Interview. Sonia Cadet : « J’ai écrit mon premier roman comme on relève un défi »

 

Comment avez-vous réagi à l’obligation de confinement et en quoi cette urgence a changé votre quotidien ?

L’idée du confinement ne m’a pas dérangée dans un premier temps. La mesure s’annonçait comme inévitable étant donné ce qui se passait déjà en Chine et en Italie, la seule inconnue était la date à laquelle elle s’imposerait à nous. J’ai même été soulagée que cette obligation officielle intervienne juste avant un voyage que mon mari et moi avions programmé à cette période. Le 18 mars, nous devions nous envoler de La Réunion et parcourir les 10 000 km qui séparent mon île natale de Paris. De là, un second avion devait nous conduire en Guadeloupe. Un périple outre-Atlantique qui visait à découvrir quelques îles des Caraïbes, où se situe l’intrigue de mon deuxième roman. Soulagement, car les tracasseries d’un retour en urgence sur l’île dans ce contexte sanitaire dégradé m’étaient épargnées.

De confinée aux 2 512 km2 de l’île où je vis, je suis donc passée aux limites de mon jardin. J’entends d’ici les pensées réprobatrices. Les miennes couvrant presque celles que j’imagine. Les îles, du moins la plupart, sont envisagées comme des lieux idylliques, est-ce qu’il n’est pas quelque peu indécent de décrire le fait d’y vivre comme un confinement ? Peut-être. Mais je ne m’empêcherai pas de penser et d’écrire qu’on peut s’y sentir à l’étroit. L’île, envisagée comme un ailleurs, est sans doute plus attirante que l’île en tant que lieu de résidence permanent. La mienne, isolée au milieu de l’Océan Indien, ne m’est agréable que si je peux m’en échapper une ou deux fois par an.

De confinée aux limites de mon jardin, je me suis retrouvée confinée aux limites de la pièce où je télétravaille. Merveilleuse invention, le télétravail. Cadre dans une collectivité territoriale, j’ai récemment réclamé la possibilité d’en bénéficier, au moins une fois par semaine. Un dispositif formidable quand il est choisi. En revanche, être dans l’obligation de transformer sa maison en annexe de son bureau n’a rien de réjouissant.

Travailler à mon domicile a provoqué chez moi des questionnements assez inattendus. J’ai été élevée dans l’idée qu’une femme devait être indépendante financièrement, le fait d’être peu présente à la maison en raison de mon activité professionnelle ne me questionnait donc pas. La douzaine d’heures que je passais à l’extérieur se déroule désormais entre mes murs. Avoir sous les yeux ceux et ce que je suis contrainte de négliger en passant du temps devant mon ordinateur révèle un sentiment de culpabilité. Un sentiment vague mais persistant. De ceux qui taraudent. Résurgence d’une vision traditionnelle du rôle et de la place de la femme. Une représentation véhiculée par une société hypocrite qui nous recommande d’être parfaites dans nos multiples rôles ? Il est également possible que cette conception soit transgénérationnelle. Dans la société réunionnaise, l’évolution des mentalités a sans doute eu du mal à suivre le développement extrêmement rapide de l’île

Comment avez-vous intégré cette soudaine omniprésence de la maladie et cette résurgence de la mort que notre société a si longtemps voulu cacher ?

J’ai écouté récemment, avec beaucoup d’intérêt, un entretien mené par Raphaël Enthoven, avec le Professeur Philippe Abastado, cardiologue, auteur d’un livre intitulé Le dernier déni – Craignons-nous plus la maladie que la mort ? Ce dernier établit une distinction entre le mourir et la mort. Pour lui, le mourir est de l’ordre de l’intime, ce qui se passe dans les services de soins palliatifs. La mort, elle, se montre au travers du rituel des obsèques, qui constitue le moyen de la cacher pour mieux la nier. Cet échange m’a ramenée à la mort de ma mère en juillet dernier. La maladie et la mort me hantent donc depuis des mois. Je ne suis pas encore sortie du traumatisme causé par les ravages physiques causés par son cancer fulgurant et par la période de son extrême fin de vie. Cette phase que Philippe Abastado définit comme le mourir. Quand la personne n’est plus une malade. Quand elle est présente sans l’être vraiment. Quand la sensibilité de ceux qui restent les amène à imaginer que le mourant est terrifié à l’idée de basculer dans le néant, alors qu’ils ne projettent sur elle que leur propre terreur.

Avec la dangerosité accrue du Covid-19 pour la population des personnes âgées, je me suis surprise à penser qu’il était préférable qu’elle soit partie avant cette crise. Je n’imagine pas, en effet, ce que ressentent les proches des personnes hospitalisées qui sont dans l’impossibilité de leur tenir la main jusqu’à la fin, qui sont empêchés de l’embrasser une dernière fois, qui ne peuvent s’apporter du réconfort les uns aux autres en se serrant dans les bras, par exemple.

Je n’imagine pas signifie que je suis incapable de l’imaginer mais que je ne le veux pas non plus. Je me refuse de l’imaginer pour ne pas absorber la peine de mes semblables. Je pense qu’un ressort, qui serait de l’ordre de l’instinct de survie, nous permet de nous rendre hermétiques à l’horreur du contexte actuel. Même si nous réduisons notre exposition à l’information, nous ne passons pas au travers de l’inhumanité de certaines situations. Nous nous protégeons, donc. Pas seulement du virus.

Lire, écrire, s’évader dans l’imaginaire, s’aventurer dans la fiction sont-elles, toutes ces portes de sortie du réel, des outils de résistance ou de résilience, pour utiliser un terme plus adapté à la situation ? Et, si oui, comment agissent-elle sur votre manière de rendre compte du monde, accablé à la fois de chiffres macabres et d’espoirs à peine formulées ?

J’ai mis très longtemps à m’autoriser l’écriture, comme second refuge, après la lecture.

La lecture me permet d’aller à la rencontre des explorations du monde réalisées par d’autres, les auteurs. Elle m’arme pour analyser des situations vécues avec des points de vue que je n’aurais pas adoptés. Elle enrichit mon introspection. En cela, elle est outil de résilience.

J’ai énormément d’admiration pour les écrivains à l’imagination débridée. J’ai en tête, Écorcheville, la ville au bord du Styx de Georges-Olivier Châteaureynaud, un monde parallèle qui nous offre pourtant un décryptage du notre. J’apprécie également l’écriture d’une réalité crue, à la manière des naturalistes. Les histoires individuelles, reliées à l’étude des milieux dans lesquelles elles se déroulent. Le réalisme n’excluant pas la poésie comme dans La Curée, d’Émile Zola, où « les clartés du lustre, très délicatement fouillé, chantaient une symphonie en jaune mineur, autour de toutes ces étoffes couleur de soleil ».

Il est vrai qu’au-delà du contenu du récit, ce sont les mots eux-mêmes, la façon dont ils sont agencés, qui me transportent. La vieillesse décrite par Marcel Péricourt dans Couleurs de l’incendie de Pierre Lemaitre en est une illustration. « Je dois me surveiller en permanence, disait-il, je crains de sentir le vieux, d’oublier mes mots ; j’ai peur de déranger, d’être surpris à parler tout seul, je m’espionne, ça me prend tout mon temps, c’est épuisant de vieillir… ».

J’ai écrit mon premier roman comme on relève un défi, avec l’unique désir de le mener à son terme. Je l’ai inscrit dans le contexte social de mon île. Rassurant, pour mes premiers pas d’auteure. J’ai raconté mon petit monde en fouillant les âmes pour tendre vers l’universalité des thèmes inhérents à notre condition d’humain. J’ai envie d’élargir mes horizons, cependant. Apporter mon regard d’insulaire sur le monde. Le raconter en continuant à porter mes efforts sur la qualité de mon écriture, le choix des mots et des formules. Raconter le terrible – parce que malheureusement, il domine – mais tenter de le raconter terriblement bien.

S’il fallait partager une ou plusieurs émotions profondes, une fulgurance de la vie, une lumière timide dans ce chaos qui ne dit pas son nom, laquelle serait-elle ou lesquelles seraient-elles dignes de nommer ?

Au moment où j’écris ces lignes, je suis d’humeur pessimiste. Cela changera sans doute demain… ou pas. L’incertain, qu’auparavant j’appelais de mes vœux pour éviter la routine qui s’installe sournoisement dans nos vies, est devenu la règle. L’incertain qui angoisse. L’incertain qui nous rappelle que nous ne maîtrisons rien. Quand je porterais de nouveau mes lunettes roses, je tâcherai de transformer ce sentiment peu rassurant en un détachement tel celui prôné par Épictète.

Sonia Cadet est née à La Réunion en 1971 et vit à Saint-Paul. Elle a travaillé durant une dizaine d’année dans le secteur privé auprès de publics en difficulté d’insertion. Elle est aujourd’hui cadre dans la fonction publique territoriale. Son livre Un seul être vous manque a reçu le Prix de Beaune 2019 du premier roman.

Interview réalisée par Dan Burcea

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