Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire 2022 : Amélie Nothomb – «Le livre des sœurs»

 

 

Avec Le livre des sœurs, Amélie Nothomb met une nouvelle pierre à l’édifice littéraire qu’elle construit avec talent et ténacité autour de ses thèmes privilégiés, purifiés comme l’or, et provenant du gisement autobiographique qu’elle ne cesse de sonder. Cette introspection est tellement évidente que l’on pourrait faire siens les mots de Binswanger qui, parlant de la place centrale qu’occupe l’intériorité chez Kierkegaard, utilise la formule de « passion de l’intériorité » selon laquelle on ne peut s’assumer qu’en partant du dedans de soi-même. Dans le cas présent, Amélie Nothomb se lance le défi de confier à la relation sororale le rôle privilégié du questionnement visant l’union idéale du double soi vers un nous permettant de « récréer chaque soir leur bulle édénique ». Notons en passant une autre dimension qu’elle met en exergue comme une vérité aux vertus de postulat rhétorique de l’écriture de soi : « Les mots ont le pouvoir qu’on leur donne ».

– Dès le début de votre livre, on apprend qu’entre les deux sœurs Tristane et Laetitia se noue une relation incroyable et rare « un amour au sens absolu, l’amour hors catégorie, un phénomène d’autant plus puissant que non répertorié ». Précisons qu’il s’agit d’un amour qui « échappait à l’altération des classifications ». Doit-on comprendre que le besoin d’écrire ce roman et son accomplissement ont suivi le même impératif de sublimation du sujet pour le rendre absolu, puissant et hors classifications ? Quel a été la force de cet élan initial qui vous a poussée vers l’écriture de ce livre ?

Cela fait très longtemps que j’éprouve le besoin de parler de l’amour entre sœurs. Je le vis depuis toujours et j’observe combien il peut être mal interprété. J’ai eu besoin de le clarifier. Par ailleurs, éprouver un amour aussi puissant depuis un si grand nombre d’années développe la nécessité de lui donner une dimension absolue : de l’écrire

– Impossible d’ignorer que l’histoire que vous racontez concerne la relation que vous entretenez avec votre sœur Juliette, relation fusionnelle qui répond aux qualificatifs dont nous parlions à l’instant. Pourtant, on ne peut pas s’empêcher de scruter le sens implicite des prénoms que portent les deux sœurs de votre roman, le premier (Tristane) évoquant le tumulte, la révolte, le second (Laetitia), la joie. Qui est qui, dans la réalité ? Ou la question ne peut pas se poser dans ces termes, car elle n’est surtout pas obligée de rendre compte du réel lorsqu’elle touche à la fiction ?

Pour créer Tristane et Laetitia, j’ai mis Juliette et moi dans un shaker, j’ai secoué, j’ai versé le mélange dans deux verres, j’ai appelé un cocktail Tristane et l’autre Laetitia. Chacune a beaucoup de caractéristiques de nous deux. Tristane a la discrétion de Juliette, son dévouement ; elle a mon fond triste. Laetitia a le fond joyeux de Juliette, elle a ma passion pour le rock. Etc.

– L’atmosphère de votre roman respire un calme lénifiant. Vous tenez à préciser que dans le temps de l’enfance il n’y a que le présent. Un présent adouci permettant au merveilleux de rentrer sur la pointe de pieds dans votre récit, allant jusqu’à « un somnambulisme d’amour » entre les deux sœurs. On pourrait énumérer une multitude d’éléments constituant cette présence du merveilleux dans son acception latine d’étonnant et de singulier : la précocité des enfants à comprendre le monde qui les entoure, leurs liens au réel et les sentiments qui y découlent, comme la tristesse, l’angoisse, la solitude, etc. Quel relation entretenez-vous dans votre travail d’écriture, avec ce concept qui fut décrit par Jacques Le Goff comme quelque chose de « littéralement extraordinaire et irrationnel, divergeant des valeurs de référence du lecteur » ? Souscrivez-vous à cette définition qui est finalement la définition même de la fiction?

Je ne connaissais pas cette phrase de Jacques Le Goff. Magnifique ! Oui, j’y souscris. Le regard de l’enfant est le seul juste, qui perçoit le caractère étonnant et singulier de tout ce qui existe.

– Il n’y a pas que le temps qui revêt l’habit du merveilleux dans votre roman. L’enfant possède « une capacité à spiritualiser n’importe quoi », à le transformer en « un endroit légendaire ». Que pouvez-vous nous dire de cette capacité de représentation enfantine qui est une sorte de sacralisation de l’espace à l’aide de l’innocence et du besoin de protection ?

Cette capacité correspond au stade de la première définition du réel par l’acquisition du langage. Mon privilège est de me rappeler ce moment et de le revivre par l’écriture.

– En lien avec ce besoin d’espace symboliquement protecteur, faisons mention ici de la peur de Tristane, l’ainée, oppressée par le doute et par le manque de confiance de la part des adultes à son encontre. « Laetitia n’aurait jamais l’angoisse de ne pas être aimée, Tristane la conserverait éternellement ». Quel rôle joue cette angoisse dans la construction de soi de votre personnage de sœur ainée ?

Cette angoisse est fondatrice. Tristane a vécu les 5 premières années de sa vie sans presque aucun support extérieur. Elle a dû s’étayer elle-même. Cela fait d’elle une personne d’une force rare, mais l’anxiété demeurera son lot.

– Le lecteur aura le loisir de suivre les deux sœurs dans leur parcours de la petite enfance jusqu’à l’âge où vous allez les conduire. Évoquons juste les deux passions, une pour la musique et l’autre pour la littérature qui vont les accompagner pendant cette période. Peut-on savoir quel rôle joue ces deux passions pour vos personnages ? Et pour vous et votre sœur Juliette ? Ont-elles laissé des traces dans vos personnalités ?

Juliette , enfant, se passionnait pour la littérature et non pour la musique. Grâce à elle, dès ma plus tendre enfance, j’ai eu l’attention attirée par ces passions. J’ai vite su que mon amour pour la musique ne pouvait pas donner lieu à un choix de vie : je n’avais pas de talent. Alors, j’ai fondu ces deux passions en une seule : écrire, c’est aussi créer mon son. Juliette a aussi gardé ces passions, qu’elle vit à sa manière.

– Permettez-moi d’évoquer, en conclusion, cette phrase mise en exergue dans votre roman : « Les mots ont le pouvoir qu’on leur donne. » Au-delà du contexte précis de votre roman, il faut prendre cette phrase comme un vrai ars poetica. Que vous inspirent ces mots et surtout quelle place leur accordez-vous dans votre exercice d’écriture et dans votre conception de la littérature ?

C’est une phrase clef. Être écrivain, c’est prendre conscience que le langage, quand on s’en sert bien, peut avoir un pouvoir colossal. D’où l’importance d’y recourir avec précaution. L’écrivain est celui qui sait qu’un mot peut tuer et qu’un mot peut sauver. Mon ars poetica consiste à en avertir l’espèce. Quand je vois quelqu’un parler légèrement, j’éprouve la même terreur que quand je vois un enfant jouer avec un kalachnikov. J’essaie de signaler le danger du langage sans décourager les gens de recourir à son emploi salvateur. 

Propos recueillis par Dan Burcea

Amélie Nothomb, Le livre des sœurs, Editions Albin Michel, 2022, 198 pages. 

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