En 2021 paraissait aux éditions du sous-sol La semaine perpétuelle, le premier roman de Laura Vazquez, qui a fondé l’excellente revue littéraire internationale Muscle (à laquelle un bout de ma bibliothèque est consacrée). L’année d’après est sortie chez Points une anthologie de ses poèmes (2014-2021) intitulée Vous êtes de moins en moins réels, que je n’ai pas encore lue. En 2023 est publié aux éditions du sous-sol Le livre du large et du long, une épopée en vers.
La semaine perpétuelle a constitué un choc esthétique pour moi, puisque je n’avais jamais rien lu de tel. Laura Vazquez m’a bouleversée en enfonçant les portes fermées des idées reçues (en particulier sur la littérature et la poésie) avec ce roman moderne, roman de poète « performeuse » par excellence ; ce texte en prose, hybride et transgressif, très « woolfien » ; cette langue ferme et vigoureuse, fourmillant de voix qui parlent, de pensées entêtantes, qui creusent des galeries sous les bases de la bienséance, les sapant avec ténacité, pour notre plus grand bonheur : « Des bêtes vivent sur nos visages. Comme elles sont minuscules, on ne peut pas les voir. Chaque jour, sur nos visages, il se passe des drames, il se passe des guerres, des catastrophes. Les bêtes se tuent sur nos visages, elles se trahissent, elles se supplient » (La semaine perpétuelle).
La semaine perpétuelle est estampillé « roman ». De nos jours, le roman ne cesse de surprendre et de révéler à quel point il est un genre accueillant : assez vaste et solide pour recevoir les textes les plus singuliers, les plus décomplexés, les plus dérangeants, qui osent interroger le monde sur ses aspects les moins glorieux (et oui, il s’agit bien de notre monde, malgré notre refus de le regarder en face et de voir son vrai visage, absurde, déjanté, mesquin, décati, miné, par la guerre, la violence et la mort) et aborder, avec force poésie et inventivité, comme c’est le cas avec le livre de Laura Vazquez – surréaliste à souhait –, la réalité contemporaine et l’invisibilité de certains membres de la société. En l’occurrence, La semaine perpétuelle se penche sur la jouissance de l’Internet par les personnes défavorisées, malmenées par le sort ou en rupture de ban (pauvres, orphelines, immigrées, âgées, malades, mourantes, idiotes, névrosées, poètes de réseaux sociaux, victimes de discriminations, de harcèlement, etc.) – leur investissement du monde virtuel leur permettant, paradoxalement, d’oublier leur aliénation délétère et de retrouver leur souffle, la parole et la liberté.
Avec Le livre du large et du long, on constate à nouveau la témérité et la puissante créativité de Laura Vazquez, qui n’a pas froid aux yeux et invente une fois de plus « [s]es propres règles ». À la manière d’une entomologiste, elle continue à scruter et à dévoiler inlassablement les particularités du monde. Elle le renverse et prend la mesure de sa complexité, de sa folle étrangeté et parfois de sa brutalité terrassante, animée par la douceur sauvage et l’ardeur tranquille – passe-murailles – qu’on lui connaissait dans son fascinant roman – « vissant vissant dans quoi » (Le livre du large et du long).
Les vers de Laura Vazquez exposent avec une précision clinique – mais avec beaucoup de tendresse aussi, de compassion (« toutes seront écoutées », « tous seront écoutés ») – la beauté, la laideur et la singularité (elles se confondent dans ce livre) « insupportable[s] » des choses, des êtres et des formes multiples : « Deux images se comprennent lorsqu’on les pose côte à côte », « deux images se suicident quand on les pose côte à côte », « l’objet ne représente pas un objet ».
J’ai aussi retrouvé dans les poèmes du Livre du large et du long la ferveur et la musique grisante de La Semaine perpétuelle. Un doigt examiné à part ne permet pas de juger des qualités d’une main, et cette main ne révèle sa force et sa virtuosité qu’à partir du moment où elle est en action. Ainsi, je conseille de lire ces ouvrages l’un après l’autre et en entier (cela va sans dire, n’est-ce pas ?) pour comprendre à quel point ils sont organiques, font corps ensemble, font constellation, bouclier, et barrage, font sens, et combien leur poésie et le regard unique sur le monde de leur autrice continuent à résonner longtemps une fois le livre refermé, et pas seulement parce qu’il s’agit avant tout d’une poésie qui gagne en puissance dans l’oralité (ce qui est clair quand on écoute leur autrice la lire).
Le Livre du large et du long est une « épopée » aventureuse en vers libres peuplée de gestes, de pensées et de corps amples et torturés – miroirs du monde – qui tremblent à l’intérieur quand on les interroge, quand on les observe, ce qui ne les empêche pas de n’en faire qu’à leur tête, calmement, méthodiquement. C’est un texte qui laisse passer la lumière comme une tête ébréchée (à coups de « marteau » et d’« aiguille »), et dont la voix ferme et insistante détourne allègrement proverbes rances et idées reçues pour faire exploser les murs de la langue. Cet ouvrage expérimental, obsédant, tentaculaire, humain, animal et vivant, si vivant, prouve que Laura Vazquez est sans conteste la sœur des poètes Anne Sexton et Henri Michaux (« je suis née tant trouée », écrit-elle), et que son travail mérite entièrement l’attention croissante et les éloges dont il a fait l’objet ces dernières années.
Le cerveau chauffe, en lisant Laura Vazquez, en lisant en écrivant, car par leur volubilité substantielle et affranchie des normes, La semaine perpétuelle et Le Livre du large et du long forment une œuvre cohérente qui libère et communique une furieuse envie d’écrire. Les vers-catalyseurs inébranlables de Laura Vazquez sur le rapport du corps au monde troublent, désarçonnent, réveillent, ensorcèlent, interrogent, avec leurs paroles foisonnantes se déployant comme de vastes prairies de solitude tranchante peuplées de fleurs opiniâtres aux tiges de mots, aussi souples et résistantes que des roseaux.
Félicitations chaleureuses à la lauréate du Prix Goncourt de la poésie 2023, et vivement le prochain opus de Laura Vazquez.
Sabine Huynh
Crédits photo : Bénédicte Roscot