Interview. Andreea Rasuceanu : «Je crois que dans les moments de crise majeure, de trauma collectif, l’être humain se tourne vers ce qui peut lui assurer un minimum d’équilibre, à savoir son intériorité »

 

 

Les Éditions Le Nouvel Attila publient la version française du livre Une forme de vie inconnue de l’autrice roumaine Andreea Rasuceanu, dans la traduction de Florica Courriol. Ce roman polyphonique construit sur trois fils narratifs de trois personnages féminins impressionne par une maturité et une maîtrise hors du commun, surtout qu’il s’agit du début en littérature de fiction de la jeune écrivaine de Bucarest, connue jusque-là comme critique littéraire et essayiste.  

Félicitations pour la parution de votre roman Une forme de vie inconnue aux Éditions Le Nouvel Attila. Que représente pour vous cette parution en français, une langue que vous aimez particulièrement ?

Je vous remercie. C’est une grande joie, évidemment, de savoir que Une forme de vie inconnue vient de paraître en français quatre ans après la première édition roumaine (il y en a eu deux, chez Humanitas en 2018 puis chez Polirom en 2022 dans la collection Top10+). Le plaisir est d’autant plus grand que le livre ait été publié par les éditions Le Nouvel Attila associées au Seuil, sous une forme typographique exceptionnelle, avec une couverture signée par une artiste plastique de grand talent, Tina Berning. La langue française m’est très chère, de par mes lectures et une bourse poste-doctorale que j’ai obtenue auprès de la Sorbonne nouvelle en 2011- 2012. Voir Une forme de vie inconnue en langue français chez l’éditeur Benoît Virot qui l’a présentée comme « un texte sans frontières qui a redéfini la scène littéraire roumaine par son réalisme existentialiste et mélancolique » me conforte dans l’idée que même un texte dense, traitant par endroits de périodes historiques lointaines, dans un langage parfois d’époque peut  franchir les frontières linguistiques et intéresser un public de lecteurs éventuellement peu au fait de la culture roumaine. On a dit aussi que le roman est «proustien» car c’est surtout un roman de la mémoire, d’une tentative pour faire revivre un passé obsédant mes personnages

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vous propose d’aborder brièvement celui de la géographie littéraire de la ville de Bucarest et des écrivains qui y ont vécu, domaine auquel vous avez dédié plusieurs essais publiés en Roumanie. D’où vient cet intérêt et que dit-il de vos travaux d’essayiste dans lesquels vous vous êtes brillamment illustrée avant votre début dans la littérature de fiction ?

Je me suis toujours passionnée pour l’histoire des lieux et l’image de la ville telles qu’elles s’impriment en nous jour après jour et j’en ai fait le sujet de mes recherches bien avant de découvrir les théories de l’espace, la géo-critique. La vie de la ville, la manière dont nous vivons l’espace où se déroule notre existence, l’influence qu’elles ont sur notre façon de penser le monde mais inversement aussi, celle que nous exerçons sur l’espace environnant que nous contaminons parfois en fonction de nos états d’âme, constituent mes thèmes de prédilection; j’ai eu le sentiment, à un moment donné, qu’il me fallait me libérer du langage rigoureux et contraignant des études de théorie littéraire et mettre à profit la liberté totale de l’écriture fictionnelle. Je n’ai par ailleurs jamais cessé de publier dans des revues littéraires de courtes nouvelles d’analyse psychologique et d’observation, le passage au roman de plus grande respiration, de construction élaborée s’est fait tout naturellement à partir de ces exercices de nouvelliste et sur la base de la documentation engrangée pendant mes travaux non-fictionnels.

Comment est né votre livre ? Y a-t-il un lien entre les préoccupations que nous évoquions à l’instant et l’éclosion, la maturation des sujets que vous abordez du point de vue fictionnel dans Une forme de vie inconnue ?

Ce lien existe dans la mesure où j’avais déjà cette documentation mais cela n’est valable que pour ce premier roman, Une forme de vie inconnue. Et aussi parce que, pour avoir conçu plusieurs livres de critique et de théorie littéraires, j’ai acquis une certaine facilité dans l’écriture et l’élaboration d’un livre : j’ai toujours eu présent à l’esprit le développement de l’action, les correspondances entre les divers plans, les rapports entre personnages, les détails qui relient de manière impondérable, parfois même souterraine, les différents paliers de sens. Mais ce lien ne joue pas forcément car j’ai toujours écrit et réfléchi en auteur de fiction comme la critique l’a d’ailleurs nettement souligné, j’avais eu du mal à réfréner mon imagination dans mes essais.

Un des thèmes centraux de votre roman est l’abondante présence des liens espace-temps à l’intérieur desquels évoluent vos personnages, comme « un dessin subtil des destins », comme l’a qualifié la critique littéraire. Entre Balta Albă, l’espace du présent, et le taudis de Mântuleasa, lieu de toutes les légendes, et en enfin le village C., territoire des origines. Comment avez-vous choisi ces lieux et quel est leur symbolique ?

Je dirais que ce sont les lieux qui m’ont choisie, comme cela arrive souvent. Il se trouve que Balta Albă est un des quartiers de mon enfance, un espace qui m’a toujours fascinée, avant même que je prenne connaissance des détails de son histoire morbide et troublante à la fois : au début du XIXe siècle il y avait là une énorme fosse commune à la chaux où l’on jetait les morts de la peste. Mais pour moi, l’endroit n’avait rien de sinistre, c’était un quartier construit en partie durant les premières années du communisme, fait de larges immeubles blancs et parsemé de nombreux espaces verts, d’une géométrie exacte qui inspirait un sentiment d’ordre et de paix, de lieu de vie calme, c’était du moins la vision que m’avaient transmise mes grands-parents qui avaient traversé une guerre et qui étaient contents d’avoir emménagé là. Même lorsque je n’en parle pas de manière explicite, je finis par en faire le cadre des scènes avec des enfants qui se remémorent leur enfance ou leurs expériences de vie fondamentales. C’est inconscient chez moi, peut-être une sorte de refuge dans un temps heureux, celui de la mémoire, les mots de ma grand-mère me reviennent souvent à l’esprit : ici c’est le Paradis, profite bien de ce que tu vis maintenant, et c’est avec ses mots qu’elle est d’ailleurs entrée dans mes fictions.

  La rue Mântuleasa n’a cessé de m’intéresser parce que j’ai rencontré dans les archives un personnage extraordinaire : Stanca Mântuleasa, une des deux fondatrices de l’église du même nom que la rue, femme qui m’a semblé être un modèle d’endurance, de ténacité. Sa tristesse m’a touchée, à travers les documents et aussi l’inscription votive de l’édifice, et j’ai eu envie d’écrire son histoire de femme telle que mon imagination l’a vue. Veuve, seule à une époque féroce, même cruelle avec les femmes, elle a réussi à survivre et à matérialiser le rêve de son mari disparu, celui de faire construire une église. Manta, son époux, négociant souvent en route pour Istanbul, trouvera la mort – dans mon roman – durant un de ses voyages, et Stanca fait symboliquement de l’église un substitut du corps de l’homme.

  Le village de C. est une sorte de palimpseste, un espace composite, né de mon imagination et des histoires entendues dans ma famille qui ont transformé le village de ma grand-mère en un univers exemplaire, situé quelque part, entre le Danube et le Prut. En réalité, plusieurs endroits se „fondent” en un seul et je n’ai pas boudé mon plaisir lorsque les critiques ont dit que j’ai réussi à créer un monde, un lieu auquel mes écrits et moi serons à jamais identifiés.

Le temps se déploie la balançoire d’une horloge entre le présent, le passé proche et un autre passé plus lointain. Quelle est la place de la mémoire dans la construction narrative de votre roman ?

Tous mes romans, (et je m’aventurais de dire y compris le troisième, Linia Kármán/La ligne Kármán qui est en cours de parution) sont des romans de la mémoire, comme l’ont remarqué les critiques littéraires. L’idée qui structure Une forme de vie inconnue est que le passé n’est jamais aussi éloigné qu’on le croit, il perdure parfois sous des formes subtiles, difficiles à identifier ou au contraire, sous des formes très concrètes, partout, autour de nous. Tout comme on peut anticiper le présent par des épisodes, des instants, des gestes du passé. Il est tout aussi vrai que les liens qui nous attachent au passé sont pervers et, si on ne s’en libère à temps, on risque de rester coincé dans un moi/ego qui ne nous représente plus ; par ailleurs, si nous ignorons d’où nous sortons nous avançons aveuglement sans avoir assimilé l’expérience du passé, l’histoire personnelle ou bien générale – condition de l’évolution. La mémoire – de la ville avec son quartier de Mântuleasa, la mémoire des personnages qui recomposent leur passé par bribes de souvenirs ou à l’aide de vieilles photos, à l’aide de fragments de récits familiaux – est une véritable mine de notre histoire identitaire. Que nous devons, dans la mesure du possible, conserver et mettre à profit. C’est le vrai sujet que j’ai toujours souhaité traiter dans mes livres. Dans La ligne Kármán, la jeune Iana qui a émigré avec ses parents en Espagne quand elle était enfant, revient en Roumanie pour recouvrer son passé et l’histoire de sa famille, sur les traces de sa grand-mère et de toute son ascendance de la ville de Galați et du village C. Le thème de l’émigration, du déracinement et de l’obsession identitaire est au centre de la narration et entre, dans la seconde partie du roman, en symétrie avec l’histoire de l’immigration, en sens inverse, d’Italie en Roumanie dans le village de C – en Moldavie – des ancêtres italiens de Iana, au milieu du XIXe siècle. Tout tourne dans ce nouveau roman autour de la mémoire, tout est dans la tentative pour gérer notre propre passé, de l’assumer afin de mieux appréhender notre trajectoire de vie à l’avenir.

 C’est le moment de faire connaissance avec les personnages principaux de votre roman Une forme de vie inconnue : Ioana, Elena, Stanca. Qui sont ces trois femmes dont les destins se construisent en croisant chacune son histoire ? Trois destins, mais aussi trois époques.

Elena et Stanca je les ai „rencontrées” dans des documents d’archive. J’ai été impressionnée par leur force, leur ténacité, leur volonté irrépressible de ne pas se laisser abattre par l’Histoire impitoyable, j’ai été impressionnée par la lutte qu’elles ont menée pour réaliser leurs rêves. J’ai déjà parlé du destin de Stanca ; Elena Mangâru est elle aussi une battante en ce sens qu’elle traverse une guerre (la Première Guerre Mondiale) avec l’occupation allemande de la capitale Bucarest, qu’elle est confrontée à la maladie de son mari, Pétru, devenu quasiment cataleptique et elle réussit, en dépit de toutes ces épreuves, transformer son rêve en réalité : faire bâtir sa maison dans la rue Mântuléasa où elle possède un terrain. La maison a ici valeur de symbole, évidemment, c’est un refuge, bâtir est en soi un symbole, un moyen de préserver l’espoir et continuer à construire quelque chose dans un monde qui s’écroule. Quant à Ioana dont la vie est remémorée par la narratrice au moyen des archives familiales, de photographies, de ses propres souvenirs, de témoignages de proches, elle se bat à son tour pour dépasser sa condition et pour garder la famille unie autour d’elle. Ces trois histoires de femmes m’ont servi à évoquer trois époques, – comme vous l’avez bien souligné – pour bien mettre en évidence ce qui les rapproche mais aussi ce qui les différencie en termes de mentalités, de contextes historiques, politiques, positionnement par rapport aux événements fondamentaux de l’existence.

Rien n’arrive au hasard à vos personnages. Chaque description de leur vie est accompagnée d’une introspection, essayant d’aborder les problèmes essentiels de la vie et de la mort, du sens de l’existence. Ce type de réflexion finit, nous le savons, par transformer l’histoire d’une vie en destin. Comment avez-vous réussi à faire de ces trois histoires, trois destins si puissants ?

Je répondrais moi aussi, à la manière flaubertienne, que je suis mes personnages. J’ai pensé des années durant à la vie menée par ces femmes-là, à leur façon concrète de vivre dans la solitude et la mélancolie qui les accompagnaient au quotidien eu égard au contexte dans lequel elles ont vécu. Il y a, par-delà ce que nous pouvons observer, de ce qui est perceptible par nos sens, quelque chose qui unit parfois les destins d’êtres ayant vécu dans des époques différentes et ces correspondances étranges, difficiles à saisir, ces liens ineffables mais très forts, c’est ce que j’ai voulu rendre. J’ai tenté de reconstituer leurs existences dans le cadre des époques où elles ont vécu et cela dans les détails les plus infimes en mettant l’accent sur leur vie privée et sur la répercussion qu’ont pu avoir les grands événements historiques.

Il y a une question qui revient de manière obsessionnelle chez vos personnages. A de différents moments de leurs vies, chacune d’elles, que ce soit Ioana, Elena ou Stanca, éprouve un sentiment d’inutilité, d’insignifiance. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Mes personnages reviennent sur eux-mêmes et recherchent dans les profondeurs de leur moi des réponses à ce qu’ils vivent, des significations dans un monde qui a perdu toute cohérence. Certains d’entre eux en appellent à Dieu tel que le Moyen-Âge roumain le conçoit – dans le cas de Stanca – d’autres cherchent à se mettre en accord avec le monde qui les entoure même s’il est loin d’être idéal – c’est le cas de Ioana – qui ne cesse de s’adapter à un univers en perpétuel changement et en retient le seul côté lumineux. Chaque personnage vit dans le sentiment de la vanité des choses, comme dans toutes les périodes de déséquilibre universel, sans cesser de sonder son intériorité et de se raccrocher à un idéal – matériel ou métaphysique – et réussit au bout du compte à survivre, voire même à triompher.

Cette persistante interrogation sur le sens de l’existence nous renvoie au titre de votre roman, Une forme de vie inconnue. Que renferme cette métaphore et comment l’avez-vous choisie ?

Comme vous l’avez bien fait remarquer, c’est une métaphore qui renferme bon nombre des significations importantes de mon livre. C’est d’abord un syntagme qu’emploie un des personnages pour décrire un vieux banc de bois en noyer sur lequel la famille posait la bassine utilisée pour la lessive et cela pendant plusieurs générations. Une sorte de lichen a envahi le vieux bois et dessine ainsi une carte en permanente transformation. Évidemment, à d’autres niveaux d’interprétation, les sens se multiplient : j’ai voulu garder l’ambiguïté de cette expression tout en donnant de nombreux indices pour d’autres sens. En dernière instance c’est la littérature elle-même qui est une forme de vie inconnue.

De la mémoire à l’Histoire majuscule il n’y a qu’un pas dans votre écriture. Quelle place occupe l’Histoire dans ce contexte ? Doit-on retourner à vos essais de géographie littéraire et à la place qu’occupent le temps et la mémoire dans ce cadre ?

Pendant longtemps l’histoire ne m’a pas vraiment passionnée, je ne lisais des livres d’histoire que pour avoir un minimum d’information et peut-être aussi parce que les cours d’histoire, à l’école, avaient été ennuyeux et figés dans une forme répétitive, fade, convenue. Ce n’est qu’après avoir découvert des documents d’archive et la vie formidable qui grouillait dans ces pages parfois lacunaires que j’ai contracté le microbe de la recherche historique. Je me suis rendu compte alors que l’on ne peut reconstituer une époque sans recourir aux documents car aucun livre d’histoire n’est à même d’offrir tous les détails qu’ils recèlent. Évidemment j’ai aussi consulté de nombreux ouvrages traitant des événements historiques majeurs, politiques, sociaux de telle ou telle période avant d’écrire mais ce n’est qu’au contact de ce monde fabuleux des manuscrits que j’ai réussi à rassembler toutes les informations de détail sur la manière dont on vivait, dont on pensait, dont on aimait et dont on mourait aux époques en question. C’est ainsi que j’ai pu reconstituer l’image précise d’une demeure de petits boïeri (boyards) du début du XVIIIe siècle roumain avec les vêtements portés alors, l’univers familial et ses relations internes, ses règles, dans toutes leurs nuances. C’est ainsi également que j’ai saisi, entre les lignes, les états émotionnels vécus par les personnages car lorsqu’on lit de cette manière les manuscrits il est impossible de ne pas y découvrir des indices sur les sentiments de ceux qui les ont écrits, ressentis à cet instant précis. Au-delà du langage formel il y a toujours le témoignage involontaire sur ce que les gens désirent réellement, ce qui les taraude et surtout sur leurs rapports de pouvoir.

On ne peut pas clore notre discussion sans revenir un instant sur le fameux village C., ce lieu rempli de mystère, ce lieu-pilier dans le monde changeant soumis aux vents de l’Histoire. Pourriez-vous nous décrire ce village ?

J’ai beaucoup apprécié que les critiques se soient particulièrement intéressés à ce lieu, qu’ils en aient souligné l’importance pour l’univers de mes textes, certains l’ont même comparé aux célèbres Macondo ou Yoknapatawpha. Mon point de départ a été le village de ma grand-mère paternelle, village qui se trouve quelque part entre le Prut et le Danube où je ne suis jamais allée et que je ne connais qu’à travers les récits familiaux. D’autres lieux sont venus se superposer à lui, ceux où j’ai passé mes vacances pendant mon enfance et qui m’ont marquée d’une manière ou d’une autre. L’imagination a fait le reste, chaque épisode du livre a suscité d’autres zones de cet espace qui ne figurent sur aucune carte sinon celle du roman, donc fictionnelle. J’ai parfois le sentiment qu’en le décrivant de manière si détaillée je lui ai donné vie, en tous cas, pour moi il est plus réel que bien des lieux géographiques concrets.

Propos recueillis par Dan Burcea

(Les réponses à mes questions ont été traduites du roumain par Florica et Jean-Louis Courriol)

Andreea Răsuceanu, Une forme de vie inconnue, traduction du roumain Florica Courriol, Éditions Le Nouvel Attila, 2023, 320 pages.

Andreea Răsuceanu, romancière et critique littéraire, est une des voix de la littérature roumaine contemporaine des plus appréciées. Une forme de vie inconnue (2018) a obtenu le Prix de la revue Ateneu (2019), le prix du meilleur écrivain du mois de Janvier et a été nominalisé pour tous les prix littéraires de Roumanie. Il est en cours de traduction en bulgare. Elle détient le Prix de l’Académie roumaine et le Prix de l’Union des écrivains de Roumanie, pour le roman Le vent, le souffle, l’esprit (2020), qui a été sélectionné pour le Prix Européen de littérature et publié en langue espagnole et en bulgare. Andreea Răsuceanu est aussi l’auteure de plusieurs volumes de géocritique.

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