Rentrée littéraire 2023 – Sorj Chalandon : L’Enragé

 

 

Avec L’Enragé (Éd. Grasset, 2023), Sorj Chalandon nous invite dans le huis clos de la Maison d’éducation surveillée de Haute-Boulogne à Belle-Île-en mer dont il avait eu connaissance en tant que journaliste à Libération et qu’il avait évoquée brièvement dans un de ses précédents romans, pour lui accorder cette fois un espace romanesque plus ample, traversé par une histoire d’une puissance égale à la souffrance et à la fragilité de ses protagonistes. Les fidèles de l’œuvre chalandonienne le savent : ses héros sont presque tous des êtres de souffrance, emprisonnés par des déterminismes et des déchirements qui donnent à leur radicalité une image douloureuse à la mesure de la tragédie dont ils sont les malheureuses victimes.

Jules Bonneau, le personnage principal du roman à qui l’auteur confie le rôle de narrateur, raconte à la première personne une histoire nourrie « pas seulement de la colère ou de la haine, aussi de l’exaltation, de l’enthousiasme, une ivresse naïve ». Ce bouillonnement émotionnel mène à la construction d’un récit où l’enfermement et le désir de liberté conduiront à une mutinerie durement réprimée. Ce qui fait dire à Jules Bonneau : « Nous détruisions l’instant présent avec bonheur et rage. »

Pour mieux comprendre cet état d’esprit fait de démesure et d’exaltation, il faut se pencher sur la construction du roman et sur les dimensions qui fixent son cadre diégétique. Sorj Chalandon, si sensible au sort des enfants blessés, fait appel dans ce roman à une accumulation intérieure hyperbolique des faits qui conduisent ses personnages à vivre l’instant présent dont parle son personnage comme un paroxysme dû à la fois au traitement qui est appliqué dans cette maison pour enfants sous le prétexte douteux et mensonger d’éducation et de réintégration à la société et à l’impossibilité de sortir de cet engrenage mortifère. Déjà la mesure de placement de ces petits délinquants dans ce type d’établissement carcéral est sujet d’interrogations quant à la gravité de leurs actes. Ensuite, pour continuer, la limite facilement franchie entre brimade et discipline, menant aux humiliations, aux viols, au travail forcé et à la quasi torture des êtres sans défense laisse place à beaucoup de questionnements. Il suffit de voir les portraits que le narrateur fait des gardiens et du directeur de cet établissement. N’oublions pas que l’action se passe dans les années ’30 où le traitement dans ces maisons était loin d’atteindre une pédagogie adaptée aux orphelins et aux petits délinquants. Nous reviendrons sur ce sujet.

Ce qu’il faut souligner à ce stade c’est qu’à cet espace fermé construit avec tous ses codes de hiérarchie et de règles dont la dureté illustre la conduite pratiquée par un encadrement inhumain, s’ajoute une seconde délimitation, un périmètre insulaire entouré de l’Océan, comme si les murs de la prison ne suffisaient pas à ce premier périmètre carcéral. La conclusion inévitable du narrateur rend compte de cette évidence : « On ne s’évade pas d’une île ».

Le propos conduit inévitablement le lecteur au bagne et au célèbre prisonnier Edmond Dantès.

Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, même si l’évolution narrative du roman nous conduit inévitablement à cet événement, L’Enragé n’est pas (seulement) un roman d’évasion, mais plutôt un récit de souffrance et de refus des déterminismes contre lesquels son auteur n’a cessé de se battre : déterminismes familiaux des enfants abandonnés ou persécutés, déterminismes sociaux qui exercent des pressions faisant d’eux des damnés, ou des actes d’autorité criminalisant et anéantissant ainsi une innocence à jamais détruite. Jules Bonneau n’est pas par hasard l’homonyme d’un révolté réel, prêtant ainsi à la confusion chez ceux qui croisent son chemin. Le renvoyer à ce prédécesseur ne fait que prédire et prolonger à travers la fiction son avenir. 

Arrêtons-nous un instant sur cette enfance meurtrie dont parle souvent Sorj Chalandon dans son œuvre. Ce sujet est cultivé chez lui non pas de l’extérieur, mais il surgit de son for intérieur, de son vécu. Emil du Profession du père n’est pas loin, celui du journaliste ne pouvant pas retenir ses larmes devant le drame de Sabra et Chatila dans Le quatrième mur non plus.

Après la parution de Profession du père l’auteur m’avait confié dans une interview cette vérité qui résonne encore dans ma mémoire : « Je me devais de prendre le risque de devenir moi, le temps d’un livre ».

Qu’en est-il de Jules Bonneau, le héros de L’Enragé ?

A-t-il réussi à prendre sa revanche sur l’Histoire et ses déterminismes ? A-t-il réussi à venger par son esprit de révolte Emil, le héros du Profession du père ?

Nous le savons, la littérature n’est pas pour Sorj Chalandon seulement un cri de colère, mais également un appel à la dignité dont devrait se nourrir notre humanité. Tous ses romans pourraient être réunis sous ce paradigme de l’homme révolté qui, comme celui de Camus, se lève contre les malheurs et l’absurde de l’injustice et de l’ordre établi. C’est le cas chez lui des romans dédiés à la cause irlandaise (Mon traître, Retour à Killybegs) ou au Proche-Orient (Le quatrième mur) et même à ceux à connotation plus autobiographique (Profession du père, Enfant de salaud).

Enfin, revenons à L’Enragé dont le sujet, comme nous le disions au début, semble avoir occupé une place récurrente dans les projets de l’auteur.

Enfermés dans cette maison d’éducation à Belle-Île-en mer, à une distance suffisante pour que tout contact avec le continent ou toute possibilité d’évasion soient impossibles, les enfants, tous des petits délinquants, orphelins ou enfants abandonnés, sont soumis, comme nous le disions plus haut, à une discipline d’une dureté démesurée pas loin de la torture de la part de ceux qui assurent leur encadrement. Nous sommes en 1932 lorsque Jules Bonneau commence à raconter son histoire. Qui est-il et pourquoi se verra-t-il anobli du surnom de La Teigne ?

«Jamais – nous dit-il – je n’avais été caressé, rassuré, consolé. Depuis l’enfance, ma souffrance était solitaire et brutale.»

Cela explique son attitude protectrice à l’égard de certains de ses compagnons, comme par exemple Camille Loiseau, enfant fragile devenu la tête de turc des bourreaux et des compagnons plus forts que lui ?

Bonneau la Teigne réussit à s’imposer dans ce monde où, selon lui, « il fallait me craindre ou me respecter ».

Arrive le moment de la révolte collective des cinquante-six enfants et de leur évasion dans la nuit du 27 août 1934. La vie de Jules Bonneau va basculer, entraînée par des événements complexes où son humanité sera mise à l’épreuve. Il comprendra avec le temps que devenir un être social ce n’est pas chose simple, qu’il faudra accepter l’aide des autres, tout en luttant, hélas, contre les fantômes de son passé qui le tirent sans cesse vers le bas, vers ses peurs et ses obsessions. La Teigne doit rejoindre le monde de Jules Bonneau. Une identité nouvelle doit se reconstruire sur les fondations ou plutôt les ruines d’une autre. L’apprentissage passera par de nombreuses tentatives, souvent ratées, souvent victorieuses. La preuve, ce long passage adressé à Ronan, son protecteur : « Tu sais, Ronan, je suis un bandit. […] Pas un orphelin pitoyable, qui sanglote avec un caïd entre les reins, mais une Teigne. Une vraie. Un chacal pelé, sans père, sans mère, sans rien de ce qui fait votre humanité. […] J’essaie d’adoucir ma gueule de bagnard, je ponce les aspérités, je lime mes dents de hyène, mais le charognard trépigne en moi. »  

La réussite de cette renaissance à la vie sociale ne sera pas possible sans l’aide des autres. C’est pour Sorj Chalandon l’occasion d’évoquer la force de la solidarité humaine, venant souvent du camp des révoltés, des communistes et des anarchistes qui luttent à cet époque contre la montée du fascisme en Europe, et plus précisément en Espagne. On notera également les consonances irlandaises et basques des noms de certains personnages.

L’auteur nous offre une remarquable illustration du devenir d’un enfant à travers ce parcours initiatique menant vers le monde des adultes, en insistant sur le long itinéraire qu’il poursuit dans ce cheminement douloureux. Il mettra sur sa route des gens capables de le protéger et de lui servir d’exemple. « Cette fois – nous raconte-t-il – j’étais parti en pêche sans mon couteau. Je l’avais abandonné sous mon oreiller, comme une colère ancienne. Je n’avais plus peur de mourir, plus aucune raison de tuer. » La différence avec les autres habitants de l’île qui acceptent de vendre les enfants évadés pour une récompense, ses nouveaux amis, comme le Basque Francis Mével qui nous parle de portes accueillantes et surtout de cette devise à résonnance tellement forte : « Et on ne vend pas les enfants ».

L’Enragé n’est pas pour autant un roman lancinant, cédant à l’obscurité de la réalité douloureuse dont il s’inspire, mais un récit qui demande à être lu avec lucidité et qui met en lumière l’héroïsme juvénile digne des personnages d’un Jules Vallès et de tant d’autres.

La fin du roman en témoigne de ce devenir héroïque. Elle confirme la préférence de Sorj Chalandon pour les personnages pour qui le sacrifice de leurs propres personnes rend noble une cause à la hauteur de leur geste de révolte et de l’étau que l’Histoire impose à leur destin. Plus encore, il est une preuve supplémentaire de la manière d’écrire de l’auteur-journaliste qui consigne d’un côté de son carnet les faits historiques et de l’autre, ses sentiments, son expérience personnelle. Dans ce sens, L’Enragé ne fait pas exception. 

Je reprendrais ici pour conclure cette citation de mon compatriote Virgil Gheorghiu dans La vingt-cinquième heure :  «La terre a cessé d’appartenir aux hommes». 

Je pense que le magnifique travail de Sorj Chalandon c’est justement de remettre de l’humanité dans ce désert d’inhumanité et de donner la parole aux plus fragiles et aux plus faibles, comme aux révoltés, aux rêveurs et à tous les utopistes dont notre époque manque cruellement. 

C’est en cela que consiste le rôle magistral d’un écrivain et de la littérature en général. 

Dan Burcea

Photo © JL Paga pour les Éditions Grasset

Sorj Chalandon, L’Enragé, Éditions Grasset, août 2023, 416 pages.

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