L’univers narratif que Tatiana Țîbuleac nous propose dans son roman « L’été où maman a eu les yeux verts » est d’une cruelle beauté. Sa force incontestable réside dans sa capacité de manier les contrastes, usant avec aisance des oxymores et des antithèses, dans un langage qui combine avec désinvolture la ruine et la splendeur, le sourire et la grimace, et de plonger dans un monde teint de douleur et d’éclats comme celui de la couleur d’émeraude des yeux de la mère que le fils ne cesse de contempler à la recherche d’un amour enfui. Cette incroyable et naturelle facilité de jouer avec les mots provient, selon les propres déclarations de l’auteure, de la tradition familiale, surtout du langage maternel qui aime ce type de tournures et « ces mots durs qui l’obsèdent des journées entières ».
Surprenante appétence pour ce réalisme âpre de la part d’une ancienne présentatrice et journaliste de télévision, reconnue par ses confrères plutôt pour sa douceur et sa délicatesse. L’exercice littéraire auquel elle se livre est, quant à lui, parfaitement réussi, magistral. C’est la raison pour laquelle son écriture s’est imposée dans le paysage littéraire par sa fraîcheur et sa densité, par sa capacité d’exploiter un trésor littéraire dormant, longtemps enfermé à cause de la russification imposée dans sa Moldavie natale par la politique soviétique encore active pendant son enfance.
L’histoire du roman nous plonge dès le début dans une étrange relation qu’Aleksy, un jeune adolescent complétement timbré, entretien avec sa maman – une mère indigne, selon son fils qu’il haït à tel point qu’il voulait plus que tout la tuer pour de bon ! Le portrait que l’adolescent dresse de cette mère n’est pas du tout tendre: « Elle était petite et grosse, bête et laide. C’était la maman la plus inutile de toutes celles qui ont jamais existé ». Ce réalisme non dissimulé, glaçant, un peu décalé mais profondément faulknérien dans sa manière de scruter la souffrance provoquée par le manque d’amour, prend délibérément, comme nous venons de le voir, le risque de pousser le récit vers une monochromie, vers un assombrissement où « tous les souvenirs inestimables » sont condamnés à plonger dans « le noir, le moisi, le désespoir ». Tout ce « brouillon de vie » forcé à se contenter de provisoire et d’incertain trouve sens « au milieu d’une vie étrangère, à défaut d’une autre », autrement dit dans un faux-semblant dont se contentent Aleksy et sa mère, sous l’œil impuissant de la grand-mère ou sous le regard méprisant du père violent et alcoolique. Cette vie mutilée est le résultat de plusieurs drames, d’abord d’un mariage raté et ensuite de la perte prématurée et tragique de Mika, la sœur aînée d’Aleksy, qui avait plongé la mère dans une dépression profonde et durable. Absente, amorphe, asséchée affectivement, elle sera incapable d’aimer Aleksy. Cette absence d’amour maternel causera un déséquilibre affectif majeur, insupportable dans le cœur enfantin du cadet et ressentie plus tard comme une perte de sens, faisant de lui un être semblable plutôt « aux choses superflus, toujours de trop ». Par la suite, il tentera tout pour reconquérir cette maman dont il n’arrêtera pas à transcender le visage en une icône, tout au long de leur été tragique. Sa haine enfantine, au fond innocente, s’éteindra petit à petit jusqu’à interroger son passé pour lui trouver des excuses. Est-on capable d’aimer quand on est « une fille, une épouse et une mère de second main » ? C’est la question que se pose Aleksy au moment où il apprend la mauvaise nouvelle du cancer « malin et enragé » de sa mère et où le chemin d’un long calvaire s’ouvre devant eux.
Dès lors, une nouvelle perspective narrative s’ouvre dans le récit de Tatiana Țîbuleac, une dimension censée gommer toute la laideur jusque-là omniprésente. Elle est alimentée par une lumière concentrée symboliquement dans la matérialité la plus harmonieuse de la fleur de tournesol – métaphore de la recherche incessante de la lumière solaire – poussant dans le champ d’à côté, dans le village français où mère et fils se réfugient. Comment conjurer ce compte à rebours, ce « triste marchandage du temps » qui s’enclenche comme une blessure dans le corps de ce dernier été ? Et comment « construire une vie nouvelle avec les restes des autres » ? La réponse consiste peut-être dans cette formule troublante qui concentre toute la souffrance du manque d’amour et le besoin d’aimer d’Aleksy, le fils adouci et humanisé par la douleur maternelle qui surgit sous l’emprise de la maladie dont elle souffre: « Rembobiner cet été afin de revenir au jour où [maman] est venue – petite et potelée – me chercher à la sortie de l’école, le jour même de son anniversaire. La dé-haïr et lui dire, avant qu’elle me le demande, qu’elle avait de beaux yeux ». C’est le moment où une thérapie réciproque s’installera entre eux, une soif atroce de protection et une complicité qui naîtront pour combler tout ce temps perdu et vide.
L’écriture de Tatiana Țîbuleac profite dorénavant de toutes ces occasions, pour glaner une beauté nouvelle à travers une relation mère-fils, nourrie de l’éclat d’émeraude des yeux de la mère que l’adolescent distille au plus profond de son être. Ce leitmotiv de la beauté du regard ponctue d’ailleurs tout le récit, comme une lumière intérieure dont seuls les personnages ont le secret, mais qui mesure l’éclosion d’un amour irrésistible, beau et unique. Les métaphores sont d’autant plus inattendues qu’elles passent avec désinvolture de « l’erreur » et « des restes d’une belle maman, au « désir d’un aveugle, exaucé par le soleil », des « tiges brisés » aux « histoires non racontées » et aux « cicatrices sur le visage de l’été », aux « promesses de bourgeons ». Il ne sera jamais assez de répéter que cette partie sublimée, sous-entendue, est d’une immense beauté douloureuse par la construction d’une complicité conjurant la mort annoncée et retardée par le besoin criant d’amour et par la projection dans une éternité impossible et tellement humaine par son dramatisme. Mère et fils prennent l’aspect sculptural d’une pietà inversée où l’enfant porte le corps souffrant de la mère, symbole de la maternité fragile et de l’axe chancelant de la verticalité filiale, enfantine et douloureusement vulnérable à son tour.
Dans une interview récente, l’écrivaine et journaliste roumaine qui habite désormais à Paris, affirmait que son personnage préféré était justement cette mère par la fragilité et la féminité qu’elle laisse transparaître. Vraie allégorie du passage dans la mort vers les étoiles de la Petite Ourse, le roman s’inspire également de la transfiguration dans un rite déjà présent dans le folklore roumain du destin implacable auquel l’homme se soumet avec une sagesse et une résignation ancestrales. Ce n’est d’ailleurs pas la seule piste que nous pourrions suivre: devenu peintre de renom, Aleksy proposera dans le style d’un Bruegel moderne une gallérie composée de tableaux aux titres significatifs, « Les promenades deux par deux », « La Mort avec pommes et noix », « Le cours de thérapie, etc.
Après le succès fulgurant que son roman a connu en Roumanie, « L’été où maman a eu les yeux verts » mérite une attention tout-à-fait particulière, surtout que sa traduction en français, réalisée par Philippe Loubière, est sublime et rend compte de la beauté et de la richesse de la langue de Tatiana Țîbuleac qui fait ainsi une entrée remarquée dans le paysage littéraire français.
Souhaitons-lui une longue et brillante carrière, surtout qu’elle vient de publier un deuxième roman qui sera, à son tour, traduit bientôt en français.
Dan Burcea
Tatiana Țîbuleac, « L’été où maman a eu les yeux verts », Editions des Syrtes, 2018, traduit du roumain par Philippe Loubière, 170 p. 15 euros.