Les Éditions Ovadia publient Les pathologies du pouvoir – Pensées d’un convalescent de Theodor Paleologu, normalien et docteur en philosophie politique à l’EHESS, ancien ambassadeur, ancien ministre de la Culture et candidat aux présidentielles de 2019 en Roumanie. Quels sont les arguments d’une telle démarche chez un homme aux multiples préoccupations et ouvert à un sujet comme celui du pouvoir politique et de ses pathologies ? La réponse nous est donnée par l’auteur lui-même dès le début de son livre en ces termes : « C’est donc en philosophe et historien que j’aborde ce thème immense. Et aussi, il faut l’avouer, en qualité de convalescent qui se soigne. »
À cette assertion que je m’empresse de mettre en guise d’argument à la démarche d’écriture de votre présent ouvrage, je rajouterais votre expérience personnelle qui à travers vos fonctions vous permettent d’affirmer avoir observé de l’intérieur les différentes manifestations de ces pathologies. Occasion pour moi de vous demander comment est né ce livre que vous avez longtemps porté, selon vos propres mots, dans la liste de vos projets ?
C’est une longue histoire. Le fait d’avoir grandi sous la dictature de Ceaușescu m’avait prédisposé en quelque sorte à en concevoir le projet. Cela m’a rendu très attentif au phénomène. Comme vous le rappelez, j’ai détenu un certain nombre de fonctions officielles : ambassadeur, député, ministre. Elles m’ont donné l’occasion d’observer de près les pathologies du grand pouvoir politique. Mais avant de côtoyer des politiques, j’ai bien connu bon nombre d’intellectuels de renom et, croyez-moi, certains comptent parmi les cas les plus graves. Je crois qu’en réalité la pathologie du pouvoir est, pour employer une formule chère à Descartes, « la chose du monde la mieux partagée ». J’ai beaucoup réfléchi sur le sujet et je me suis rendu compte que c’est un des grands thèmes de la culture universelle à commencer par Homère et la Bible. Aussi, ai-je donné nombre de cours et de conférences sur différents aspects de la question. En octobre dernier, une amie m’a mis en demeure d’écrire ce livre que je portais en moi depuis si longtemps. Ce fut chose faite en l’espace de quatre mois, signe que le projet avait bien mûri.
Deux mots qui sollicitent d’emblée une réponse de votre part : convalescence et confession. Pourriez-vous nous éclairer à leur sujet ?
Vous avez bien raison de relever ces deux expressions. On parle du pouvoir qui rend fou, de la folie des grandeurs ou de ces malades qui nous gouvernent comme si cela regardait toujours les autres. Nous sommes fort vigilants à détecter les signes de pathologie de pouvoir chez les autres, mais qu’en est-il de nous-mêmes ? J’ai fait le choix de la sincérité et c’est pourquoi mon essai s’apparente parfois à une confession. C’est pourquoi j’ai mis en sous-titre : « pensées d’un convalescent ». Quelle est donc la maladie dont j’essaie de guérir ? D’abord, l’ambition. J’en raconte la genèse depuis l’enfance et l’adolescence. Ensuite, l’idée d’un devoir hérité par tradition familiale. Cela sonne bien, cela a même un certain air de noblesse, mais en réalité c’est, du moins en partie, un piège, le piège de la fidélité. Enfin, l’expérience du pouvoir, jointe à d’autres aléas de ma vie personnelle, a aggravé mon côté mélancolique. Mais guérit-on jamais de la mélancolie ?
Sans rentrer dans des détails purement psychologiques – comme vous le dites vous-même – vous vous arrêtez sur les principales caractéristiques de ces pathologies du pouvoir qui font l’objet de votre étude. Pouvez-vous nous les résumer ?
Je tenterai de résumer mon propos en trois formules : le miroir grossissant, l’effet cocaïne et le cercle isolant. Primo, « le pouvoir révèle l’homme », disait Bias de Priène, l’un des sept sages de la Grèce antique, idée reprise par Lincoln dans sa fameuse réflexion : « If you want to know a man’s character, give him power ». Le pouvoir amplifie certains de nos traits de caractère préexistants, il révèle des tendances cachées, voire inconscientes, de notre psyché. Secundo, le pouvoir est à la fois euphorisant et addictif. Mitterrand disait que le pouvoir est une drogue et Kissinger affirmait que c’est le plus puissant des aphrodisiaques. Ce ne sont pas de simples boutades. Il faut croire ces deux hommes de pouvoir : ils savaient de quoi ils parlaient. Tertio, il se forme toujours autour du détenteur de pouvoir un cercle de collaborateurs, de conseillers, d’exécutants. Sans eux, le pouvoir ne pourrait pas s’exercer. Or, ce cercle finit toujours par isoler, du moins en partie, celui qui détient le pouvoir. À ces trois mécanismes fondamentaux et universels s’ajoutent d’autres facteurs d’ordre culturel et idéologique.
« J’essaie précisément d’écrire cet ouvrage que Plutarque n’a plus rédigé. » Que veut dire ce propos et quelle est son importance sur l’influence du pouvoir absolu sur le caractère des individus ?
Plutarque soulève, en effet, cette question dans sa biographie de Sylla, qui de débonnaire qu’il était s’est transformé en dictateur brutal et cruel. Il ajoute que ce serait le sujet d’un traité distinct, qu’il n’a plus écrit par la suite. Je me suis donc emparé de la question et j’ai essayé d’apporter une réponse. Nous faisons tous cette observation. Nous avons des amis que nous pensons connaître. Dès qu’ils accèdent à une position de pouvoir, leurs comportements et attitudes commencent à changer. Que s’est-il passé ? Ont-ils réellement changé ? Ou est-ce plutôt leur vraie nature qui se révèle ? Je pense que, si changement il y a, il se fait à partir d’éléments préexistants qui, amplifiés par le miroir grossissant du pouvoir, prennent en quelque sorte le dessus. Platon ne dit pas autre chose avec son fameux mythe de Gygès, dont l’anneau le rend invisible et lui donne la possibilité d’assouvir ses désirs : tuer son maître, prendre sa place et épouser sa femme.
Vous affirmez que « chaque être humain a un seuil propre » pour développer une de ces pathologies du pouvoir. Ce n’est donc pas réservé seulement aux puissants, mais à chacun d’entre nous ? Et qu’en est-il de ce pouvoir de « miroir grossissant » que vous venez d’évoquer ?
La pathologie du pouvoir est, comme je le disais, la chose du monde la mieux partagée et chacun d’entre nous a un seuil à partir duquel il est susceptible de développer différentes pathologies du pouvoir, qui peuvent aller des plus bénignes aux plus nocives. Entre le rhume et le cancer, la palette des possibilités est très large. Au plus bas de l’échelle, prenez quelqu’un, donnez-lui un badge, un uniforme ou un tampon et vous aurez déjà un petit tyran qui abusera de son petit pouvoir. Pour d’autres, le seuil se situe plus haut. Je me suis posé la question de savoir quel était mon propre seuil. Être directeur d’un programme universitaire, ambassadeur ou député m’avait laissé relativement indemne. Mais ministre ? Un ministre a quand même beaucoup de pouvoir : il prend des décisions importantes, il fait des nominations, il dispose d’un budget considérable, il est très visible. Est-ce que j’avais atteint mon seuil ? En 2019, j’ai été candidat à la présidence de la Roumanie. La présidence n’est-elle pas une position encore plus dangereuse pour l’équilibre intérieur ? Aurais-je pu faire face à ses multiples tentations ?
En effet, vous mettez en lumière leurs différents ingrédients fondamentaux : la décision, la richesse et la représentation. Pouvez-vous nous les présenter brièvement et nous en crayonner les images les plus éloquentes ?
Souvent ces trois ingrédients sont mélangés. On les trouve rarement à l’état pur. Essayons cependant de dégager quelques types. Un juge, par exemple, a surtout un pouvoir de décision aux effets souvent considérables. Quant à la richesse, je parle dans mon livre d’un pétrolier milliardaire, que j’ai eu la chance de fréquenter à plusieurs moments de son ascension. Avec le temps, il avait perdu le sens de la réalité. Il était devenu mégalomane et incapable de prendre la mesure de ses échecs à répétition. C’est l’un des cas les plus graves que j’ai rencontrés. Enfin, pour ce qui est de la représentation, je donne l’exemple de deux évêques bien connus en Roumanie. Ces nouveaux clercs que sont les intellectuels offrent à leur tour de nombreux exemples de pathologie du pouvoir.
De toutes ces pathologies du pouvoir, je vous propose de nous arrêter sur celle liée à la politique. Comment se manifeste-t-elle ? Quelques figures des cinq personnalités que vous analysez : François-Joseph, Guillaume II, Nicolas II, Hitler et Staline ? Les deux dernier, Hitler & Staline, par exemple ?
Dans le cas d’Hitler et de Staline s’ajoute le facteur idéologique. Ils avaient embrassé tous les deux des idéologies radicales. Je m’attarde donc dans mon livre sur l’attrait et les effets de telles idéologies. Ce sont des idéologies qui donnent un sens aux pires affects de l’âme humaine : haine, destructivité, ressentiment, colère, dégoût. Elles désignent des ennemis par catégories entières et prônent leur extermination totale. C’est le terme ultime de la pathologie de pouvoir érigée en système. Hitler, Staline et leurs acolytes fournissent des exemples d’une complète perversion de l’être humain par la pathologie du pouvoir. Mais leur émergence n’aurait pas été possible sans la catastrophe de la Première Guerre mondiale, d’où le besoin de s’attarder sur le cas des trois empereurs mentionnés. François-Joseph et Nicolas II sont des hommes fondamentalement moraux, dévoués à leur mission, doué d’un sens élevé du devoir. Et pourtant, François-Joseph, « le gentil empereur », comme l’appelaient ses sujets roumains, a pris l’une des décisions les plus désastreuses de l’histoire moderne : l’ultimatum et la déclaration de guerre à la Serbie. Pourquoi ? Parce qu’il était le prisonnier de son entourage, de la bureaucratie et de l’état-major de l’armée. Il fut victime d’un rhume du cerveau qui avait obscurci son jugement.
Dans ce concert macabre et véritablement désastreux entre donc en jeu les idéologies. Que possèdent-elles de si dangereux ?
Toutes les idéologies ne se valent pas. Il y a d’abord les idéologies radicales dont j’ai parlé. Elles sont radicales dès le départ, dans leurs fondements mêmes. Mais il y a aussi le phénomène de la radicalisation d’idéologies raisonnables : conservatisme, libéralisme, féminisme, écologisme. À mon sens, la radicalisation équivaut souvent à une défiguration. Le conservatisme radicalisé n’est plus du conservatisme, puisque le conservatisme se fonde sur la modération et un certain scepticisme empiriste. Je pense que le féminisme radicalisé fait passer un second plan ce qu’il y a de plus précieux dans le féminisme, à savoir l’équité et l’égalité entre hommes et femmes. À notre époque, on assiste à toute une série de radicalisations en miroir, à droite et à gauche. On aurait grand besoin de sages et d’hommes d’État de la trempe de Solon pour restaurer le prestige de la modération.
Vous nous éclairez également sur des concepts comme ceux de radicalisme et radicalité, démagogie et populisme. Arrêtons-nous, si vous le permettez, sur ce dernier, dont on entend beaucoup parler ces derniers temps. Comment comprendre, pour mieux le cerner, ce populisme, souvent voué à toutes sortes d’amalgames ?
Qu’est-ce que le populisme ? Une idéologie, comme le dit Pierre Rosanvallon ? Une rhétorique, comme le dit Jan-Werner Müller ? Un moment, comme le dit Alain de Benoist ? Une stratégie, comme le dit Chantal Mouffe ? Est-ce une chance pour établir une démocratie radicale ? Ou, au contraire, un danger pour la démocratie ? J’y vois, pour ma part, un danger, puisque le populisme participe à cette radicalisation en miroir dont je parlais. Il y a des populismes de droite et des populismes de gauche. Il n’y en a pas un qui soit meilleur que les autres. Il n’y a pas d’idéologie populiste unitaire. En revanche, la radicalisation idéologique se retrouve dans la logique de tout mouvement populiste. En outre, le leader populiste prétend toujours être la voix du peuple et incarner le peuple. C’est fort dangereux, car dès lors qui s’oppose au leader populiste s’oppose au peuple et devient ennemi du peuple.
Il y aurait tant de choses à dire sur le contenu de votre remarquable essai. Sans vouloir tout dévoiler, j’ose vous demander plus de détails sur une métaphore que j’ai beaucoup aimé, celle du cheval blanc et du cheval noir. Que représentent ces deux figures dans l’étiologie du déséquilibre pathologique du pouvoir ?
L’image des deux chevaux est empruntée au Phèdre de Platon. Le cheval blanc désigne les passions conformes à la raison. Le cheval noir, les passions contraires à la raison, les passions négatives et violentes, comme la haine, l’envie, le dégoût, la colère, le ressentiment. La recette de la démagogie et du populisme, c’est de faire précisément appel à ces passions. On le sait depuis Aristophane, Thucydide et surtout Platon : au bout de la démagogie il y a la tyrannie.
Vous donnez plusieurs exemples de notre pays, la Roumanie, et de son Conducător Nicolae Ceaușescu. Comment devrait-on comprendre sa personnalité ? Est-il encore désiré dans son pays par des nostalgiques de l’ancien régime et pourquoi ?
Ceaușescu est un cas d’école en la matière. Chez lui la pathologie du pouvoir s’est installée petit à petit et a pris à la fin des dimensions ubuesques. Dans son cas, il faut faire la part de la personnalité, de l’idéologie, du système politique et de la mentalité roumaine. La pathologie du grand pouvoir n’affecte jamais une seule personne. Quant à la nostalgie du régime de Ceaușescu, elle s’explique souvent par l’ignorance et encore plus souvent par le mythe de l’homme fort, du sauveur qui restaure l’âge d’or et l’unité du peuple face aux manigances des forces occultes.
Enfin, une question plus personnelle. Comment voyez-vous votre parcours politique et public, en tournant le regard sur toutes ces années écoulées dans votre vie ?
Pour ce qui est de la pathologie du pouvoir, je pense être vacciné. J’ai fait le vaccin anti-covid et j’ai attrapé le covid, mais ce fut une affection bénigne et de courte durée. Si jamais je retourne à la politique pour exercer des fonctions de haute responsabilité, je crois que cela sera pareil. Je ne regrette pas d’avoir été ambassadeur, ministre et député. J’ai pu faire un nombre de bonnes choses et j’ai surtout beaucoup appris. Fort de cette expérience, j’estime que je suis devenu un meilleur professer de philosophie politique. Ma voie est celle de l’enseignant. Casa Paleologu, l’école que j’ai fondée en 2013, est un projet magnifique qui mobilise toutes mes énergies et donne un sens à ma vie. Si je me porte à nouveau candidat à la présidence de la Roumanie, j’essaierai d’imiter quelques personnages de Plutarque qui ont su dompter leur ambition et garder une bonne distance face au pouvoir.
Propos recueillis par Dan Burcea
Theodor Paleologu, Les pathologies du pouvoir – Pensées d’un convalescent, Éditions Ovadia, 2024, 221 pages.