Avec L’Assiette du chat, Frédéric Vitoux de l’Académie française nous offre ce que l’on pourrait appeler l’outil diégétique avec lequel il entreprend de fouiller les fondations figuratives de son œuvre et nous aide ainsi à déchiffrer les secrets qui l’habitent depuis sa plus tendre enfance.
Le protagoniste, pour le moins insolite, de ce récit est une assiette ou plutôt une soucoupe de faïence « aux motifs décoratifs d’un bleu délavé » ayant servi à nourrir Fagonette, le chat de Georges et Henriette Vitoux, les grands-parents de l’auteur.
Fagonette, ce chat vitousien, n’est-il pas en quelque sorte semblable à celui de Schrödinger ? Enfermé dans l’appartement de la famille du Quai d’Anjou, en plein cœur de Paris, il laisse filtrer les souvenirs, permettant de glisser dans la mémoire de l’actuel locataire les traces à peine perceptibles d’une existence à la fois réelle et impalpable.
Tout au long de son récit, Frédéric Vitoux usera de cette dualité paradoxale, perturbante, ouvrant la voie aux mondes possibles, pour tenter de pénétrer « l’épaisseur sans recours ou sans retour de l’oubli », plus encore, « d’ouvrir les portes dérobées » et de repeupler « les chambres vides » du passé. Un passé qui ne cesse de décocher les flèches de tant d’interrogations, faisant s’épaissir autour de sa mémoire « les zones d’ombre ».
Hier, fidèle défenseur de la fiction à travers laquelle il parvenait à anoblir les personnes réelles en faisant d’elles des personnages de littérature, le romancier se résout aujourd’hui à reconnaître non sans amertume : « Aujourd’hui, de tels détours par la fiction ne me sollicitent plus. »
Ces propos, dirions-nous, peuvent sembler étonnants s’agissant d’un écrivain si prolifique et si attentif à la complexité de ses personnages, figures tellement fortes, de vrais caractères, pour utiliser un terme tiré de l’art cinématographique si cher à Frédéric Vitoux.
Que s’est-il donc passé pour qu’il se résolve à nous dire : « Seul m’obsède le silence […] » ?
Et pourquoi, le temps d’un souffle furtif, il convoque l’assiette de Fagonette, ou plutôt les mots et les disputes enfantines qui l’évoquent, qui apparaissent soudain pour illuminer comme un phare le couloir jusque-là obscur de sa mémoire ?
Loin du tumulte du monde qui l’entoure, des « hurlements cacophoniques de l’actualité » c’est finalement vers « les signaux faibles » qu’il se tourne, l’oreille attentive à la moindre secousse, comme un oscilloscope ultrasensible au moindre frisson d’onde. Est-ce émanant des murs de l’appartement du Quai d’Anjou, des voix à peine audibles des trois générations qui y ont vécu, de la boîte de Schrödinger où est enfermé figurativement le chat Fagonette ?
Seule la littérature pourrait résoudre cette équation où mécanique quantique et amplitude de probabilités ou de fonctions d’ondes s’entrecroisent ou s’alignent pour finir dans une recherche du temps perdu prenant «la forme impalpable d’influences qui se transmettent d’une génération à l’autre».
C’est justement à ce titre que Frédéric Vitoux se décide d’évoquer d’abord les figures tutélaires de sa famille – « Seul m’émeut le silence qui rôde autour de mon grand-père et surtout de mon père » –, mais aussi celle de sa grand-mère Henriette Vitoux, de Clarisse, de sa propre mère et encore d’autres personnes présentes souvent dans les pages de ses romans.
Quel magnifique tour de force romanesque que celui qu’il propose ainsi à travers ces évocations !
Le lecteur fidèle de son œuvre ne peut que s’en réjouir. Car, avec tous ces personnages, les romans s’alignent et s’en suivent comme dans une constellation, gravitant autour de cet étrange soleil qu’est devenue la « soucoupe de faïence » de Fagonette.
De l’ombre du Grand Hôtel Nelson apparaît le docteur Georges Vitoux, de celui de L’Ami de mon père, la figure de Pierre Vitoux, le père si mystérieux, de Clarisse nous revient la figure homonyme de l’incroyable amie d’Henriette Vitoux, celle qui illuminera l’enfance et l’adolescence de Pierre et plus tard de Frédéric Vitoux, de Longtemps j’ai donné raison à Ginger Rogers, la figure de la mère, les jours ensoleillés sur la plage du Var dans la villa de la famille à La Nartelle. Et puis, il y a le cousin Jojo et Odette, cette figure sororale fuyante qui pourrait (enfin) délivrer le secret de la famille des grands-parents, mais surtout il y a toute une lignée de chats, Papageno en tête, tous sortis du Dictionnaire amoureux des chats que Frédéric Vitoux publia en 2008.
Et l’on pourrait continuer ainsi avec tout un monde qui ressurgit dans les pages de L’Assiette du chat, ce dernier roman à caractère de tendre héritage littéraire et de révérence filiale.
Frédéric Vitoux aimait citer souvent ces paroles de Borges : « J’écris pour moi, pour mes amis et pour adoucir le cours du temps ». En écho, il écrit aujourd’hui dans son dernier livre : « Les années perdues, tout juste retrouvées et si pauvrement retrouvées, font surgir autour d’elles de nouvelles énigmes. J’écris pour savoir (pourquoi écrirait-on sans cela ?) et c’est l’ignorance, de nouvelles ignorances qui m’attendent au bout du chemin. »
Souvent, lors de nos échanges, il me faisait part de sa volontaire solitude d’écrivain, de ses incessantes interrogations, de son obsession de parvenir à hisser leurs personnages au rang d’individus autonomes ou réels.
L’Assiette du chat est pour ainsi dire le couronnement, la clé de voûte de ces états d’âme et de ces recherches et peut-être une manière de conjurer cet oubli tenace qui le guette et un moyen d’échapper au danger « de la confusion de toutes choses ».
Ne reste que ce qui résiste à l’oubli, malgré la tentation fatidique d’être happé et « de céder à son tour à la force gravitationnelle du passé ».
Ce n’est pas par hasard que le sous-titre de ce récit s’appelle Un souvenir.
Dan Burcea
©JF Paga pour le portrait de Frédéric Vitoux
Frédéric Vitoux de l’Académie française, L’Assiette du chat, Un souvenir, Editions Grasset, 2023, 176 pages.