Les interminables files d’attente sont à jamais gravées dans mes souvenirs avec cette sensation humiliante de faire la queue tout le temps et pour tout (…). Souvent la file d’attente se formait la nuit avec toutes sortes de personnes, mais aussi de sacs esseulés, de tabourets vacants ou d’autres objets posés là, pour garder la place des absents. Dans chaque famille, tout le monde devait prendre à tour de rôle sa place dans la queue. » (Extrait de mon récit d’enfance, Heureux qui comme mon aspirateur, a fait un beau voyage, paru chez Bayard Editions)
Trente ans plus tard, à Paris, dans le joli quartier du canal de l’Ourq, je suis assise sur un banc et de loin, un peu fébrile je surveille mon grand sac de courses, vide et esseulé. D’ici il me semble tout petit. Jamais je n’aurais imaginé revivre ça!
Vincent est là, à côté de moi et sans s’en rendre compte, comme dans une machine à remonter le temps il revit un peu de mon enfance. Le voici donc, à peine réveillé, comme moi petite, planté là au petit matin à attendre l’ouverture d’un magasin!
– Détends-toi ma chérie! Profite du soleil!
Peu habitués à discuter derrière de jolis masques en tissu, nous parlons peu et restons concentrés sur le maintien de notre sac à sa place. En experte, j’applique à la lettre les leçons apprises dans les années Ceausescu: ne jamais perdre de vue le précieux sac et bien surveiller que personne ne tente innocemment de le doubler.
Comme la file d’attente commence à s’allonger dangereusement, je décide de quitter notre banc pour informer le monsieur de devant et la dame de derrière que le joli sac imprimé avec la carte de la Bretagne est à moi, qu’il me représente en mon absence et qu’il est inutile d’imaginer le dépasser.
Plus que dix minutes avant l’ouverture du magasin et la queue compte maintenant plus de vingt personnes. Dans la Roumanie de mon enfance c’était le moment où la bousculade commençait à grossir dans tous les sens comme une grosse vague pendant la tempête mais ici, tous ces parisiens novices semblent bien disciplinés et gardent sagement la distance de sécurité préconisée. Soudain une dame s’approche de la porte d’entrée et semble vouloir nous faire croire qu’elle vient lire une affichette. Je ne la sens pas et du coin de l’oeil, je la surveille prête à l’informer que la queue…c’est là-bas!
Une nouvelle fois je demande à Vincent l’heure. 8h30! Enfin les portes s’ouvrent. On nous met du gel sur les mains, l’ultime barrière avant l’accès à notre paradis Bio et responsable. Feu vert! Dix minutes seulement pour prendre nos fruits et légumes de la semaine. Vincent me suit, docile et confiant. L’experte en gestion de pandémie et surtout en file d’attente, c’est moi: je veille!
Florentina Postaru est une écrivaine franco-roumaine, née en 1977 à Tulcea en Roumanie. Dans les années 1990, passionnée de littérature française, elle part étudier à Bucarest. À 37 ans, elle décide de s’auto-exiler en Bretagne. Elle collabore aujourd’hui à Lorient à une radio associative. En novembre 2019 Florentina publie son premier livre, Heureux qui comme mon aspirateur, a fait un beau voyage, aux Éditions Bayard, le récit de son enfance jusqu’à l’arrivée en France, illustré par Serge Bloch. Elle intervient souvent dans les établissements scolaires pour raconter la dictature roumaine et faire découvrir son pays, loin des clichés habituels.