Séverine Daucourt : Poudreuse (extrait)

 

 

Des gens ne voient pas le temps passer.

C’est parce que le temps ne passe pas, demande à la neige elle confirmera elle a ça en commun avec l’inconscient la neige elle ne voit pas le temps passer.

Elle a l’âge de la mémoire.

Comme si elle avait toujours été là alors que non on ne sait pas quand elle a commencé.

Hier ou avant-hier ?

De toutes façons aujourd’hui a lâché les lendemains qui attendaient dans l’antichambre.

Comme on lâche des chiens.

Des gens voudraient voir revenir la durée, d’aucuns sont tentés par un retour aux sources c’est un moyen de résister.

D’autres voudraient plutôt en rester là mais il y a toujours un prochain virage verglacé qu’ils ratent éblouis par les appels de phare du corporate.

S’ils finissent dans le décor ils sont remplacés par des squelettes mieux cuits ou dégarnis d’intériorité. 

Tiens, regarde par la fenêtre les flocons qui défilent.

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C’est beau je pourrais essayer d’en faire la chronique.

Ni au passé ni au présent ni pour l’avenir, une chronique imparfaite à l’impératif absolu anachronique parce que prenant le temps de s’écrire.

 

Tu as le temps encore toi le temps de vivre le temps de t’arrêter sur le temps de le laisser prendre toute la place du moment ?

Tu ne comprends pas la question ?

À force de faire ce que les autres pensent tu ne sais plus ce que tu sais.

Il y a trop de stimulations de notifications d’informations de mesures de données précipitées tu sens en flux imprévisible sans un répit pas même celui de l’habitude les choses arriver.

Tu es de moins en moins ébranlé trop c’est trop tu y perds ta lucidité.

Tu écris à l’ami puis tu lui écris un texto qui lui dit que tu lui a écrit parce que tant d’espaces tant de lieux où se trouver à la fois avec soi et les autres tous ensemble demandeurs de présence.

Quelle pagaille dans l’orchestre.

Tu es bien placé parmi les instruments disposés entre eux par le chef sur le plan le plus favorable pour lui.

Un deux trois ça va commencer.

Symphonie du déluge dans la fosse. 

                                   

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Au point d’orgue tu te plains de cette durée rétrécie qui se répète mais le chef rétorque : arrête de te plaindre sois mécanique merde tu n’as aucune compétence rythmique.

Puis il regarde ailleurs en pointant sa baguette.

Il contemple au loin les solistes qui paradent.

*         

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Les solistes s’apprêtent à manager – tu vas rire j’avais écrit manger – ce qui avant étaient d’autres gens qu’on appelait le personnel parce qu’il s’agissait d’un groupe de personnes désormais baptisées Ressources Humaines et paradoxalement considérées comme sans importance alors même qu’elles sont parfois aussi dénommées Capital.

Je sais ça a l’air compliqué alors que j’essaie de faire simple mais simple ne se fait pas simple se mérite j’y arriverai peut-être par moments pardonne-moi si j’échoue.

Donc les cordes les cuivres les vents le chœur se cassent le dos dans un job de merde avec l’aide des percussions.

Parfois il y a un silence ils voient la lumière et puis non, illusion, ils reprennent allegretto stop staccato stop legato stop crescendo stop fortissimo et quand c’est fini stop ils rentrent s’enfermer dans leur chambre ou fument de drôles de trucs ou se tapent leur solitude ou une inconnue ou le fameux accident du virage ou encore se cloîtrent dans d’infinies formations déformantes qu’il faut valider à coups de gélules avec peur du dehors peur des autres peur d’un soi funambule.

À force de contorsions certains ont les lombaires qui rétorquent ou s’affalent.

Ils essaient trop de sortir d’eux-mêmes de ne pas se cantonner à la place assignée mais leur corps de métier les empêche de se traverser.

Les solistes le savent : pour convertir les gens il faut les attraper avant l’âge de la puberté après c’est moins facile.

Après il faut booster ton endurance faire longtemps ce que déjà tu fais vite car la retraite ne cesse d’accélérer tu as beau lui coller au derrière.

Certains s’en sortent bien ça s’appelle du déni et le déni est plus facile quand on a les moyens de s’acheter un palais avec remparts inclus pour pouvoir affirmer qu’on sera les élus quand tout s’effondrera.

On va me dire que je suis négative alors que : les gens ont besoin de légèreté.

Je fais quoi avec mon stock de clous à enfoncer ?

Je t’emprunte ton marteau.

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