Pour celles et ceux qui connaissent l’impressionnante œuvre romanesque de Vincent Engel, cette interview parle de la relation qu’il entretient comme auteur avec la fiction et avec ses personnages.
Je vous propose de commencer notre discussion à partir de cette définition que vous donnez à la fiction dans un de vos livres consacré à ce sujet, selon laquelle elle est « une manière privilégiée de fonder notre humanité et de transmettre la mémoire ». Quel rôle joue-t-elle pour vous ?
La fiction, pour moi, est essentielle ; elle m’offre la liberté d’écrire et de parler de moi-même indirectement, de vivre des vies que je n’ai pas vécues et que je ne pourrais pas vivre autrement. Elle me permet aussi de parler de mon passé, de mon enfance et de mon besoin de créer des mondes en me permettant ainsi de m’évader de la réalité. Je n’ai, objectivement, pas eu une enfance malheureuse : nous vivions bien, mes parents m’aimaient, notre fratrie était raisonnablement compliquée. J’ai mis plus de 50 ans pour comprendre ce qui s’est passé : les angoisses combinées et non dites de mes parents (et pas seulement celles de mon père qui avait perdu toute sa famille dans les camps nazis), les tensions, la peur de causer de la peine à Maman, tout cela m’a conduit à devenir l’enfant le plus sage possible et à doubler la réalité par une vie imaginaire intense. J’y ai pris un plaisir énorme, mais je me rends compte aujourd’hui que c’était vital. Avec la musique, l’imagination m’a permis de survivre à cela ; je le dis sans pathos excessif. C’était un jeu, ce l’est toujours ; mais les vrais jeux ne servent pas seulement à nous distraire. Ils nous façonnent et nous apprennent à apprivoiser le monde.
J’ai développé, du coup, des facultés privilégiées dans le domaine de la fiction. Créer des vies pour sauver le monde, créer des mondes pour me sauver la vie. Balzac a créé la Comédie humaine pour dresser un tableau de son époque ; j’ai créé une généalogie pour passer au-delà du tableau du réel et m’inventer une épopée personnelle. Aragon parlait du roman, ou de la fiction, comme d’un « mentir-vrai », un mensonge qui dit (ou qui crée) une vérité. La fiction a ce pouvoir de créer des vérités ; en dehors du domaine scientifique, la vérité est-elle autre chose qu’une histoire bien racontée à laquelle on décide de croire ?
Justement, en parlant de cet aspect, vous sous-titrez votre roman Raphaël et Laetitia, comme un « romansonge ». Est-ce le terme qui conviendrai à vos romans ?
Raphaël et Lætitia est une longue nouvelle qui occupe une place à part. J’ai voulu y rendre hommage à la littérature du XIXe siècle et à cette situation narrative de l’enchâssement : des gens se retrouvent à table et racontent des histoires pour meubler l’ennui. C’est la forme adoucie du Décaméron : chez Boccace, il y avait le contexte très violent de la peste qui conduisait ces jeunes Florentins à chercher refuse à Fiesole et à se changer les idées en se racontant des histoires ; au XIXe, la violence s’éloigne, et l’on ne cherche qu’à tuer l’ennui qui s’installe dans une soirée. En jouant aussi sur l’effet de surprise et la frustration, je joue aussi avec le lecteur.
On peut dire que Raphaël et Lætitia est la matrice de mes romans italiens ; j’y pose le couple – Raphaël et Lætitia – qui passera dans presque tous ces romans, mais aussi d’autres personnages, dont un, Aristide, qui appartient à la famille des Morgan – Baptiste, le plus contemporain des Morgan, étant mon double. À la fin de la nouvelle, le lecteur, comme les participants au repas, se retrouve frustré, désireux de savoir ce que sont devenus Raphaël et Lætitia…
Le narrateur de cette nouvelle dit de son récit qu’il la tient « de seconde main »
De seconde main, ou plutôt de seconde langue, dans un deuxième temps ; tout récit est toujours un « deuxième temps », après la réalité dont il entend rendre compte, et qui est définitivement hors de portée. Si nous ne pouvions, par ailleurs, raconter que les histoires de « première main », c’est-à-dire qui nous seraient arrivées personnellement, nous passerions totalement à côté d’une des particularités de la littérature, qui est justement l’ouverture à l’autre, y compris à l’autre vie (sur terre).
Pourquoi avez-vous opté pour écrire une saga romanesque, le cycle Montechiarro en est une, mais d’autres de vos romans suivent le même schéma.
Écrire un cycle de romans, une saga, a l’avantage de pouvoir combler d’un livre à l’autre des vides à la fois dans l’action ou l’intrigue et dans la personnalité des personnages. Cela me permet de revenir sur certaines choses et de les enrichir. Je planifie toujours minutieusement mes romans ; mais dans ceux-ci, il y a des ellipses, des personnages secondaires. Je creuse des trous, j’y laisse des graines, qui parfois poussent sous ma plume, parfois sous l’imagination du lecteur. J’ai toujours aimé écrire et j’écris rapidement, souvent me laissant porter par l’évolution de mes personnages. Bien-sûr, c’est moi qui suis toujours aux manettes, qui décide s’ils vont mourir ou non, mais j’entretiens avec eux une vraie complicité. C’est un vrai travail d’équipe.
Il s’agit d’une vraie lignée dont vous avez dressé un arbre généalogique impressionnant. Mais ce qui est plus impressionnant ce sont les détails qu’il contient, des listes de noms, des graphiques, des sources et des statistiques.
Comme je vous disais, j’aime beaucoup et depuis toujours les jeux de construction. La présence de ce que j’ai appelé une « généalogie romanesque » en est en partie le résultat, mais Balzac n’est pas loin bien entendu. Pour citer ce grand écrivain dont je redis mon admiration, mon univers romanesque a « sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles », il traverse les époques et les générations. Il y a un seul personnage qui n’a pas d’âge, ou plutôt disons qu’il est une sorte de mathusalem et qui survole mes romans : Asmodée Edern, alias Thomas (ou Tomasso) Reguer. Asmodée est un démon, dans l’Ancien Testament, qui se révolte contre Dieu ; chez moi, c’est un ange bienfaisant qui intervient une fois dans la vie de certains personnages, pour leur montrer que la vie pourrait être différente de ce qu’ils imaginent. Mais ce sera toujours à eux de faire les choix et d’agir.
Y a-t-il un personnage dans lequel vous vous reconnaissez le plus ?
J’ai plusieurs doubles dans mes romans et nouvelles, et tout d’abord Baptiste Morgan, qui est non seulement un personnage (un des premiers personnages consistants que j’ai créés, à 18 ans), mais qui, en tant que tel, est aussi écrivain (et j’ai publié 3 romans sous son nom). Il y a aussi Charles Vinel (dans Maramisa) et Charles de Vinelles, dans la nouvelle « L’imposture ». Mais je me reconnais dans tous les personnages car je me rends de plus en plus compte que chacun contient une partie de moi.
Ceux que vous aimez le plus ?
Ce sont les personnages féminins.
Et ceux que vous aimez moins ?
Bien entendu, les personnages des salauds, même si, pour ceux-là aussi, il porte une part de moi. Les personnages sont le fruit de la fiction et finissent par peupler tout ce monde, même si je reste, je le répète, maître à bord en tant qu’auteur.
Dans le roman « Les absentes », vous déclarez que « nos fragilités tissent des liens à notre insu et la vie rejaillit ». Peut-on dire que ces fragilités-là se retrouvent dans vos personnages ? Sinon quoi d’autre ?
Rien n’est plus intéressant que la fragilité. J’adore cette phrase de Leonard Cohen : « There is a crack in everything / That’s where the light gets in ». Même mes « salauds » ont leurs fragilités, qui n’excusent rien, mais permettent peut-être de comprendre. Et je crois que la littérature, justement, aide à comprendre ce qui nous semble incompréhensible.
Que pensez-vous de l’intervention de l’auteur qui mêle ses personnages de fiction à des événements historiques vrais ?
Je pense que l’auteur a cette liberté de partir des événements historiques vrais qui ont déjà existé et d’y mêler ses personnages, même si ceux derniers n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé. Balzac le faisait beaucoup, mais il y a de nombreux autres cas. Dans Retour à Montechiarro, je mêle mon personnage Salvatore Coniglio au meurtre du député socialiste Matteotti, assassiné par des fascistes. Et Mussolini apparaît aussi. Dans le roman que je suis en train d’écrire, et qui sera le dernier de la « série » de Montechiarro, un de mes personnages croise Ilda Dalser, la femme qui aurait épousé secrètement Mussolini et dont elle aurait eu un fils, et qui s’est retrouvée internée à San Clemente, l’asile de fous de Venise, pour que cela ne soit pas révélé.
A propos de l’histoire, vous allez publier un nouveau roman, « Les vieux ne parlent plus », un livre sur la politique à l’égard des personnes âgés. Cela coïncide bien avec ce que nous vivons actuellement pendant cette période de pandémie, n’est-ce pas ?
Il arrive souvent que la littérature anticipe la réalité. Le propre de la démarche artistique est de saisir les éléments annonciateurs des crises ou des changements qui vont se produire. J’avais écrit mon roman 5 ans avant la crise du Covid, en imaginant une sorte d’euthanasie des personnes âgées, à travers une gestion purement financière. Lorsque la crise est survenue (la parution avait été décidée juste avant), j’ai rajouté quelques paragraphes pour accrocher le récit à la situation actuelle.
A quoi travaillez-vous en ce moment ?
Je suis en train d’écrire le volume qui va clore le cycle de Montechiarro. C’est une période très spéciale, charnière, car jusque-là je pensais que je n’écrivais par sur moi, alors que je me rends compte aujourd’hui combien mes livres contiennent des choses qui me concernent. La boucle se referme, je me retrouve (pour reprendre une image forte de Retour à Montechiarro), pris dans l’œil d’un cyclone que je pensais avoir créé pour me cacher.
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photo : Tomasz Rossa
Vincent Engel est romancier, dramaturge et professeur de littérature à l’UCLouvain. Il a publié plus de 20 romans et une dizaine de pièces de théâtre, dont Oubliez Adam Weinberger, prix des Lycéens en 2000, et Retour à Montechiarro, prix des libraires du LDP en 2001. Sa recherche porte sur la mémoire et le traumatisme de la guerre. Il a tenu pendant plusieurs années une chronique politique hebdomadaire sur le site du Soir et dans d’autres médias.
Il a publié en février 2020 un essai sur Le Désir de mémoire, aux éditions Karthala. Son dernier roman : Si seulement, Lucie, chez Hachette (2019) et Les vieux ne parlent plus, aux éditions Ker (août 2020).
Membre fondateur de Carta Academica (www.cartaacademica.org), il a coordonné en janvier 2020 la remise des premiers Academic Honoris Causa, remis à Julian Assange, Sarah Harrison, Chelsea Manning et Edward Snowden.
Il est, depuis novembre 2019, vice-président et membre du conseil d’administration de la RTBF.
Site web de l’auteur : https://www.vincent-engel.com/
Bibliographie de Vincent Engel :
Essais, publications
- Le Serment de Kolvillàg d’Elie Wiesel : une écriture entre le silence et la parole, Louvain-la-Neuve, 1986.
- Fou de Dieu ou Dieu des fous : l’œuvre tragique d’Elie Wiesel, essai, De Boeck, Bruxelles, 1989.
- Pourquoi parler d’Auschwitz ?, essai, éditions Les Éperonniers, Bruxelles, 1992.
- L’Année nouvelle à Louvain-la-Neuve : le Colloque-Festival, L’Année nouvelle, Louvain-la-Neuve, 1994.
- La vie malgré tout : confessions nouvelles, essai, L’instant même, Québec, 1994 (prix Renaissance de la nouvelle).
- Le genre de la nouvelle dans le monde francophone au tournant du XXIe siècle, essai, actes du colloque de l’Année nouvelle, du 26 au , Canevas, L’instant même, Phi, 1995.
- Nos Ancêtres les Gaulois, essai, impressions d’écrivains sur la francophonie, Quorum, Ottignies, 1996 (dir.).
- Au nom du père, de Dieu et d’Auschwitz ; regards littéraires sur des questions contemporaines au travers de l’œuvre d’Elie Wiesel, essai, Peter Lang, Bruxelles, 1997.
- Histoire de la critique littéraire des XIXe et XXe siècles, essai, Academia-Bruylant, Louvain-la-Neuve, 1998 (dir.).
- Frédérick Tristan, essai, Le Rocher, 2000.
- Fiction : l’impossible nécessité. Sur les récifs des sirènes naissent les récits des silènes, essai, Ker Éditions, Ohain, 2013.
- Le désir de mémoire, Karthala, 2020
Nouvelles, romans, théâtre, divers
- Légendes en attente, nouvelles, L’instant même, Québec, 1993 (prix Franz de Wever).
- Un jour, ce sera l’aube, roman, Labor, Bruxelles, 1995.
- Raphael et Laetitia : romansonge, Alfil, Neuvy-le-Roy, France, 1996, réédité par Ker éditions en 2011.
- La vie oubliée. Nature morte IV, sous le pseudonyme de Baptiste Morgan, roman, éditions Quorum, Gerpinnes, Belgique, 1998.
- La guerre est quotidienne, nouvelles, éditions Quorum, Gerpinnes, Belgique, 1999.
- Oubliez Adam Weinberger, roman, éditions Fayard, 2000.
- Retour à Montechiarro, roman, éditions Fayard, 2001 (prix Victor-Rossel des jeunes 2001).
- Vae victis, roman, éditions Luc Pire, Le grand Miroir, Bruxelles, 2006.
- Mon voisin, c’est quelqu’un, sous le pseudonyme de Baptiste Morgan, roman, éditions Fayard, 2002.
- Requiem vénitien, roman, éditions Fayard, 2003.
- Les Angéliques, roman, éditions Fayard, 2004.
- Amour, j’écris ton nom, 23 auteurs belges colorient leur plume, collectif, Éditions Couleur livres, Charleroi, 2006.
- Alessandro, théâtre, drame en quatre actes, Éd. Asmodée Edern, Ohain, 2006.
- Les Absentes, roman, éditions Lattès, 2006.
- Le don de Mala-Léa : David Susskind : l’itinéraire d’un Mensch, biographie romancée, éditions Luc Pire, Le grand Miroir, Bruxelles, 2006.
- Othello, passeur, avec Yves Vasseur, Les impressions nouvelles, Bruxelles, 2008.
- La peur du paradis, roman, éditions JC Lattès, 2009.
- Opera Mundi, avec des photographies d’Emmanuel Crooy, éditions Luc Pire, Le grand Miroir, Bruxelles, 2009.
- Le mariage de Dominique Hardenne, roman, éditions JC Lattès, 2010 (prix Berheim du roman 20124)
- Nous sommes tous des faits divers, recueil, Ker éditions, Hévillers, 2013.
- Les Diaboliques, roman, Ker éditions, Hévillers, 2014.
- Le Miroir des illusions, Les Escales, Paris, 2016.
- Alma Viva, Ker éditions, Hévillers, 2017.
- Maramisa, Les Escales, Paris, 2018.
- Et si seulement, Lucie, Hachette 2019.
- Le vieux ne parlent plus, Ker éditions, 2020.