Écrire sur cette période critique, revient pour moi à exprimer le scenario catastrophe que chacun porte en soi, dans une zone obscure de son inconscient. Le scénariste pessimiste qui sommeille en nous voit finalement son texte porté à l’écran, sauf que cette fois-ci le drame de la réalité dépasse l’effet cinématographique d’une dramaturgie catastrophe. Il s’agit en somme, une fois le choc passé, d’accepter et de faire face à la cruauté que peut parfois revêtir la réalité.
Je travaille dans un théâtre comme choriste, et j’avoue que mon travail m’accapare. La musique ayant un pouvoir d’évasion remarquable, je me sens parfois vivant comme dans un ailleurs. Cet ailleurs subtilement construit que le public vient chercher et qu’il faut recréer chaque soir grâce aux artifices magiques de l’art. Nous évoluons toujours dans un espace clos, voire «hermétique». Le dernier jour de répétition, nous ignorions encore si nous allions jouer notre spectacle en public.
Le lendemain de la première allocution télévisuelle du président Macron, convoqués, nous avons retrouvé le théâtre pour nous rassurer et projeter l’espoir de reprendre cette production brutalement interrompue.
Au départ, je n’ai pas totalement réalisé la gravité et l’ampleur de cette crise. Jeunes et enthousiastes, nous avons l’habitude de performer dans une perpétuelle et stimulante recherche de beau, et nous peinons à nous attarder sur la situation de nos seniors, à imaginer toute l’angoisse, la souffrance, l’abandon, la disparition.
Nous allions tous avoir le temps de réfléchir au sens de nos existences, de nos priorités, aux liens qui nous lient, à la puissance et à l’éminence de notre métier. Le théâtre a fermé ses portes aux artistes.
À la maison, désœuvrée, je m’informe, je m’émeus, je relativise, j’extrapole. Confinés sont non seulement les malades, mais aussi les prisonniers, les assiégés, les personnalités murées dans leurs idées, leurs choix et conditions, ou encore les êtres maintenus en vie comme dans un laboratoire. Survivre à quoi exactement ? Seulement à un virus potentiellement mortel, ou à un mode de vie devenu destructeur et absurde ? Or, l’enfermement entraîne une retraite. Peut-être le temps est-il venu d’expérimenter une autre façon de concevoir et mener son quotidien, de cesser de fuir sa nature profonde. Pour certains, vivre enfin avec son vrai soi s’avère être une situation peu confortable, mais, en fin de compte, toujours enrichissante. Une fois les distractions écartées, il ne reste comme seule échappatoire possible que le monde virtuel de l’Internet. Dans une multitude de solitudes, condamnés presque à l’essentiel, peut alors éclore une nouvelle conscience. Et naturellement, elle requiert des preuves de modestie et une sincère reconnaissance pour ceux qui veillent, soignent, protègent, se consacrent et se sacrifient pour la santé et la sécurité de tous.
L’ordre imposé par l’urgence commande de « rester à la maison », de suivre les consignes. Ceux de la « distanciation sociale », des « gestes barrière », des « attestations de sortie », du port des masques. Alors que peut faire une chanteuse lyrique, un écrivain face à la détresse et à la mort invisible, mais si présente dans les médias ? Bien-sûr, écouter, rassurer, soulager, aider nos anciens si touchés par cette pandémie, leur proposer des moments de solidarité sincère. Écrire un article, enregistrer une chanson… cela semble un peu dérisoire pour effacer les sanglots, les crispations de la souffrance. Je ne pense pas faire tomber aisément les masques de l’indifférence, de l’autolâtrie ou de l’hypocrisie des bien-penseurs et m’échapper d’un carnaval grotesque, du mime d’une pseudo-solidarité sociale avec quelques rimes. Assurément, après le « déconfinement » je devrai comme tous mes concitoyens considérer autrement la vie redevenue « normale ». Mais dans l’enchevêtrement d’un quotidien tyrannique, cela suppose une attention, une patience, une rigueur, exigeantes et toutes nouvelles. Une expérience qui se déclinerait de manière originale pour chacun d’entre nous.
Dans cette période essentiellement vouée à la vie domestique, au télétravail, en rangeant ma bibliothèque, je suis tombée sur un petit livre sur la méditation contenant des mots sages de Bouddha et Bodhidharma à Albert Einstein et Carl Jung. Consciente des frontières que ce retranchement impose, de la difficulté d’agir en tant qu’artiste, je commence par réapprendre à vivre, de passer d’un temps à soi, à un temps pour les autres. J’essaye non plus de « fabriquer » à tout prix, mais de simplement d’évoquer, accueillir. L’écriture révélera par la suite la conséquente épaisseur de ce bouleversement.
« Porter l’autre en soi, partout et toujours, enserré en soi-même, et là, vivre avec lui. Et cela non pas avec un seul, mais avec un grand nombre. […] Vivre authentiquement avec les autres, […] c’est cela l’essentiel » écrivait en 1943 Etty Hillesum.
Aujourd’hui notre Président de la République consulte, rassemble, rassure et enjoint puisque nous sommes plongés, comme nos pays voisins, dans une « guerre sanitaire ». Le monde s’est affolé face à ce virus inconnu et imprévisible. En ce printemps 2020, des dizaines de milliers de victimes sont tombées en France, et partout ailleurs. À cette fatalité, une écrivaine ne peut opposer qu’une promesse, ou peut-être un simple rappel :
Si la souffrance est un brasier qui étreint un être, il y a dans toute âme de nombreux autres êtres, tout comme de nombreuses projections de soi-même subsistent et s’épanouissent dans les êtres chers, amis, parents, plus ou moins éloignés et restant pourtant si proches.
Cristiana Eso est une poète et artiste franco-roumaine née à Constanta, en Roumanie et émmigrée à l’âge de 15 ans en France. Après un master en littérature française à la Faculté de lettres de Nancy, elle suit des études de chant classique au Conservatoire de la capitale lorraine. Actuellement, elle est choriste dans le chœur de l’Opéra de Limoges.
Elle a publié plusieurs recueils de poésie en roumain ou bilingues : Carte pentru Oma El (2001), Ordinea precisă a întâmplării. La mécanique du hasard (2005), Înălțarea. L’assomption (2006) aux Éditions Ex Ponto.
En 2019, elle a publié le recueil Artisans de l’invisible. Artizanii invisibilului chez Marsa éditions.