Daniela Rațiu : « Anestezia » – recueil de poèmes sur les atrocités du régime communiste en Roumanie

 

 

Les poèmes que nous vous présentons ont été écrits par l’écrivaine et journaliste roumaine Daniela Rațiu. Ils font partie du recueil Anestezia, conçus comme un seul poème, et inspirés des dossiers des Archives s’étendant de 1956 à 1989 de la Securitate, la police secrète du régime communiste roumain. Par conséquent, tout ce que vous allez lire sont des transpositions de faits réels. 

Dans la Préface de ce recueil, l’historien roumain Mădălin Hodor écrit : Comment peut-on écrire sur le communisme ? Comment peut-on écrire sur le meurtre, sur l’emprisonnement, sur la destruction systématique de l’humanité ? De combien de façons peut-on raconter l’histoire de la disparition des générations entières, des cicatrices laissées dans l’âme et l’esprit des survivants ? Comment peut-on mettre l’horreur sur papier ? 

Vous trouverez une partie des réponses dans les poèmes qui suivent. 

 

 

Les camps de travail

Je les ai frappés avec une barre de fer

Je leur ai tiré des balles dans la tête

Je pouvais entendre si clairement comment la balle perçait l’air et la brisait

Je pouvais l’entendre entrer dans le crâne

Les os de la tête se brisaient au moment où le métal traversait le cerveau

Et la vie

J’ai laissé leurs blessures suppurer

Les plaies grouiller d’asticots

Je les ai forcés à entrer dans l’eau jusqu’à la taille en hiver

pour couper des roseaux et des anches

Je les ai mis dans des cachots sans toit

en hiver

nus en pleine nature

leurs lèvres bleuies

leurs dents qui claquaient

J’avais mis un manteau épais et un chapeau en fourrure

le froid sifflait autour de moi

Je les poursuivais à cheval

Les sabots des chevaux écrasaient leurs os

On pouvait entendre les os se briser

Je pouvais voir leurs yeux effrayés

J’étais excité par leur peur

Je les emmenais travailler nus

où nous devrions élever le barrage

Je punissais certains d’entre eux en les obligeant à rester jusqu’à midi dans l’eau

congelée

Autour de leurs corps maigres l’eau commençait à geler

Pris dans un piège de glace

Je leur attachais les mains et les gardais nus

Hiver comme été

de jour comme de nuit

Pour que des moustiques les piquent

Leur peau devenait rouge jusqu’au sang

J’ai pissé sur leurs cadavres

J’en ai enterré certains vivants

Ils ont crié et hurlé

D’autres étaient silencieux

Ils étaient si défiants en se taisant

Leur silence me rendait fou

Je les frappais sur la tête avec ma bêche

Je leur fracassais la tête

Ils m’ont quand même défié

Moi

au-dessus d’eux comme un dieu couvrant leur ciel

l’ultime image

Eux

s’étouffant, moribonds jusqu’à ce que la terre les recouvre tous

Le silence tombait sur les lieux

Je quittais ces lieux

Derrière moi, le silence et le vent qui sifflait

On ne pouvait plus apercevoir l’extrémité

Du champ devenu vide

 

Géranium et laurier

Tisane mortelle de géranium ou de laurier

Atteint l’utérus via des sondes intra-utérines

Dans le couloir, les fers des semelles émettent un son métallique

Elles annoncent la mort, l’enquête, la terreur

Le somnifère injecté dans les veines bleues

Les yeux des femmes se referment

Enveloppés par le sommeil qui les protège, les cache des enquêteurs

Un temps qui reporte ce qui ne peut être reporté

Une forte dose de somnifère, une nuit de sommeil

Cette femme blanche comme de la chaux, presque vidée de son sang.

Alcool dans le vagin, hypermanganate de potassium, quinine

Moutarde, jus de citron

Bains brulants du siège, de grosses aiguilles, du raifort râpé, des poids à soulever

Porte sur le dos, porte, porte la peur

Porte la terreur, porte le désespoir

Le contrôle gynécologique dans l’entreprise, annuel, mensuel, dans ton sommeil, dans ton rêve

La table gynécologique, le registre, les notes d’information

La femme enceinte sera suivie mois après mois

Des notes d’information sont rédigées sur toutes les femmes enceintes, mois après mois

Personne ne nous échappe

Nous suivons les embryons, mois après mois

Homme en uniforme, blouse blanche jetée sur de larges épaules,

Sa bouche, froncée

Sa bouche crie : Décret 770 du 1er octobre 1966

Article 1 : L’interruption de la grossesse est interdite !

À travers les hautes fenêtres, les rayons du soleil jouent sur le métal des curettes

des valves, des seringues, des plateaux métalliques

Du coton imbibé de sang

Autour de la femme blanchâtre allongée sur la table de gynécologie

L’homme en uniforme, le médecin, les infirmières

Les hurlement de l’homme en uniforme

Qui t’a provoqué l’avortement ?

Nous te laisserons mourir

Nous vous laisserons hurler de douleur

Ton sang va se vider

Goutte à goutte

Je peux tuer le docteur et les infirmières

Ils ne pourrons pas t’aider

Avoue ! Qui a provoqué ton interruption de grossesse ?

La femme blanche comme de la chaux ne fait plus qu’une avec la table de gynécologie

Tout s’éloigne de plus en plus

L’image qu’elle a devant les yeux se décompose en petits fragments

La bouche géante de l’homme en uniforme avale

Les curettes en métal, les valves, les seringues, les aiguilles

La bouche géante de l’homme en uniforme crie de plus en plus fort,

de plus en plus éloignée

Ses hurlements se perdent

Le plafond s’ouvre

Tous les objets de la salle d’opération ont été avalés par la bouche géante

Le sol de la pièce s’ouvre comme un gouffre qui avale l’homme en uniforme.

La femme blanche comme de la chaux est sortie par le plafond ouvert comme une bouche géante

Elle est libre

Femmes en salopettes bleues, en rangs silencieux

Descendent les quatre étages

Les rangs occupent la cour de l’usine APACA

Le silence, le souffle de la peur

Seul le grincement métallique des roues transportant un cercueil découvert

Blanche comme de la chaux, avec des lèvres bleuâtres, la femme coupable d’avortement provoqué

Le silence des rangs des femmes

Un homme crie depuis une petite tribune

Comme l’a souligné notre bien-aimé Conducator dans la conclusion de la plénière

du CC du PCR

La femme-mère remplit une mission d’honneur, celle de donner la vie

– de ne pas la prendre

Celle d’élever et d’éduquer les enfants, les futurs bâtisseurs du communisme

La prise en charge des mères et des enfants est au centre de l’attention et de l’action du Parti et

de notre État

Nous la protégerons même contre elle-même !

L’homme crie

Le silence de la femme silencieuse crie aussi

La peur s’abat sur le chantier de l’usine APACA

Comme un drap blanc couvrant la mort

La mort blanche comme de la chaux, se présente aux rangs des femmes silencieuses en salopettes bleues

La pâleur de la mort laisse ses ombres sur les visages des femmes silencieuses

Leurs lèvres sont devenues violettes

Toutes les femmes silencieuses ressemblent étrangement à la morte dans le cercueil en bois

ouvert

Les roues métalliques grincent

Coupe le silence d’où s’écoule

Du sang

 

Le camp de Salcia est l’Auschwitz

Je suis juif

J’étais dans le camp d’Auschwitz

Ce que j’ai vu dans le camp de Salcia c’est exactement pareil

Parfois je pense que je me trouve toujours là-bas

Tout se chevauche

On frappe avec les poings, les bêches, les pelles, les courroies de ventilateur

des tracteurs

Les prisonniers meurent autour de moi

D’autres sont estropiés

Ils rampent

Ils s’accrochent à la vie d’une manière qui me terrifie

Les gardes les emmènent travailler alors qu’ils sont estropies et malades

Les prisonniers sont punis à rester debout, les pieds dans l’eau glacée

Dans un froid glacial, pieds et poings liés dans des cachots 

Les prisonniers sont électrocutés à petite dose

Se tortillant pour le plaisir des gardiens

On leur court après avec des chevaux, ils sont piétinés sous les sabots, roulés dans les ronces

Fusillés

On se moque de leurs cadavres

Je vis le cauchemar de la nuit après Auschwitz

Le camp de Salcia est un Auschwitz

Le lieutenant m’a ordonné d’amener le prisonnier malade

 Du baraquement où il se trouvait

Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas beaucoup bouger

Il a fait un signe de la main en signe de dégoût et m’a ordonné de le traîner si ce n’est pas possible autrement

Il a dit que je devais le traîner derrière moi comme un sac de patates, c’est ça qu’il m’a dit

Il m’a demandé de quoi souffrait le prisonnier

Je lui ai dit qu’il avait la colonne vertébrale cassée et une paralysie

de ses membres inférieurs

Quand j’ai amené le prisonnier

Le lieutenant s’est jeté sur ce malheureux

Il l’a piétiné avec ses bottes noires

Nous étions tous surpris de la soif qu’il avait de le piétiner avec ses bottes noires

Le malheureux ne disait pas un mot

Il a regardé de ses yeux vitreux dans les yeux du lieutenant

Il l’a regardé fixement

Je ne pense pas qu’il fût conscient, bien qu’il semblait regarder dans ses yeux

Le lieutenant évitait son regard

Lorsqu’il fut fatigué

Il s’effondra sur une chaise

Il nous ordonna de ramener ce malheureux dans le baraquement

Quand je suis sorti de la pièce avec le malheureux que je portais dans une

couverture

J’ai vu le lieutenant dans son fauteuil

Il regardait fixement dans le vide et fumait tranquillement

Je ne suis pas sûr, mais un oiseau s’est heurté de la vitre de la fenêtre

Il a fait un bruit

Le lieutenant n’a rien entendu, n’a pas bronché

Il regardait fixement dans le vide, en fumant

J’ai regardé le malheureux que je portais dans la couverture

Il souriait

Il était mort

(Daniela Rațiu, Anestezia, Editura Casa de pariuri literare, 2022, 236 pages)

 

Daniela Rațiu est une écrivaine et journaliste roumaine. Après un master en photographie-vidéo de la Faculté des arts et du design de l’Université de l’Ouest de Timisoara, elle a suivi d’études à la Faculté de journalisme de l’Université de l’Ouest de Timisoara et de la Faculté de droit de l’Université Tibiscus de Timisoara.

Bibliographie : Ciorap cu firul dus, poésie, Éditions Marineasa (2005) ; Ochelari de damă, roman, Éditions Brumar (2005) ; In Vitro, roman, Éditions Cartea Românească (2007) ; Măcelarul îi citea pe ruși, théâtre, Éditions Tracus Arte (2016) ; Staniol, Éditions Charmides (2018) ; Anestezia. Un seul poème (2022), Éditions Casa de pariuri literare ; Dernière année avec Ceausescu, 2022, Éditions Litera. En 2015, elle figurait sur la liste des finalistes du concours de scénarios de HBO Roumanie, avec le scénario Pauker, co-auteur.

Elle a produit une série d’essais visuels et de documentaires-essais, principalement avec des écrivains, mais aussi sur la récupération historique : Nous nous battrons et nous serons libres, essai sur la Révolution, L’homme qui a arrêté les tramways, L’insecte Coman, Le jardin de verre, Les barbelés, Les fées sont gentilles et ainsi de suite.

En tant que journaliste elle a travaillé à Ziare.com, Adevărul, Newsweek, Evenimentul Zilei – Editia de Vest, lapunkt.ro, pressHub.ro. Elle a coordonné le projet de télévision UVT TV/MediaHubUVT et travaille actuellement au département culturel de la Mairie de Timisoara.

(Textes traduits du roumain par Dan Burcea)

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