Rentrée littéraire 2023 : Jean-Philippe Toussaint par Galien Sarde

 

 

Dans le labyrinthe

Il semble possible de prendre au mot un écrivain confirmé. « Je voudrais que ce livre soit l’échiquier de ma mémoire », note Jean-Philippe Toussaint sur la quatrième de couverture de son dernier opus, intitulé L’Échiquier. Ce souhait est exaucé dans le corps du texte où un imparfait assertif supplante le conditionnel optatif :

« J’étais là, immobile, devant l’échiquier de ma mémoire – et j’y resterai tout au long de ces pages, c’est le présent de ce livre, c’est son présent infini. »

Programmatique, cette formule équivaut à faire du livre un espace où jouer de manière réflexive avec ses souvenirs contre le temps qui passe – c’est-à-dire, tel qu’on va le saisir, avec la fiction contre le réel. Et partant à rejoindre deux auteurs d’envergure mentionnés dans le texte, Nabokov et Perec, pour s’exposer aux risques autobiographiques de la conception de l’œuvre.

Suspendre le monde

Ce duel à tenter contre ce qui navre s’annonce dès la première ligne, détachée pour faire chapitre à elle seule :

« J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement. »

Suspendant le cours de l’Histoire, le covid ouvre une parenthèse qui autorise l’écrivain à faire échec au temps usuel par le biais d’un temps littéraire fait de remembrances dont les lieux sont autant de cases qui conjurent la pandémie qui plane, ces lieux ayant un « périmètre autant fantasmatique que réel », dans la mesure où

« il peut arriver dans un livre que le réel soit tellement retravaillé et les souvenirs tellement reconstruits que des épisodes autobiographiques réels se mettent soudain à vibrer comme de la fiction sous les yeux du lecteur. »

Ainsi le réel est-il écarté dans un geste défensif au profit d’un imaginaire qui nimbe le vécu.

Être en littérature

Dès lors, le texte s’écrit entre les lignes croisées de l’aujourd’hui et du naguère, conjointes par les échecs qui figurent le « fil rouge » de la géométrie du livre, son « fil d’Ariane » pour sonder les abysses du for intérieur. Or les échecs appellent l’écriture, pour l’auteur, ces deux termes composant une équation intime qui fonde le thème global de l’œuvre et qui scrute l’aptitude de l’esprit humain à se projeter dans un espace-temps irréel :

« [P]our moi, dès l’origine, la littérature et les échecs ont eu partie liée. »

En effet, la littérature donne accès à une temporalité parallèle où l’auteur peut revoir sa jeunesse, invoquer le « jeune homme perpétuel » que l’écriture lui offre d’être librement. 

Découvrir par la fiction

Cependant, en menant cette partie d’échecs en trois dimensions qu’est la rédaction de son livre, l’auteur trouve deux sujets latents derrière les faits manifestes, dont le premier serait la « destination ultime » de la « quête littéraire » entreprise. Métafictionnel, il conduit le scripteur à la source de sa vie d’écrivain, née d’une « permission » et non d’une « vocation » originelle. Quant au second sujet latent, de portée générale, il concerne l’envers de la littérature : le réel. Dernière case de l’échiquier qu’il esquisse, c’est le corps battu à mort du joueur d’échecs Gilles Andruet qui clôt le texte sur une note bouleversante. Par ce décès, chassé par la porte initiale du livre, le réel revient par sa fenêtre ultime de façon frappante. Par là même se voit éclairé le pouvoir heuristique de la fiction qui, en réalité, constitue le sujet de fond de L’Échiquier, qui donne à lire une démonstration littéraire en action, au-delà des hasards du monde tel qu’il va.

Galien Sarde

Photo de l’auteur, © Madeleine Santandréa 

Jean-Philippe Toussaint, L’Échiquier, Éditions de Minuit, 2023, 256 pages.

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