Interview Ramona Horvath : « Je vis pour la musique, c’est la chose la plus importante de ma vie, en fait c’est ma vie ! »

 

 

C’est grâce à son passage au Café Laurent que j’ai décidé de solliciter une interview à la pianiste franco-roumaine Ramona Horvath. En plus, la présence à cette soirée de son ancienne professeure d’anglais a été un cadeau inattendu. Madame Irina Margareta Nistor possède une notoriété nationale dans son pays, étant la plus importante critique de cinéma en Roumanie, réalisatrice TV, Radio, productrice de festivals de films, surnommée aussi « la voix » (elle a doublé plus de 5000 films). C’est d’ailleurs grâce à elle que Ramona a eu la chance de passer une audition pour le directeur de la cinémathèque roumaine qui cherchait un pianiste pour accompagner un film muet. Encore étudiante au Conservatoire, Ramona a été choisie, le spectacle a été un grand succès et toutes les deux ont été invitées à présenter le même film avec l’accompagnement « live » au piano, au Festival du film européen à Strasbourg. Dans un sens, c’est elle qui l’a propulsée en France …

Bonsoir chère Ramona, et merci d’avoir accepté de répondre à mes questions. Comme vous le savez, ma revue accorde une grande importance au dialogue culturel franco-roumain. Je ne pouvais donc pas ne pas vous inviter à nous parler de votre brillant parcours musical entre Paris et Bucarest. S’il fallait vous présenter brièvement aux lecteurs de Lettres Capitales, que leur diriez-vous ?

Bonsoir cher Dan et merci beaucoup d’avoir initié ce dialogue. Je suis née à Bucarest, d’une mère roumaine et d’un père hongrois, dans une famille de musiciens. J’avais commencé le piano, si on peut dire « commencer », à l’oreille, vers 3-4 ans, en essayant de reproduire au piano les airs que j’entendais à la radio ou sur nos disques. Il faut dire que chez nous à la maison, j’ai eu la grande chance d’être exposée à la musique en tout genre presque non-stop. On écoutait de la musique classique, du jazz, ma mère adorait (et elle aime toujours) les tangos argentins, les boléros cubains et les chansons françaises … Bien évidemment les musiques traditionnelles roumaines, hongroises ou gitanes me sont aussi passées par les oreilles… 

De mon côté, je me rappelle dans mon enfance d’être plutôt attirée par les musiques américaines, au départ les musiques issues de comédies musicales (ce qu’on appelle dans le jazz « les standards ») et par les musiciens de jazz comme par exemple Erroll Garner, Duke Ellington, Oscar Peterson, Nat Cole, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Stéphane Grappelli… qui sont les premiers que j’ai écoutés sur des disques à la maison quand j’étais toute petite. Plus tard, je me suis aussi intéressée à la musique de l’époque Motown, le pop, r&b …

Aujourd’hui je ne peux pas imaginer un cadeau plus riche pour un enfant que cet environnement musical varié ! 

Vous avez ensuite suivi des études de musique classique au lycée et ensuite au Conservatoire National de Bucarest. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

À cinq ans j’ai été admise dans un établissement pour les « surdoués », un établissement qui avait le rôle de sélectionner dès le départ les enfants le plus doués pour la musique (qui avaient une très bonne oreille et un bon rythme) et qui étaient susceptibles de poursuivre des études très pointues en musique. J’ai donc continué mes études de piano classique à l’école Dinu Lipatti, puis au lycée George Enesco, et ensuite au CNSM de Bucarest. 

Quels souvenirs gardez-vous de ces années ? Permettez-moi d’ouvrir ici une petite parenthèse, je sais que vous avez visité il n’y a pas longtemps votre ancien lycée de musique de Bucarest. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

Je garde un souvenir magnifique et suis très reconnaissante envers tous mes professeurs de piano, d’accompagnement, d’harmonie, de musique de chambre, etc…etc… que j’ai croisés pendant toute ma formation. 

En septembre 2021, j’ai fait une tournée de concerts en Roumanie, avec mon partenaire de scène le contrebassiste Nicolas Rageau, tournée qui a inclus également quelques master-class (à Cluj, Focşani et Bucarest). Notre projet « Impressions de Voyage en Jazz » est un projet qui met en miroir la musique classique et le jazz, les parallèles et les influences réciproques de ces deux styles. Il était donc pertinent qu’on s’adresse aux élèves qui font du classique mais qui sont aussi intéressés par d’autres genres de musiques, comme moi je l’étais à leur âge, donc nous sommes allées au lycée Dinu Lipatti (à l’époque l’école de musique) ou j’ai passé huit ans de ma vie. C’était intéressant, autant pour Nicolas que pour moi-même, nous avons échangé avec les élèves, nous avons également joué pour eux, raconté nos expériences de musiciens professionnels… et bien-sûr sur mon parcours commencé dans cette école… À la fin tout le monde, élèves et professeurs, avaient l’air ravis … et moi, très émue 🙂

Parlez-nous de la rencontre sans doute la plus importante dans votre carrière, celle avec le pianiste américain d’origine hongroise Jancy Korossy, icône du jazz international, qui vous a propulsé dès 2003 dans l’univers du jazz.

J’avais entendu parler de Jancy Korossy comme étant la « légende du jazz » depuis mon enfance, bien-sûr, mais ce n’est qu’en 2003 que je l’ai rencontré grâce à Vladimir Cosma et à son père, Théodor « Teddy » Cosma. Il faut dire que Jancy a été un musicien hors du commun, avec une vie digne d’un roman. Enfant prodige, complètement autodidacte, très prolifique dans les années ’50- ’60, derrière le rideau de fer, il a réussi à éblouir les plus grandes figures du jazz du monde de l’époque (le journaliste de jazz de Voice of America Willis Connover et le producteur Norman Granz) qui ont fait de grands efforts pour sortir Jancy de Roumanie (pays qui devenait de plus en plus invivable) et le faire venir aux Etats Unis. Jancy Korossy est considéré même de nos jours comme une « légende » et un « musicien hors pair ». 

Je venais tout juste de finir mes études au Conservatoire de Bucarest, dans un sens je sentais que c’était la fin d’un chapitre de ma vie (la musique classique) et je cherchais à m’épanouir autrement dans la musique. Je suis allée prendre des cours avec Jancy et nous avons commencé à travailler « à l’ancienne » comme plus personne ne travaille le jazz de nos jours. On écoutait et analysait tout le temps des disques, il me faisait des « blind tests » (écouter un disque et reconnaître le pianiste, ou le saxophoniste…), ou il testait sans arrêt mon oreille (si j’arrivais à bien entendre les changements d’accords, les lignes de basse, etc.) …

C’est un type d’enseignement qui dure plus longtemps et les résultats sont visibles ou, pour mieux dire, audibles à long terme, mais en même temps c’est l’apprentissage le plus réel et profond pour ce type de musique. 

Très peu de temps après avoir commencé à prendre des cours avec lui, il m’a proposé de faire un duo de pianos, chose qui m’a fait peur, bien évidemment. En même temps, je voulais tellement me retrouver sur scène avec lui, je voulais savoir ce que c’était de sentir la vibration, l’énergie, la musique en temps réel… avec lui.

Alors j’ai dit oui et ainsi nous avons démarré un projet à deux pianos. Nous avons joué pas mal de musiques arrangées pour deux pianos, Jancy écrivait tout le temps, et en plus avec une facilitée incroyable. Avec ce duo, nous avons joué en Autriche (à la salle Radio ORF et Bosendorfer Hall), Allemagne, Hongrie, Portugal, Espagne et Roumanie. 

Le fait de faire de la musique avec lui, de préparer les concerts et d’être sur scène avec lui, c’est fut l’expérience la plus éblouissante de ma vie. Il m’a appris tellement de choses en dehors du jazz stricto sensu, dont je me rends compte plutôt maintenant : l’humilité envers la musique, la persévérance et en même temps la volonté de consacrer et dédier ma vie à la musique, être curieuse et surtout courageuse, la spiritualité dans la musique… et bien d’autres choses. 

Est-ce que c’est en 2009 que vous vous installez à Paris ? Quel a été le premier contact avec la vie musicale parisienne ?

Pas complètement installée. En 2009 j’avais juste obtenu une résidence artistique d’une durée de quatre mois à la Cité Internationale Universitaire de Paris, pour développer un projet musical. Je ne connaissais personne dans le milieu du jazz, je parlais à peine le français, je n’avais aucun(e) ami(e)… 

Avec du recul, j’avoue que ça n’a pas été le moment le plus facile de ma vie. J’ai prolongé ma période de résidence à la Cité U à six mois, j’ai réussi à présenter quelques concerts et la directrice des programmes artistiques de la Cité U m’a renouvelé la résidence pour l’année d’après. 

J’avais déjà joué avec Jancy à deux pianos, mais je n’avais pas encore joué en trio ou d’autres formations de jazz, donc je ne me sentais pas encore prête à aller dans les « jam sessions ». Et pourtant j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai commencé à sortir et jouer un petit peu. C’est ainsi que j’ai rencontré le batteur Frédéric Sicart et le contrebassiste Guillaume Duvignau, avec lesquels j’ai formé mon premier trio avec lequel nous avons joué quelques concerts à Paris.

Il y a eu ensuite votre collaboration avec le contrebassiste Nicolas Rageau.

Quelques années plus tard, j’ai rencontré le contrebassiste Nicolas Rageau avec lequel j’ai commencé d’abord jouer et ensuite travailler d’une manière de plus en plus assidue. Aujourd’hui c’est mon partenaire de scène le plus régulier, mon « binôme », ensemble nous avons travaillé et on travaille sur plusieurs projets dans des formations différentes. C’est étrange mais dans un sens la manière dont je travaille avec Nicolas, me rappelle la manière de travailler la musique avec mon mentor, dans le sens de la régularité, la profondeur, la constante recherche pour le développement de la musique …

Nous nous voyons très souvent pour essayer des nouvelles idées, dès que je suis prête avec un arrangement nous essayons ce que ça donne. Nous sommes comme deux enfants qui ont envie d’inventer en permanence des nouveaux jeux. En dehors d’être un excellent accompagnateur, contrebassiste solide avec une grande expérience et culture du jazz, Nicolas est un vrai partenaire qui répond toujours avec enthousiasme à mes idées, qui m’encourage et me soutient et me fait confiance, d’ailleurs depuis dès le début. Sa contribution à la réussite de nos projets est très importante. 

Que pouvez-vous nous dire de votre discographie ? Je sais que votre premier album a été dédié à la mémoire de votre maître Jancy Korossy.

Mon premier album a été enregistré en trio avec le batteur Frédéric Sicart et le contrebassiste Nicolas Rageau (« XS Bird » sorti en 2015) et en effet c’est un album dédié à la mémoire de mon mentor décédé en 2013. 

En 2017, j’ai enregistré « Lotus Blossom », cette fois ci en quartet avec le même contrebassiste, mais avec Philippe Soirat à la batterie, puisque je cherchais un nouveau son pour l’orchestre. Comme guest star, j’ai invité le saxophoniste ténor André Villéger – l’un des plus importants saxophonistes français qui est aussi un véritable « ellingtonien ». 

La musique de cet album est plutôt centrée sur l’univers de Duke Ellington et les standards américains, même si vous pouvez également entendre quelques compositions originales. 

Après les deux albums en trio et en quartet, c’était le moment d’enregistrer un album en duo. Et vu que le musicien avec lequel j’avais développé le plus de connivence et d’osmose, était Nicolas, c’était  donc  naturel qu’on enregistre ensemble. Et c’est ainsi qu’en 2019 « Le Sucrier Velours » est arrivé. 

Cette configuration de duo piano/contrebasse, pas si usitée, a été un vrai défi pour nous deux, nous nous sommes retrouvés à la fois accompagnateurs et solistes, mélodistes et rythmiciens. 

La musique est variée, vous pouvez entendre des thèmes bop, des compositions rares (ou très peu joués) de Billy Strayhorn ou Duke Ellington (comme UMMG ou Le Sucrier Velours), quelques arrangements et réharmonisations sur des chansons des années ’20 et ’30 et bien sur des compositions à nous. 

Les trois albums parus sous le label « Black&Blue » ont bénéficié d’un chaleureux accueil dans la presse, notamment « Le Sucrier Velours » qui a fait l’unanimité dans la presse française, spécialisée et grand public : Jazz Hot, Classica Magazine, Jazz Magazine, Académie du Jazz, Libération, Télérama, La Terrasse… mais aussi internationale : USA, Pays-Bas, Hongrie, Autriche, Roumanie…

Et les concerts sur de nombreuses scènes à Bucarest et ailleurs en Europe ?

Je me produis un peu partout en Europe, je propose des formations différentes et modulables selon le contexte, avec différents musiciens français ou internationaux. J’ai des projets en piano solo, des duos piano/contrebasse et même duos de pianos, trio avec batterie, trio avec guitare, quartet ou quintet avec différents saxophonistes et/ou trompettistes.

Cela fait longtemps que le jazz est devenu une musique internationale, qui appartient au monde entier, comme la musique classique, et qui a sa place sur les grandes scènes de concerts ou festivals, tout comme la musique classique. Mais le jazz a la particularité d’avoir aussi une place très importante dans les clubs de jazz. 

J’essaye depuis plusieurs années de gérer mes apparitions et de concilier ces deux types de scènes très importantes à la fois pour moi, ma musique et bien sûr pour le jazz. Je bénéficie d’une présence régulière sur les scènes de clubs de jazz (français et internationaux), tout en présentant mes projets dans des festivals et sur des grandes scènes, en France et à l’étrangère. 

Je collabore régulièrement et je dois dire qu’avec bonheur et plaisir avec plusieurs instituts culturels, notamment roumain et hongrois, car ce sont bien mes deux origines, mais aussi français et allemand.

Dernièrement j’ai joué en Italie au Festival International de Jazz de Rome, au Festival International de Avigliana, en Espagne, Portugal, Hongrie, Autriche ….

En Roumanie j’ai récemment joué pour le Festival International de Jazz de Bucarest, et par le passé, à l’Athénée Roumain, dans l’Auditorium du Musée National de Roumanie à Bucarest, à l’Opéra National Hongrois et à la Radio Nationale de Cluj / Koloszvar, à la Philharmonie de Brasov…, etc.

Que pouvez-vous nous dire de votre univers musical ? Il y a le jazz, mais il y a aussi la musique classique que vous avez aussi étudié au Conservatoire. Comment arrivez-vous à concilier ces deux univers musicaux ? 

Je ne joue plus de la musique classique, hélas … enfin pas en concert. Je continue pourtant à l’écouter de temps en temps, sur des disques ou dans les salles de concerts. Mon univers musical est comme moi : très varié, coloré, éclectique, avec un grain de folie. Je suis une musicienne avec un parcours (et une vie) complètement atypique. Ça n’a pas été facile pour moi, surtout en France, où les gens doivent rapidement rentrer dans une case. Je suis roumaine-hongroise par origines, française par adoption, je suis une artiste et une « jazz musician » (je n’aime pas trop l’expression “jazz woman”) qui cherche constamment à faire de la bonne musique. J’emploi plus souvent le mot « musique » que le mot « jazz » parce que je crois profondément qu’indépendamment du style de musique qu’on fait (jazz, classique ou autre…) ce qui compte est qu’on fasse de la musique.

Je vis pour la musique, c’est la chose la plus importante de ma vie, en fait c’est ma vie !

Quels sont vos vœux pour l’année qui vient ?

Mes vœux pour 2023 sont de faire plus de musique et surtout de mieux en mieux, d’avoir la possibilité de faire de la musique avec de grands musiciens, et que ma musique arrive à toucher le plus de gens possible.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Ramona Horvath : © Thierry Loisel

Pour plus d’informations sur l’artiste Ramona Horvath, consulter son site web : https://www.ramonahorvath.com/

Images des concerts récents de Ramona Horvath  :

  • Quartet avec Tony Lakatos (sax DE) , Nicolas Rageau et MinChan Kim – photographe David Abécassis 

  • Quartet avec Saul Rubin (guitar USA) , Nicolas Rageau et Antoine Paganotti 

  • Quintet avec André Villéger (sax FR) & Fulvio Albano (sax IT) , Nicolas Rageau et Marco Breglia – photographe Gian Pass

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