Matthieu Niango – Le Fardeau : l’urgence de l’écriture ou comment se libérer du passé

 

 

Matthieu Niango publie Le Fardeau (Éd. Mialet-Barrault), quatre ans après le thriller d’anticipation La dignité des ombres (Éd. Julliard). Normalien et agrégé de philosophie, cet infatigable « homme-orchestre », comme il aime se définir, aborde avec aisance différents genres littéraires, que ce soit le roman ou les essais, mais aussi d’autres formes d’expression, comme les reportages réalisés à travers le monde. En l’interrogeant sur les raisons qui l’avaient poussé à écrire son premier roman[1], il n’avait pas hésité à parler de la continuité entre ses écrits et les valeurs qu’il y défend, la dignité étant le trésor qu’il définissait comme « le dernier refuge de l’humanité ».

Il va de soi aujourd’hui que l’on se pose la question sur la permanence des ressorts esthétiques et surtout éthiques de son deuxième roman, lorsque l’on connaît son attachement à l’exercice d’écriture et particulièrement aux « privilèges de l’œuvre de fiction » dont il fait souvent l’éloge. Il serait donc intéressant de savoir quel équilibre existe dans un édifice comme Le Fardeau dans lequel l’œuvre de fiction, le récit de vie, l’autobiographie ou l’autofiction se font face et se répondent. Ce sont ces hypostases qui font sens et offrent une nuance juste et inspirée à ce récit. Toute sa pertinence et toute sa force trouve une explication dans ces phrases d’une rare profondeur : « Ma mère a traversé bien des épreuves. Leur dureté m’échappera toujours. Je l’ai fait souffrir en agitant tout cela. Mais il fallait l’écrire. »

Le roman de Matthieu Niango répond à un besoin accru d’écriture, à une urgence qui ne trouve d’égal qu’en puisant dans les profondeurs endormies de son héritage mémoriel familial. Il y a dans les pages de ce livre, une sensibilité filtrée avec pudeur qui le fait redevenir l’enfant qu’il était, et se tenir debout comme le père de famille qu’il est à présent. Le Fardeau répond ainsi à un devoir éthique aux vertus réparatrices dans un dialogue avec la mémoire chancelante de la lignée maternelle qui réclame son droit à la vérité, tout en prenant le risque d’une douloureuse confession de la part de l’auteur qui se lance dans une quête mémorielle, guidé par le fil conducteur de ces nombreuses archives et témoignages. Le regard introspectif, comme un miroir-rétroviseur dans lequel le narrateur ne cesse de jeter son regard, impose sa cadence et construit le fil narratif à la lumière tamisée qui ose à peine troubler le passé pour mieux panser ses blessures. Cela nous renvoie à cette affirmation de l’écrivain Frédéric Vitoux de l’Académie française pour qui « écrire, c’est aussi une façon, de se trouver soi-même, de percer ou d’égratigner cette énigme, ce tissu de contradictions qu’est sa propre personnalité ». On se rappelle aussi du Bureau d’éclaircissement des destins, le poignant livre où Gaëlle Nohant évoque les Archives de Bad Arolsen que Matthieu et sa famille ont également consultées lors de leurs recherches. Le même frisson, le même souffle suspendu parcourt Le Fardeau dans l’exploration de ces lourds secrets, somnolant dans ces couloirs remplis d’un silence mystérieux. 

Au milieu de tous ces regards qui construisent le kaléidoscope d’une époque trouble qui échappe à l’entendement humain, surgit un dialogue presque brutal entre ce que la critique littéraire appelle « le réel réel » et « le réel fictif ». Cette dichotomie devient encore plus évidente lorsque l’on fuit son évidence, comme le fait la mère du narrateur qui tente d’effacer toute trace de sa filiation et détruit les documents qui l’attestent. Plus tard, s’installera chez elle « une rage de savoir », d’accéder à ses origines. Elle sera accompagnée par l’auteur-narrateur qui n’est autre que son fils. Le nom de Lebensborn, ces pouponnières nazies, surgira du passé. Les recherches vont devenir encore plus rigoureuses, mystiques, selon le narrateur, d’autant plus qu’elles vont se heurter à un autre « réel » tout aussi surprenant. Le fils-narrateur est métis, d’un père ivoirien et d’une mère conçue avec un SS et abandonnée, livrée à des nazis dans une pouponnière de Wégimont en Belgique.

Débute dès lors une enquête complexe et longue sur les traces des origines familiales de la lignée maternelle qui plongeront les protagonistes dans des océans de secrets inattendus, douloureux, surtout lorsque les figures de Margit, la grand-mère et Gisel, la mère, vont devenir de plus en plus perceptibles, chacune portant de manière si visible les blessures infligées par la folie des hommes et les abîmes de l’Histoire.

Il serait en revanche réducteur de considérer le roman de Matthieu Niango comme un simple compte-rendu des recherches d’archives, passant de surprise en surprise et finir par construire le puzzle d’une existence, aussi complexe, soit-elle. Le Fardeau renferme, comme dans un musée vivant, fermé jusqu’ici aux visiteurs, le courage de regarder des documents et d’assumer le ressenti provoqué par ce geste. « Quand on explore son propre arbre généalogique, – écrit Matthieu Niango – c’est comme si, pour garder le passé, des spectres surgissaient de son tronc forcément crevassé par endroits. » Tout prend sens à la lumière de cette affirmation. Tous ces êtres sont innocentés aux yeux de l’Histoire, et des souffrances que celle-ci leur a infligées. Impossible de les raconter sans qu’une voix tremblante ne les accompagne. Sinon, comment ne pas comprendre les errements de Margit, la grand-mère, et de Vera, sa sœur, de leurs parents réfugiés en Belgique depuis la Hongrie, comment ne pas croire le narrateur qui parle de sa grand-mère comme d’une « enfermée qui jusqu’ici a réussi à s’échapper », d’une « fugitive qui ignore, au moment où elle est enfin libérée, le 8 mai 1941, que la guerre va la retenir à jamais dans sa toile » ?

Le Fardeau est aussi un refus des déterminismes, une libération, comme l’explique l’auteur vers la fin de son récit : « Il y a dans mon sang du Noir, du nazi et peut-être du Juif. Mais les gènes ne sont pas un déterminisme. C’est de cela que je veux parler pour finir. De la libération de maman vis-à-vis de son passé. De la mienne aussi. »

On ne peut donc pas fermer ce roman captivant sans l’assurance d’une réparation possible et un attachement à une promesse d’avenir : le discours du narrateur ne pourrait pas s’arrêter sans évoquer la lumière d’espoir que représente la génération qui lui succède. « C’est une question posée par ma fille qui me donne l’occasion de le faire », déclare-t-il. Je dois essayer d’y répondre. »

On aperçoit dans la promesse de cet écho toute l’intensité morale et tout l’engagement à l’intégrité que suscite chez un auteur comme Matthieu Niango l’acte d’écrire et le refus du compromis, tant avec le Temps qu’avec ses carrefours imprévus dont il est le seul maître-cartographe.

Dan Burcea

Photo © Maxime Reychman

Matthieu Niango, Le Fardeau, Édition Mialet-Barrault, 2025.

[1] https://lettrescapitales.com/grand-entretien-matthieu-niango-la-dignite-est-le-dernier-refuge-de-lhumanite/

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