sans doute, demandé une période de transition exigeant de la part de la cinéaste diplômée de l’INSAS, une école de cinéma bruxelloise, d’oublier les années passées derrière la caméra et d’opter pour le travail de scénariste et ensuite de romancière. Cette ouverture vers l’écriture a été pour elle une victoire qui a dû passer surtout par sa capacité de répondre aux exigences de la pratique littéraire de la langue française qui n’est pas, faut-il encore le préciser, sa langue maternelle.
«Le langage de l’image – se confie-t-elle à Yasmine Youssi dans Télérama – correspondait à un moment de ma vie où j’avais envie d’exprimer des choses sans encore avoir les mots pour le faire. J’ai mis du temps à savoir comment me positionner par rapport à la langue française». On peut discerner dans cette déclaration une volonté de faire coexister à travers différentes périodes de création deux types de langage artistique conduisant à une conjonction presque symbiotique entre polyphonie et polysémie. Il serait donc imprudent de parier sur une nette dichotomie qu’elle aurait installée pour arriver à un si subtil mariage. En réalité, cette séparation ne pouvait être qu’artificielle. Pour construire son roman Négar Djavadi n’hésite pas à faire appel à une sorte de pattern inspiré du modèle de fabrication d’un disque vinyle (face A, face B) et à ponctuer la structure narrative par de nombreux syntagmes liés au déroulement d’une bande son ou vidéo pour la mettre sur pause et/ou la redémarrer imposant au lecteur un rythme de séance de tournage. Les choses ne se passent-elles de la même manière dans le monde de Kimiâ ? La narratrice évoque à son tour le message reçu de son père Darius Sadr, comme une vraie plaidoirie pour l’écriture, seul moyen capable de rendre possible la transmission des idées : «On écoute mieux avec les yeux qu’avec les oreilles. Les oreilles sont des puits creux, bons pour les bavardages. Si tu as quelque chose à dire, écris‑le». Curieux conseil dans un monde où, à l’exemple de Shéhérazade, «l’Iranien se sent enfermé dans le dilemme existentiel et quotidien de parle ou meurs» et où le silence est synonyme de renoncement, voire de mort. Seulement en la regardant de plus près nous arrivons à saisir la vraie valeur de cette injonction. Selon Darius, intellectuel, journaliste et opposant politique, «Le Maître de la page blanche, Le Téméraire, Le Révolutionnaire», l’écrit doit avant tout servir à lutter contre une forme de mort encore plus grave que l’ennui, une mort venant des couloirs de la haine et de l’oppression et qui réclame justice. L’écrit est, selon lui, la plus haute forme d’opposition, s’inscrivant dans le mouvement des résistants intellectuels de l’Iran contemporain.
C’est en se remémorant l’image de son père Darius que Kimiâ, bloquée dans une salle d’attente du service de PMA de l’hôpital Cochin, ressent le besoin de donner une forme narrative à ses pensées qui l’envahissent comme «une somme incongrue de circonstances, de fatalité, d’héritages, de malchances et de drames». Réfugiés dans le périmètre chancelant de sa mémoire, d’autres personnages vont s’attabler à côté de la figure lumineuse de ce père héroïque : Sara, sa mère, Leïli et Mina, ses sœurs, les oncles ayant délaissé leurs noms en faveur des nombres, d’Oncle numéro 1 à 6 plus un 7e, le mendiant aux yeux bleus, les grands-parents et les arrière-grands-parents et toute une lignée prenant racine dans la lumière ensoleillée de la province reculée de Mazandaran, au bord de la Mer Caspienne. Difficile de ne pas se perdre dans ce labyrinthe de mémoire capricieuse qui «sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre». L’écriture devient pour Kimiâ le seul garant d’une victoire annoncée contre ce que nous pourrions appeler une pulvérisation de la vérité de cette mémoire que la narratrice qualifie elle-même de «vérité singulière». Filtrant ainsi sa substance narrative, le roman prend toutes ses libertés, y compris celle de puiser une partie de ces licences dans la source lointaine de la mythologie familiale, dans la légende ou simplement dans la réalité brute des événements historiques d’hier ou d’aujourd’hui. Le récit nous fait ainsi voyager à travers les générations, les pays et l’Histoire, à la recherche d’une identité que chacun de ses protagonistes cherche à discerner et à conserver en opposition à l’engrenage d’une machine à broyer des vies, engendrée par la perte de liberté ou le déracinement. Roman biographique où l’exil va prendre petit à petit une place prédominante, «Désorientale» fait résonner les cordes de la rupture et de la nostalgie dans la tonalité mineure des douleurs lointaines, tout en laissant flotter dans le ciel du temps présent des débris de menaces indélébiles dont vont se servir les représentants des dictatures successives de l’Iran contemporain.
La silhouette frêle de Kimiâ traverse tout cet espace narratif se servant à profusion d’inattendus coup de flash-back ou, comme elle aime plutôt les nommer, des «rembobinages», où passé et présent s’entremêlent pour dessiner le portrait riche en couleurs de la lignée des Sadr. Impossible d’oublier tous ces êtres bigarrés, semblant s’être décollés des pages du célèbre Cent ans de solitude, d’un Gabriel Garcia Marquez qui vient par miracle habiter la Perse : Montazemolmolk, ce seigneur féodal de Mazandaran, vrai patriarche de la famille Sadr, Nour, la grand-mère de Kimiâ, celle qui lui laissa sa place au moment de sa venue au monde, Emma Aslanian, grand-mère maternelle d’origine arménienne et, enfin, Darius et Sara, les parents des Kimiâ, Leïli et Mina, intellectuels ayant suivi des études en France et porteurs des idées de progrès qu’ils défendent avec courage contre l’oppression du régime du Shah et ensuite de celui, tout aussi dictatorial, de Khomeiny. Évoquer la Révolution de 1979 est pour Négar Djavadi l’occasion rêvée d’insister, par la voix de Kimiâ, sur une vérité historique oubliée ou tout simplement occultée par les journalistes occidentaux, amateurs plutôt de scénarii de western que d’analyses historiques approfondies capables de prouver que Khomeiny n’a pas été le seul précurseur de la Révolution, mais qu’elle trouve ses origines dans «le mouvement de protestation des intellectuels, un élan jailli dans les universités et porté par une jeunesse éclairé», selon ses paroles. Plus tard, à Bruxelles, Kimiâ trouvera dans le journal Le Monde du 2 février 1989, un article où il est question de son père Darius. Elle cite un long fragment que nous reproduisons ici pour sa grande importance dans l’économie du récit : «Sadr fut le premier intellectuel qui interpella directement le Shah. Dans la lettre ouverte qu’il lui adressa en 1976 et qui circula très vite parmi les étudiants dont beaucoup furent arrêtés pour l’avoir en leur possession, il dénonça ouvertement les incohérences du régime, la répression et l’absence de liberté d’expression, le fossé économique entre l’élite et le peuple tenu à l’écart des profits colossaux engendrés par l’argent du pétrole. Cette lettre peut être considérée comme la première pierre de la révolution iranienne de 1979». En effet, toujours selon Kimiâ, Darius fut l’auteur de deux lettres, la première adressée au Shah et intitulée «Lettre ouverte» et la seconde en réponse à l’injonction de Khomeiny, «Il faut casser les stylos !» La réponse de Darius Sadr portait comme titre «Les stylos ne se brisent pas». Sara, quant à elle, «était toujours en alerte. Son corps longiligne drapé dans la passion comme dans un vêtement taillé sur mesure». Contraints à l’exil, les Sadr quittent l’Iran et arrivent en France. Kimiâ vit cet événement comme une seconde naissance, le cœur serré par un mélange de joie et d’angoisse. Et, comme elle pense que rien ne sera plus comme avant, nous sommes bien obligés de la prendre au mot. Loin des clichés, des envolées et des voltiges de langue de bois, le discours de Kimiâ, la parisienne ayant quitté son pays natal et devenue une «désorientale», plonge dans une douloureuse évidence : «J’ai changé de pays et de langues, je me suis inventé d’autres passés, d’autres identités». En effet, selon elle, le drame de l’exil c’est de faire comme si «les choses comme les êtres existent, mais il faut faire semblant de vivre comme s’ils étaient morts». Ceux qui ont connu l’exil – et c’est le cas de Négar Djavadi, comme de tant d’autres d’entre nous – savent quelle énergie il faut déployer pour s’approprier le nouveau monde qui vous accueille. Kimiâ l’exprime ainsi par ces paroles acérées comme les lames tranchantes qui font du verbe un bistouri d’interrogations : «Car pour s’intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d’abord, du moins partiellement, de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier. Tous ceux qui appellent les immigrés à faire des ‘efforts d’intégration’ n’osent pas les regarder en face pour leur demander de commencer par faire ces nécessaires ‘efforts de désintégration’. Ils exigent d’eux d’arriver en haut de la montagne sans passer par l’ascension».
Il y aurait tant de choses à dire sur ce magnifique roman traversé par une lumière adamantine scrutant tant de secrets que ces êtres enferment. Les arracher à l’oubli et rendre visible la réalité romanesque dans laquelle Négar/Kimiâ aime les voir être préservés est synonyme d’une double justice : celle faite au souvenir qui perpétue leur existence et celle rendue à la fiction qui garde leur mystère sous l’enveloppe épaisse d’un insaisissable imaginaire. Mais, comme dans toute fiction, la frontière entre réel et fictionnel n’est jamais assez nette, scruter le domaine bien gardé de la genèse et du sens profond de ce roman s’avère une chose presque impossible. Négar Djavadi prend le soin de nous prévenir : «Ce qui arrive à mon personnage est tellement exagéré que cela ne peut relever de l’autofiction».
Nous voici donc prévenus !
Inutile de chercher au-delà de ce que les paroles veulent dire, car trop souvent elles disent seulement ce qu’elles désirent que les yeux entendent …
Dan Burcea (17.10.2016)
Négar Djavadi, Désorientale, Éditions Liana Levi, 2016, 352 p., 22 euros.