Michèle Dassas publie aux Éditions Ramsay Augustine Tuillerie : L’histoire extraordinaire de l’Institutrice aux millions d’élèves, un livre qu’elle place entre le roman historique et la biographie, illustrant une fois de plus son intérêt pour « des personnages qui ont une histoire fabuleuse », comme elle aime le rappeler. Le livre est préfacé par l’historien Jean-Pierre Rioux qui salue la rigueur et l’étendue de son travail documentaire et l’empathie avec son héroïne qui n’est autre que celle qui publia en 1877, sous le pseudonyme de G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants, livre qui traversa le siècle et qui connut un des plus grands succès d’édition ayant, par exemple, atteint un tirage de 7,4 millions d’exemplaires en 1914. Depuis sa parution, le livre a fait l’objet de 500 éditions.
Le Tour de la France par deux enfants n’a plus besoin d’être présenté, tellement cet ouvrage est connu et occupe une place de premier rang dans la conscience collective à travers les générations, depuis sa parution en 1877. Et pourtant, peut-on encore évoquer son actualité aujourd’hui ? Et, si oui, en quoi consiste-t-elle ?
L’éducation est un enjeu majeur pour notre pays. On déplore, chaque année, la baisse du niveau scolaire, les lacunes au niveau des connaissances générales, l’orthographe déplorable, le manque de motivation pour l’étude, et également une incivilité croissante. Les manuels scolaires d’Augustine Tuillerie, et tout particulièrement son « best-seller » : Le Tour de la France par deux enfants, avaient réussi à instruire trois générations d’écoliers en leur inculquant les notions de base, le goût de l’effort et des valeurs morales qu’il serait judicieux et urgent de remettre à la mode.
Il serait tout aussi intéressant de savoir pourquoi vous vous êtes-vous intéressée à son autrice. En quoi Augustine Tuillerie correspond-elle à ce modèle qui est sans doute un personnage romanesque comme ceux que vous aimez tant ?
Lorsque j’étais enfant, dans ma petite école primaire, si Le Tour de la France par deux enfants ne figurait plus au programme depuis longtemps, il était encore proposé comme livre de lecture. Et l’histoire émouvante de ces deux petits orphelins courageux et enthousiastes m’avait laissé un souvenir impérissable. Bien des années plus tard, quand je me suis penchée sur l’identité de son auteure, la personnalité extraordinaire d’Augustine, au destin si romanesque, m’a incitée à en savoir plus sur elle. Son histoire m’a totalement séduite. Tout en se pliant aux règles de son temps, elle a avancé en femme libre, suivant sa voie avec détermination. Tout en se cachant sous un pseudo, elle a mené à bien son entreprise de bout en bout. Le succès fabuleux, que son œuvre a remporté, signe son génie.
Ce qui est impressionnant, et il faut redire ici les mots élogieux de Jean-Pierre Rioux dans sa Préface à votre livre, est votre capacité d’embrasser l’Histoire avec majuscule de trois générations qui s’étend sur plus d’un siècle. Dans quelle mesure était-il important pour vous, et je pense qu’il l’a toujours été, de placer la vie de votre personnage – dans le cas d’Augustine il s’agit même de toute une famille, voire d’une lignée d’intellectuels – dans la Grande Histoire ? Pensez-vous à une sorte de déterminisme de l’Histoire qui façonne les destins humains ?
Je pense que tout être est conditionné par les grands événements qui rythment son existence. Façonnés par notre héritage culturel, nous réagissons à l’aune des connaissances acquises, des us et coutumes, et de nos souvenirs. Augustine est un pur produit du XIXe siècle. Sa vie va être conditionnée par les lois en vigueur et les mutations de la société.
Alfred Fouillée, Jean-Marie Guyau et Augustine Tuillerie forment un trio d’intellectuels, dont les pensées vont avoir un impact sur leurs contemporains, mais qui vont être, eux-mêmes influencés par l’évolution de la société.
Quelques exemples : si le divorce avait été en vigueur en 1854, la vie d’Augustine et d’Alfred eût été bien différente. Ils n’auraient pas eu besoin de se cacher pour vivre ensemble, en se faisant passer pour frère et sœur aux yeux de tous. Si la guerre de 1870 n’avait pas eu lieu, Le Tour de la France par deux enfants n’aurait certainement pas vu le jour, du moins pas sous la même forme. Il en va de même pour Les Enfants de Marcel, quant au Tour de l’Europe pendant la guerre, rédigé en 1916, il serait resté sans objet.
Vous affirmez avoir eu le privilège de consulter la correspondance privée d’Augustine Tuillerie. Quel a été le travail de documentation dans l’ensemble pour écrire votre livre ?
La correspondance inédite d’Augustine Tuillerie et d’Alfred Fouillée a, bien sûr, été l’élément majeur de ma recherche. Elle m’a permis de découvrir les personnalités, sans fards, de ces deux êtres hors du commun, de m’immiscer dans leur quotidien, de les suivre année après année. J’ai également été aidée dans mes recherches par les études réalisées sur l’œuvre d’Augustine. La presse de l’époque m’a livré des éléments complémentaires et j’ai enquêté sur place, tentant de m’imprégner des lieux qu’ils avaient pu connaître. J’ai eu la chance d’avoir accès à des photos et des plans de la villa Fouillée, aujourd’hui détruite. Enfin, les archives numérisées m’ont livré un secret bien gardé.
Comme nous l’évoquions à l’instant, la vie d’Augustine Tuillerie, qui s’étend sur presque un siècle, a un vrai caractère romanesque. Qui est-elle ? Pourriez-vous dresser le portrait de cette femme que vous qualifiez de vraiment exceptionnelle ?
Rien ne prédisposait Augustine Tuillerie à devenir une femme écrivain au succès phénoménal. Jeune fille studieuse, enjouée, aimante et obéissante, elle accepta d’épouser un homme de 16 ans son aîné, dont elle n’était pas éprise, mais qui avait promis de renflouer les affaires de son père, Auguste Tuillerie, fabricant de toiles à Laval. Femme passionnée aussi, puisqu’elle va vivre avec Alfred Fouillée une histoire d’amour qui durera toute une vie. D’ailleurs, la description qu’Alfred ne cesse d’en faire dans ses lettres intimes et l’admiration sans borne pour les qualités de cœur de son Augustine, pour son intelligence, son courage, toutes les vertus qu’il porte au pinacle, prouvent la profondeur de ses sentiments. Il est vrai qu’en toutes circonstances, Augustine fait front. Face à l’adversité, aux malheurs, à la maladie et à la mort, elle est toujours vaillante et prête à aider son prochain. Généreuse, dévouée et faisant preuve d’une foi inaltérable dans l’avenir, Augustine est une femme solide, inventive, combative et optimiste.
En 1877 paraît sous le pseudonyme de G. Bruno un ouvrage dont personne, y compris son vrai auteur, n’imagine à la fois l’importance et l’étendue de son influence sur les générations successives d’élèves. Comment est née Le Tour de la France par deux enfants quels sont les axes qui le traversent et à quel besoin d’instruction civique, morale réponde-t-il ?
Quand Augustine commence à rédiger le Tour de la France par deux enfants, elle est déjà l’auteur de Francinet, un premier livre de morale et d’instruction civique, paru en 1869 et qui rencontre toujours un certain succès (prix Montyon de l’Académie Française). En 1877, la France, encore sous le choc de la perte de deux provinces, traverse une période de « recueillement ». Augustine, suivant en cela l’esprit des directives de l’Instruction publique, s’applique à réveiller l’élan patriotique des jeunes Français, en leur faisant découvrir les richesses de leur pays, et en le leur faisant aimer, en leur inculquant des valeurs morales. Son manuel a une portée unificatrice. Il faut redonner confiance aux Français et leur conférer le sentiment d’appartenir à une même nation, alors que bon nombre d’entre eux ne connaissent guère que leur village et ne parlent souvent que patois.
Quant à Augustine, elle acquiert, comme vous le précisez (p. 121), « une méthode très personnelle pour transmettre le savoir à de jeunes lecteurs, une méthode qui a fait ses preuves… ». Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Sa méthode très personnelle vise à enseigner des bases d’histoire, de géographie, de sciences, de grammaire, de morale, et même d’hygiène, d’une façon ludique, en racontant une aventure, sorte de voyage initiatique de deux enfants, auxquels les écoliers puissent s’identifier. André et Julien, les jeunes héros, très malmenés par la vie, redressent la tête fièrement, vont de l’avant, sans crainte du danger, puisque leur devoir (le respect de la volonté paternelle) leur dicte d’accomplir ce périple. Bénéficiant de la protection d’adultes bienveillants qui en profitent pour leur inculquer des valeurs : le courage, la vertu de l’effort, la charité, l’oubli de soi-même au profit d’une cause noble et supérieure : l’intérêt de la nation. Les leçons de vie qu’ils reçoivent, véhiculent aussi l’espoir en un avenir qui ne pourra qu’être meilleur, à condition que tous s’unissent et tendent vers un même but, avec un idéal commun. Déjà se dessine en filigrane l’image d’une nation forte et unie se préparant à de futurs combats pour récupérer les provinces perdues.
Quel sens prend pour Augustine des notions comme connaître et aimer sa patrie, s’instruire et s’améliorer, se construire et faire face aux défis de la vie ? Surtout lorsque l’on sait la violence des conflits de l’époque.
Cet élan qui anime bon nombre de Français en cette fin du XIXème influencera le prochain opus d’Augustine Les Enfants de Marcel, nettement plus belliqueux que le Tour de la France, où l’on voit se profiler un désir de revanche. Augustine qui montre une grande résilience, tout au long de son existence, paiera un lourd tribut à la reconquête des territoires perdus, puisque son unique petit-fils tombera sous les balles ennemies. Malgré ce dernier malheur, Augustine ne flanche pas. Elle ne doute jamais de la justesse de la cause. Son seul souci avant de s’éclipser : qu’on se souvienne des sacrifices des blessés et des morts et que la nouvelle France s’en montre digne.
Pour mieux comprendre tous ces enjeux, il faut revenir aussi à la famille d’Augustine, à l’environnement intellectuel exceptionnel qu’ils forment, à la soif de savoir et de transmettre et qui se perpétue de père en fils, si l’on peut dire ainsi. Qui sont ses gens et comment ont-ils marqué la vie d’Augustine et sur lesquels elle veille avec soin ?
Alfred Fouillée, son cousin et futur époux, et Jean-Marie Guyau, le fils qu’elle a eu de son premier mariage, sont deux philosophes de renom en cette fin XIXème. L’environnement intellectuel est, en effet, exemplaire, puisque le trio évolue dans des cercles élitistes, où ils côtoient les esprits les plus brillants. En plus des amis intimes, tel Pierre Foncin, l’éminent géographe, les Fouillée reçoivent des artistes, des professeurs, des écrivains et même des philosophes étrangers. Augustine suit les conversations et s’y associe. Elle se fait la secrétaire de « ses » philosophes, lorsque le besoin s’en fait sentir, elle apporte même sa pierre à l’édifice en soufflant, le cas échéant, quelques éléments de réflexion.
À la lecture de votre livre, on est interpelé par ce que j’appellerais une sourde présence d’un imprévisible danger qu’Alfred Fouillé exprime par cette phrase remplie de réalisme : « Je ne me rappelle pas un jour de ma vie sans quelque souffrance, sans quelque inquiétude ». Augustine ne cesse de répéter que « la vie est décidément fragile » et qu’à chaque moment une tragédie peut montrer le bout de son nez. Que dit cet état d’âme sur la fragilité de vos personnages et sur l’époque en général ? Peut-on imaginer Augustine heureuse, pour utiliser ici la formule camusienne ?
Le danger de la maladie et de la mort règne tout au long de l’existence d’Augustine. Son fils adoré est emporté par une phtisie à l’âge de 33 ans, en pleine gloire. La santé d’Alfred est constamment préoccupante. Augustine est, elle-même, sujette à différents maux qui l’obligent à faire des cures dans des stations thermales. Le sentiment de précarité (au début de leur vie commune), de la vanité des entreprises humaines, et surtout de la fragilité de la vie est omniprésent. Alfred et Augustine craignent constamment la mort qui met en péril ce bonheur immense qu’ils éprouvent à être ensemble. Toutefois, les choses simples de la vie rendent Augustine heureuse : un beau paysage, les mots charmants ou le sourire d’un enfant. Augustine savoure chaque instant de répit, quand la maladie semble s’éloigner, en sachant que le bonheur est fugace. Les joies qu’ils tirent tous trois de leurs publications et de leurs succès sont également une immense source de satisfaction et contribuent à ce sentiment de bonheur.
Si l’on considère cette citation d’Albert Camus sur le bonheur, dont les quatre conditions seraient : la vie en plein air, l’amour d’un autre être, l’absence d’ambition, la création.
Trois sont au moins réalisées pour Augustine : la vie en plein air à Menton sur la colline du Garavan, face à la mer, l’amour d’un autre être (son histoire passionnelle avec Alfred), la création, bien sûr, qu’elle ne cessera de pratiquer. Quant au manque d’ambition, dans le mauvais sens du terme : l’ambition égoïste pour briller, en effet, Augustine en est dénuée.
Peut-on parler d’une actualité de Le Tour de la France par deux enfants à la lumière de l’influence que ce livre a eu sur tant de générations d’élèves ? Où en sommes-nous aujourd’hui quant à sa présence dans l’instruction scolaire actuelle ? Doit-on déplorer son absence et/ou souhaiter sa réhabilitation au profit des générations actuelles ?
Même si la forme de l’ouvrage peut paraître obsolète, même si les avancées techniques et inventions énumérées sont depuis longtemps dépassées, l’esprit reste. Le désir de vouloir valoriser l’effort, de transmettre des valeurs morales et le sentiment d’appartenir à un beau pays, dont on peut être fier, sont plus que jamais nécessaires. À partir de ce manuel, on peut imaginer un tour moderne de ce vieux territoire, aux paysages si variés, cette nation à l’histoire longue et riche en événements, en écrivains, bâtisseurs et artistes prestigieux, afin de faire connaître et aimer la France d’aujourd’hui, leur patrie, aux écoliers du XXIe siècle.
Propos recueillis par Dan Burcea
Michèle Dassas, Augustine Tuillerie : L’histoire extraordinaire de l’Institutrice aux millions d’élèves, Éditions Ramsay, mars 2023, 320 pages.