L’invitée de Lettres Capitales – Elena Ștefoï : Cinq poèmes inédits

 

Auto-dénonciation

Finalement sur cette journée-là

je ne dirai que des choses insignifiantes

j’ai tourné la roue de la fontaine, tiré les poignées de la charrue

la crosse de la bête et la mamelle de la vache

jusqu’à m’apercevoir comment jaillit de tous les côtés

l’éternelle lumière avant que de son écume ardente

n’aille prendre poétiquement naissance le futur se dérobant sur la plaque chauffante

les pieds frissonnant du plaisir du péché

en attendant le châtiment

j’ai cueilli sans célérité en transe un panier de cosses

à l’aide de la main de la croque mitaine au fond du jardin

pendant que mes bras chétifs et dragonesques

détournaient fébrilement un bateau grand comme une planète

de sa route certaine vers le naufrage

à une centaine de lieues de profondeur

pendant que les fourmis transportaient le miel d’entre les pages

vers la fourmilière qui avait poussé dans ma poitrine

comme un château pour toute notre lignée endormie

à quoi bon le répéter

la nuit est arrivée alors que je ne craignais

que la voix irritée de ma mère

qui cherchait quelqu’un d’autre que moi

Tout

Elle monte sur les murs avec des mouvements d’araignée

elle laisse des traces de griffes de lycanthrope

elle bêle, elle bourdonne et heurte

avec le front le cadre du miroir

elle menace d’enfoncer dans la livebox

les pompons du plus coloré châle

de l’armoire remplie de couleurs

et qu’elle va étrangler le led rédempteur

 

une solitude comme n’importe quelle autre

elle vomit bruyamment de dépit de peur

elle sait qu’elle a été belle célèbre puissante

et que quelques chiots se promènent dans ses intestins

dont plus personne n’a besoin.

Une place dans l’orchestre

Au milieu du carrefour se précipite le cygne noir

promenant sa traine dessinant de son pas

un bassin à travers l’odeur de fruits de mer

il m’attrape et me noie entre des rives bizarres

d’un mouvement lent de sage-femme de campagne

qui a rêvé en secret et continue à rêver

d’avoir droit de séjour dans la banlieue habitée par des pleureuses

(soudainement l’enfant précoce qui ignore

qu’il voit si mal de loin

se souvient de la vieillie borgne et anxieuse

qui l’a porté sur son dos

à travers des frontières de plus en plus sales dans des temps presque noirs

vers le portatif dégoulinant de couleur)

je geins paraît-il, je mords ou j’égratigne

je me débats sans doute ou je fais renverser un rivage

et le miroir du grand phare éclate en mille morceaux dans la poussière

et mes pieds apprennent à marcher dessus

ou peut-être je me réveille reposée et langée

dans les soieries d’un événement encore plus important

pour voir clairement comment je suis accueillie

sans le rituel du pain et du sel par le chef du protocole

un châle brillanté autour du cou et une baguette de chef d’orchestre à la main

en m’invitant de prendre ma partition

et m’asseoir à côté de ces dames princières

de l’orchestre nouvellement embauché

au Palais Seigneurial de l’autre monde

Le retour d’exil

Un tronc de chêne sur lequel

j’avais greffé des rameaux de baobab

était tombé sur le seuil de la porte en pleine cérémonie

le drapeau allait changer de couleur

sur les godasses de l’Impur

où je m’imaginais

qu’il pourrait se cacher pour un temps

un ange gardien ayant assez de son épouse adultérine

la boue avait séché et le décret d’alerte rouge

avait déjà été épinglée

sur tous les murs sur tous les réseaux

d’un bout à l’autre du monde

Un autre solstice d’hiver

Le jour commence à croître

à partir de son propre embryon

sans aucune utilité

je me mords la langue j’écorche mes lèvres

le sang est le mensonge que je ne peux faire cesser

comme je ne peux pas faire cesser le mouvement des insectes

qui font l’éloge de leur hideur connaissent leur mission

qui marchent qui marchent qui s’égosillent

qui plantent le drapeau dans le crâne d’un autre bilan

en fanfaronnant dans de criardes photos

et attendent de voir si je sors le sabre

si je suis capable de verser le seau de braises

si je reprends mon envol assise sur le manche d’un balai.

Elena Ștefoï – septembre 2020

Elena Ștefoï est une écrivaine roumaine, docteur en philosophie à l’Université de Bucarest et membre depuis 1990 de l’Union des Écrivains de Roumanie.

Elle a fait partie de l’équipe qui a fondé la revue « Contrapunct » en qualité de secrétaire de rédaction et a été rédactrice-en-chef de l’hebdomadaire Dilema et du mensuel L’Invitation publié par l’Institut français de Bucarest. Elle a été correspondant permanent de Radio France International et rédactrice associée du trimestriel East European Constitutional Review de la Chicago Law Scool (1993-1997) et invitée spéciale des emissions culturelles et politique de BBC (1991-1997).

Elle a publié des articles éditoriaux, des commentaires et des analyses dans des revues comme Contrapunct, Dilema, Epoca, 22, România liberă, Luceafărul, Sfera Politicii, Lettre Internationale, Cronica română, Lumea. Elle a également publié des poésies dans des revues ou volumes collectifs aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en France, en Allemagne, au Luxembourg, en Pologne, dans l’ex-Yougoslavie, en Hongrie, en Suisse, en République Tchèque et au Canada.

Entre 1999 et 2001, elle a été Consul général de Roumanie à Montréal. De 2005 à 2012, elle a été Ambassadrice de Roumanie au Canada et Représentante de la Roumanie auprès de l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale. Entre novembre 2016 et mars 2020 elle occupe des postes d’Ambassadrice en République du Sénégal et dans 7 autres États d’Afrique occidentale.

Volumes publiés :

  • Opera Poetică [Oeuvre poétique], Éditions Paralela 45, 2016
  • A Grammar of Tower of Babel. Parallel texts, traduction d’Ana Olos, préface de Lidia Vianu, Éditions MTTL, 2014
  • Raport de etapă [Rapport d’étape] , recueil de poésies, Éditions Cartea Românească, 2011
  • Undeva, în alt plan/ Somewhere in a different realm, recueil de poésies, édition bilingue, Éditions Paralela 45, 2007;
  • În urma învingătorilor [Derrière les conquérants], anthologie, Éditions Paralela 45, 2005;
  • Transformări, inerții, dezordini [Transformations, ineties, désordres], dialogue avec Andrei Pleșu et Petre Roman, Éditions Polirom, 2002;
  • Drept minoritar, spaime naționale [Droit minoritaire, peurs nationales], dialogue  avec le sénateur Gyorgy Frunda, Éditions Kriterion, 1997;
  • Alinierea la start [Sur la ligne de départ], recueil de poésies, Éditions Cartea Românească, 1996;
  • Câteva amănunte [Quelques détails], recueil de poésies, Éditions Albatros, 1990;
  • Schițe și povestiri [Esquisses et histoires ] recueil de poésies, Éditions Cartea Românească, 1989;
  • Repetiție zilnică [Recueil journaliers], recueil de poésies, Éditions Eminescu, 1986;
  • Linia de plutire [Ligne de flottement], recueil de poésies, Éditions Cartea Românească, 1983.

Elle a été récompensée par plusieurs prix et distinctions comme le Prix du premier volume de l’Union des Écrivains de Roumanie en 1983 et d’autres médailles diplomatiques dont la Médaille de l’Ordre diplomatique (2006) et la Médaille du Corps diplomatique du Canada (2012).

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

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