Grand entretien. Adrien Louis: Lauréat du Prix Émile Perreau-Saussine de philosophie politique 2021

 

Adrien Louis est le lauréat du Prix Émile Perreau-Saussine 2021 pour son ouvrage Les meilleurs n’auront pas le pouvoir. Une enquête à partir d’Aristote, Pascal et Tocqueville publié aux Éditions Puf. 

À cette occasion, l’auteur a eu la gentillesse de nous accorder ce grand entretien.

Que représente pour vous cette récompense, surtout lorsque l’on sait qu’elle est accordée à des intellectuels de moins de 40 ans ?

À vrai dire, cette récompense représente beaucoup de choses ! Bien entendu, au niveau le plus élémentaire, elle constitue une reconnaissance aussi gratifiante pour le travail accompli, qu’encourageante pour les éventuels travaux à venir.  Je devrais même dire qu’elle constitue une reconnaissance rassurante, car j’avais quelque crainte que mon livre ressemble trop à un essai pour avoir la considération des universitaires, et ressemble trop à un livre savant pour toucher un public un peu plus large. J’appréhendais que ma démarche, consistant à explorer une question que je crois essentielle pour tout citoyen, mais en mobilisant les réflexions de trois auteurs classiques, ne trouve guère son public. Le prix Émile Perreau-Saussine, dont le jury est composé d’universitaires et de journalistes, me donne donc le sentiment que mon parti-pris n’était pas complètement inconsidéré ! Mais ce prix me touche aussi parce qu’Emile Perreau-Sausinne a laissé, chez certains de mes proches, des souvenirs empreints d’amitié et d’admiration. J’ajoute enfin que son œuvre est traversée par une préoccupation que je partage en grande partie. Même s’il portait une attention plus soutenue que moi aux questions religieuses, son principal souci, à ce qu’il me semble, était d’examiner les dangers auxquels s’expose un libéralisme oublieux de ce qui fait la grandeur de l’homme. J’ai donc tout lieu de croire que s’il était encore en vie, nous aurions pu entretenir un étroit compagnonnage intellectuel.

Vous êtes professeur de philosophie et d’histoire politique, et docteur en philosophie politique. D’où vient votre intérêt pour ces domaines ?

Il m’est vraiment difficile de démêler l’origine de ces préoccupations. Au lycée, ce sont mes cours d’histoire de l’art qui excitaient le plus mon intérêt. Mais je crois que ce qui me plaisait tant dans ces cours, c’était de découvrir la somme d’intelligence qui pouvait entrer dans la composition d’une œuvre. Découvrir que tout, dans la composition d’un tableau, d’une photographie ou d’une musique, pouvait être réfléchi et motivé par des considérations précises, cela me fascinait. Cela me donnait aussi l’impression que l’appréciation d’une œuvre n’était pas purement subjective, et qu’en somme, il pouvait y avoir quelques fondements à l’expression des goûts. D’une manière générale, entre mes 16 ans et mes 20 ans, j’ai donc découvert avec assez d’enthousiasme que l’intelligence pouvait apporter une immense clarté à de nombreux aspects de la vie, et que je n’étais pas condamné à me contenter d’impressions vagues et inconsistantes. Au sortir du lycée, les études de philosophie n’ont pas été mon premier choix, mais a posteriori, elles apparaissent tout de même comme un choix assez logique. Car sortir de la confusion pour parvenir sinon à la vérité, du moins à une plus grande clarté, c’est après tout une définition tolérable de la philosophie.

Quant à mon intérêt plus spécifique pour l’histoire et la pensée politiques, il ne procède pas d’une passion politique préalable. Disons qu’au fil de mes études, j’ai été progressivement convaincu que la vie politique déterminait au plus haut degré la vie sociale et donc, la vie des hommes eux-mêmes. Je pourrais dire comme Rousseau dans Les Confessions : « J’avais vu que tout tenait radicalement à la politique et que, de quelque façon qu’on s’y prit, aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être ». Ainsi, de même que j’avais été captivé de découvrir l’intelligence à l’œuvre dans les productions artistiques, j’ai été progressivement captivé de voir que le sort de l’homme dépend en grande partie de l’intelligence politique que des législateurs et des gouvernants peuvent mettre en œuvre. Et depuis lors, il m’est difficile de ne pas employer une bonne partie de mon énergie à comprendre en quoi consiste, précisément, cette intelligence politique si déterminante pour le bonheur de la société et des hommes.

Dans l’introduction de votre livre, vous parlez du « sentiment si vif et si engageant que procure tout exemple de grandeur humaine ». Pourquoi la présence de modèles vous paraît-elle si importante pour la vie sociale ?

Un des objets de mon introduction est de montrer que le sentiment de grandeur, ou que la présence de modèles, est un élément essentiel et irréductible de toute vie humaine. Même si nous avons de nombreux scrupules à employer ces termes un peu édifiants, le fait est qu’une vie humaine n’aurait aucun repère, n’aurait aucune direction, si elle n’était animée par quelques intuitions de ce qui est désirable et aimable. Ces intuitions peuvent venir de l’exemple de nos parents, de celui de nos camarades, ou de ce que nous voyons dans les films ou les séries. S’il est donc entendu que certains modèles sont nécessairement présents dans la construction de notre personnalité, la question se pose de savoir si notre régime politique, « notre cité », se doit d’encourager certains modèles plutôt que d’autres. En particulier, l’éducation publique doit-elle être portée par une certaine représentation de ce qu’est une vie humaine accomplie ? Ou bien nous faut-il considérer que ces préoccupations sont strictement privées, et que l’école n’est là que pour apporter des savoirs utiles au marché du travail, et à la rigueur pour promouvoir quelques règles de bienséance ou quelques « valeurs » ?

Pour ma part, je n’aspire pas à ce que l’école devienne un centre de formation éthique. Mais il me semble que l’attention que nous portons à l’enseignement des lettres, par exemple, ne se justifie que parce que nous croyons qu’une sensibilité fine et capable de s’exprimer vaut mieux qu’une sensibilité grossière ou muette. Il me semble de la même façon que l’enseignement de la philosophie n’a de sens que parce que nous supposons que la capacité d’argumenter ou de raisonner avec rigueur est une chose bonne pour les êtres humains comme pour les citoyens. En outre, il me semble que si la cité renonce à tout discours sur ce qui est digne d’estime, elle laisse sa jeunesse à la merci de modèles pour leur part douteux. Tous les ans, je constate ainsi que mes élèves admirent des rappeurs dont la vulgarité est proprement sidérante et même nauséabonde. Ils sont par ailleurs abreuvés de séries – ou pire – qui leur donnent une certaine idée de ce qu’est une relation amoureuse ou sexuelle « accomplie ». Sans faire preuve d’un puritanisme hors du temps, je crois qu’il serait tout de même salutaire de leur donner les moyens de prendre du recul devant de tels « modèles », et de leur faire sentir qu’il y a des formes d’union plus enrichissantes que d’autres.

Vous construisez votre livre en vous appuyant sur les pensées de trois philosophes : Aristote, Pascal et Tocqueville. Pourquoi ce choix ?

Mon livre est donc un livre sur les grandeurs humaines, et sur la meilleure façon de les encourager ou de les préserver au sein des cités et des nations. Le gouvernement des meilleurs, ou un régime véritablement aristocratique, se présente a priori comme la condition la plus favorable à un tel objectif – parce que les meilleurs seraient des modèles pour les autres citoyens, parce que leur vertu les rendrait aptes à faire de bons choix, mais aussi parce que la conservation de la grandeur serait un souci de leur gouvernement. Mais en même temps, on pressent assez facilement que l’institution d’un tel régime se heurte à des obstacles ou même à des objections insurmontables. Par exemple : comment identifier les meilleurs, et même comment les définir ? Ou encore : si les meilleurs gouvernent, qu’advient-il du peuple ? Il me fallait donc trois auteurs au plus haut point intéressés par la grandeur humaine, mais aussi attentifs aux limites du principe aristocratique.

Les philosophes politiques les plus convaincus que la cité existe en vue de l’excellence humaine, et qu’un bon régime est avant tout un régime favorable à la promotion d’une telle excellence, sont les philosophes anciens. Si j’ai choisi Aristote plutôt que Platon, c’est notamment parce qu’Aristote, tout en étant fermement attaché aux grandeurs humaines, ne néglige pourtant aucun des autres biens qui sont essentiels à la vie des cités. Ce qui fait la grande valeur de ses Politiques, c’est précisément cette attention à toutes les revendications que formulent les différentes parties de la cité, et ce désir de concilier les exigences de l’excellence avec celles de la liberté politique. L’impulsion d’Aristote est ainsi certainement aristocratique, mais c’est tout de même chez lui que l’on trouve les arguments les plus forts en faveur d’une certaine démocratie, ou d’un certain régime républicain.

Cette tendance aristocratique de la philosophie politique ancienne a été l’une des cibles privilégiées de la philosophie politique moderne. Que l’on pense à Machiavel accusant les Anciens d’avoir imaginé des cités et des Princes vertueux que nul n’a jamais vus ni connus. Que l’on pense à Hobbes, à sa critique de « la vaine gloire » et à sa conception d’une souveraineté fondée sur le désir de conservation des individus. Si j’ai choisi Pascal, c’est d’abord parce qu’il déploie une critique impitoyable du « rêve aristocratique », ou du projet d’instituer l’ordre social et politique en fonction du mérite réel des hommes. Mais ce qui le rend plus particulièrement intéressant, c’est que contrairement aux autres philosophes modernes que je viens de citer, la question de la grandeur humaine reste tout à fait essentielle chez lui. Son œuvre présente donc, à certains égards, un mystère : comment défendre les grandeurs humaines lorsqu’on estime que la vie sociale et politique leur est essentiellement étrangère, sinon hostile ? Enfin, Tocqueville s’imposait de lui-même, comme l’analyste le plus pénétrant de ce qu’il advient de la grandeur humaine dans le mouvement démocratique moderne.

Pouvez-vous nous éclairer sur la signification précise de cette excellence humaine ?

L’idée d’excellence, ou de vertu, trouve son origine dans l’admiration que provoquent certaines actions et certains accomplissements humains. Une personne fait montre d’un courage extraordinaire pour protéger des innocents : elle nous paraît accomplir ce qu’il y a de meilleur dans l’être humain, elle nous paraît même accomplir, à certains égards, la nature humaine elle-même. Un juge sait-il garder son sang-froid dans une affaire qui déchaîne les passions ? Là encore, il accomplit ce qu’il y a de plus noble en l’être humain. L’idée d’excellence, que j’emprunte essentiellement à Aristote, est donc étroitement corrélée à l’idée d’une certaine noblesse de comportement et de caractère. Est vertueuse la personne qui est disposée à faire ce qui est noble ou beau, plutôt que ce qui est bas ou vulgaire, et qui se montre effectivement capable de le faire.

Toutefois, il faut souligner que le véritable courage ne consiste pas simplement à surmonter sa peur de manière inconsidérée : il consiste à la surmonter avec jugement, en fonction d’une situation précise. Ce qu’il y a de vraiment admirable dans une belle action, ce n’est donc pas seulement qu’elle surmonte les faiblesses les plus communes aux êtres humains, c’est aussi qu’elle met en œuvre l’intelligence. Être vertueux, ou excellent, c’est d’abord savoir bien juger, avant de savoir bien agir. C’est donc à un double titre que l’excellence ou la vertu apparaît comme un accomplissement de la nature humaine : parce que l’homme se distingue des animaux par son sentiment de ce qui est noble et juste, et parce qu’il s’en distingue par sa capacité à raisonner.

Cela étant dit, la vie pratique ou politique n’est pas le cadre exclusif de l’excellence humaine. Il est même possible de dire que la principale finalité de la raison est de parvenir à la compréhension des choses, plutôt que de conduire à de bonnes actions. À côté, ou au-dessus de l’excellence qui s’illustre dans la vie pratique, Aristote admet donc une excellence s’illustrant dans la vie théorique. Nous pourrions donc dire, pour résumer, que l’excellence de l’être humain consiste à cultiver sa raison en vue d’atteindre la vérité, ou en vue de produire les plus belles actions. C’est par ces capacités que l’être humain se distingue le plus nettement des animaux, et qu’il se rapproche le plus de la suffisance des dieux. À l’inverse, l’être humain se dégrade à mesure qu’il renonce à la noblesse comme à la raison. Que l’être humain ne se sente plus sollicité par les accomplissements les plus nobles de ses semblables, qu’il se complaise dans le cercle étroit de ses préoccupations matérielles, qu’il perde le goût de la vérité et de la liberté, et qu’il se persuade même qu’il est pour l’essentiel insignifiant, tels sont les grands maux que Tocqueville voit planer sur la démocratie des temps modernes.

Un regard attentif est nécessaire pour la lecture des trois chapitres qui structurent votre livre. Puisqu’il est impossible de détailler tout ce qu’ils contiennent, permettez-moi de m’arrêter sur quelques aspects.  En premier sur Aristote. Pour le philosophe grec, la vie humaine trouve son sens dans la poursuite de ce qu’il appelle le bien suprême. Pour quelles raisons celui-ci doit-il devenir souverain, et quel est son rôle exact dans le gouvernement de la cité ?

Aristote remarque qu’il existe une pluralité de biens (par exemple, la santé, l’amitié, la connaissance), et que certains sont manifestement supérieurs à d’autres. Par exemple, chacun peut convenir que la santé est une condition importante pour mener une vie agréable, mais personne ne juge que rester en bonne santé est le but ultime de la vie. Alors quel est le bien suprême ? Bien sûr, c’est de vivre heureux, ou pour le dire autrement, de prendre plaisir à un certain mode de vie. Quel mode de vie ? Puisqu’il m’est difficile ici de restituer tout l’argumentaire d’Aristote, il me faut aller droit à la conclusion. Après s’être demandé si le bonheur se trouvait dans la richesse, dans la quête de la gloire, ou dans la vie de plaisir, Aristote en vient à supposer que la meilleure des vies est la vie vertueuse consacrée aux belles actions ou à la connaissance. L’homme le plus heureux est celui qui emploie sa vie à faire des actions ou des activités conformes à la nature humaine, et qui y trouve du plaisir. La cité la plus heureuse est donc celle qui crée les conditions les plus favorables à ce genre de vie. Le bien suprême est dès lors souverain dans la mesure où il donne son sens et sa perspective à l’ensemble de nos choix personnels ou collectifs.

Maintenant, vous demandez à juste titre quel rôle joue ce bien suprême dans l’économie de la vie sociale et politique. Après tout, cette vision d’une vie politique ordonnée à l’accomplissement d’un certain mode de vie peut éveiller quelques suspicions : ne serait-ce pas le principe d’un régime autoritaire, embrigadant les foules dans la conviction de posséder la vérité et le bien ? Je crois que ce ne serait pas une manière adéquate d’envisager les choses. L’idée d’Aristote n’est pas d’écraser la société sous le poids d’une représentation exclusive du Bien ou du Juste. Aristote n’entend pas priver les différentes activités sociales de leur logique propre. Aristote accuse au contraire Platon de faire parfois trop violence à certaines tendances humaines, comme lorsqu’il envisage, dans la République, la communauté des femmes et des biens. Et l’existence d’un mode de vie plus grand que tous les autres n’empêche aucunement de reconnaître la bonté d’autres expériences et d’autres plaisirs. Ce n’est pas parce que j’accorde une grande valeur à la connaissance que je méprise le plaisir de manger ! Aristote souligne simplement que toute cité encourage, à travers son régime et ses lois, un certain mode de vie, et que la perpétuation de ce mode de vie, dans les moments de danger, apparaît comme le bien le plus précieux de la cité. Il est donc raisonnable que la cité donne une éducation conforme à ce mode de vie. Et selon toute vraisemblance, Aristote préfère une cité qui cultive le goût de la liberté, plutôt qu’une cité comme Sparte, entièrement vouée à la vie militaire.

Toujours chez Aristote, est-ce que la vertu, ou l’excellence du jugement, est possible lorsqu’un grand nombre d’individus se trouvent impliqués dans la prise de décision ?

Constatant qu’il n’est probablement pas raisonnable de suspendre le salut de la cité à la présence d’hommes d’une vertu exceptionnelle, et jugeant surtout qu’on ne peut rendre le peuple esclave, Aristote se demande si après tout, une assemblée de citoyens libres ne serait pas susceptible de produire un jugement aussi droit que celui d’un homme éminemment vertueux. Des jugements à quel propos ? Au moins dans la désignation de certains magistrats, puis dans l’évaluation de leur action – c’est-à-dire lors de la reddition des comptes. Faut-il oui ou non laisser au grand nombre des citoyens l’opportunité de juger du mérite des gouvernants et de leurs actions ? Cette possibilité est évidemment quelque peu injurieuse pour un esprit aristocratique : soumettre l’action vertueuse au suffrage du peuple, n’est-ce pas soumettre ce qui est noble à ce qui est commun ? N’est-ce pas soumettre ceux qui savent au tribunal de ceux qui ignorent ? Lorsqu’il en vient à examiner cette question, Aristote se fait donc l’arbitre et l’éducateur des ambitions rivales du grand nombre et du petit nombre. Il lui faut éduquer l’humeur aristocratique qui est tentée de tout refuser au peuple, en même temps que l’humeur démocratique, qui est tentée de ne rien concéder aux « bien-nés » ou aux « bien éduqués ». C’est ainsi que le philosophe politique accomplit la même œuvre que le meilleur des législateurs : il vise l’amitié civique entre les différentes parties de la cité. Maintenant, dans le détail, les pages qu’Aristote consacre à cette question de la vertu populaire fourmillent d’analogies et de comparaisons qui ne rendent pas son propos tout à fait net. Il multiplie assurément les arguments pour défendre la possible sagesse d’une décision collective, mais il est difficile de bien mesurer l’étendue des prérogatives qu’il est prêt à donner au peuple. Une chose semble claire néanmoins : un bon régime politique ménage nécessairement une place significative au peuple, tout en s’appliquant à le rendre digne de ses fonctions civiques – Aristote n’ignorant pas que les assemblées peuvent être bestiales. En fait, selon toute vraisemblance, le meilleur régime d’Aristote est une république où des gouvernants réputés pour leur éducation et leurs actions seront désignés par l’ensemble des citoyens, eux-mêmes éduqués convenablement par la cité et de sages législateurs. Le meilleur régime d’Aristote est un régime mixte, incorporant les revendications du peuple, des riches, et de la bonne éducation.

En parlant de Blaise Pascal, vous affirmez qu’il y a une différence, « une distance infinie » même, entre ses positions et celles d’Aristote. En quoi consiste cette différence et pourquoi conduit-elle Pascal à décréter « l’impuissance du mérite et de la véritable vertu » ?

J’emprunte cette expression de « distance infinie » à Pascal lui-même, qui s’en sert pour parler de la distance qui sépare ce qu’il appelle les trois ordres. Pascal distingue en effet l’ordre de la chair, l’ordre de l’esprit et l’ordre de la charité. Cette notion d’ordre n’est pas très facile à manier, mais quitte à simplifier outrageusement les choses, je dirais que chaque ordre représente une dimension de l’homme (son corps, son esprit, sa puissance d’aimer), qui se déploie dans une forme spécifique de société ou de royaume. Le corps, avec ses appétits et ses passions, se déploie dans la société civile ou dans la vie politique, qui est réglée par la force qui se dit juste ; l’esprit se déploie dans la société des savants réglée par le mérite ou le talent ; la charité se déploie dans la société des saints, réglée par la grâce de Dieu. Or Pascal juge que chaque ordre se tient à une distance infinie des autres, puisque de tous les corps ensemble on ne peut faire naître une seule pensée, et que de toutes les pensées ensemble on ne peut faire naître un mouvement de charité.

Si j’évoque la distance infinie de Pascal à Aristote, c’est donc pour signifier qu’en un sens, la préoccupation centrale de Pascal est tout à fait étrangère à celle d’Aristote. Le problème de Pascal n’est pas de conduire la cité des hommes à sa meilleure forme ou à son meilleur régime. Ce n’est pas de faire de la cité terrestre le lieu du véritable bonheur, ou du véritable accomplissement de la nature humaine. Le problème de Pascal est de défendre la cité de Dieu, à laquelle l’homme ne peut accéder par ses propres forces. Même, le propos de Pascal est d’instruire les hommes qu’il n’y a absolument aucun bien à attendre de l’affirmation de soi dans la société civile, ou même dans l’ordre de l’esprit. Le véritable bien suppose l’humilité, l’abaissement de soi, la conscience du péché qui nous fait toujours préférer l’affirmation de soi à l’amour de Dieu, ou l’affirmation de soi à l’amour du prochain.

Si donc Pascal se tient en un sens à une distance infinie d’Aristote, c’est évidemment parce que la révélation chrétienne l’a instruit de cet ordre de la charité, qui bouleverse complètement la perspective sur la vie humaine et sociale. On pourrait certes dire qu’Aristote et Platon avaient parfaitement pris conscience de la spécificité de l’ordre de l’esprit, et que cette prise de conscience avait déjà constitué un changement radical de perspective sur l’ordre politique. Celui-ci, assurément, perdit une partie de son éclat, et ne fut plus perçu comme l’horizon ultime de l’accomplissement humain. Malgré tout, ni Aristote ni Platon ne renoncent à faire des cités terrestres le lieu d’une certaine grandeur. Le désir de gloire qui anime la cité ancienne repose assurément, pour les philosophes, sur une ignorance du véritable bien, mais il est tout de même une expression authentique de la grandeur de l’homme. La noblesse de ce désir n’est donc pas fondamentalement remise en question. Ce désir demande simplement à être éduqué.

Or tout change avec la perspective chrétienne, qui ne peut voir dans l’accomplissement politique ou philosophique de l’homme que le raffinement suprême de l’orgueil, ou qu’une superbe diabolique. Au cœur de la vie sociale ou politique, la perspective chrétienne ne voit que l’action de l’amour-propre qui divise les hommes et les éloigne de Dieu. Or cette action incessante de l’amour-propre met effectivement une borne aux prétentions de la politique et en particulier à la prétention de fonder le pouvoir sur le véritable mérite. D’une part la véritable grandeur ne se trouve pas dans l’ordre politique, mais en outre, même la vertu intellectuelle qui serait utile à la vie sociale n’a aucune chance de régner de sa propre autorité. L’autorité morale ou intellectuelle ne peut en aucune façon être le principe de l’ordre social, parce que cette autorité est sans force pour lutter contre l’amour-propre des individus en quête de domination. Amortir la violence des amours-propres, c’est en fait toute la gloire que peut revendiquer l’ordre social. Et pour y parvenir, il ne paraît pas judicieux d’attribuer le pouvoir à ceux qui le méritent, car assurément, tous les hommes diront qu’ils méritent.

Permettez-moi de m’arrêter également sur cette conclusion que vous tirez de la réflexion de Pascal sur la justice et la force. « La justice ne peut être forte – écrivez-vous – parce qu’elle est fondamentalement étrangère au désir de dominer […]». Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Pascal présente parfois le problème constitutif de tout ordre humain en des termes simples : comment allier la force et la justice ? Comment concilier l’exercice de la domination (ce qu’est proprement la force) avec le respect de la justice ? Peut-on rendre la justice forte, ou peut-on rendre la force juste ?  Bien sûr, en principe, seule la justice mérite de nous commander, ou mérite d’être suivie. Mais Pascal estime que la justice ne peut pas être forte, notamment parce qu’elle est l’objet d’une discussion interminable. La justice ne peut avoir d’autorité parce qu’elle est « sujette à dispute », et elle est sujette à dispute parce que son exigence contrarie une multitude d’intérêts rivaux. Par contre la force est indiscutable. L’ordre humain ne trouve donc son assise que dans l’exercice d’une force qui se dit juste, et qui usurpe la véritable justice. Tel est, en gros, le propos de Pascal dans un fragment célèbre des Pensées.

Maintenant, il m’a effectivement semblé qu’en réfléchissant plus avant à ce que Pascal nous dit de la force et de la justice, il devrait apparaître que la justice ne peut pas être forte parce que d’une certaine manière, elle se dénaturerait en usant de la force, et aussi parce qu’elle est fondamentalement étrangère à la logique qui donne de la force. Qu’est-ce qu’être fort ? C’est avoir les moyens de contraindre. Qu’est-ce qui pousse à obtenir de tels moyens ? C’est le désir de dominer les autres. L’origine de la force, c’est donc l’acquisition violente de certains biens, elle-même stimulée par l’amour-propre et le désir de domination. Or l’acquisition d’une partie de la terre au détriment des autres hommes, aussi bien que l’inégalité sociale, sont fondamentalement injustes pour Pascal. La justice plaide pour l’égalité de tous les êtres humains, et met certainement en cause la distribution inégale des propriétés ou des biens. Finalement, la véritable justice plaide pour la disparition même de l’amour-propre ! Ainsi, le principe de la justice est fondamentalement opposé au principe de la force, et le projet de rendre la justice forte ne pourrait même conduire qu’à la violence la plus monstrueuse. Le désir de faire régner la véritable justice conduirait, sur cette terre, au comble de l’injustice.

Si la justice est « sans force » dans les cités terrestres, c’est donc parce qu’elle est essentiellement étrangère au désir de dominer qui pousse à avoir de la force et à se soumettre les autres. De leur côté, les cités terrestres ont tout intérêt à nier que la justice soit juste, puisque la véritable justice fait apparaître n’importe quel ordre social, ou n’importe quelle hiérarchie sociale, comme arbitraire et injuste. Les cités terrestres doivent à tout prix se persuader, ou être persuadées, qu’elles sont justes. C’est ainsi, par exemple, que nos démocraties modernes se persuadent que le jeu du marché libre est un fondement assez juste à la répartition actuelle des biens et à la hiérarchie sociale. Mais serait-il difficile de montrer la fragilité d’une telle conviction ? Ce qui nous ramène finalement à l’idée que la cité juste n’est pas de ce monde, et que les cités des hommes ne peuvent être le lieu de la véritable grandeur.

Au sujet de Tocqueville, vous consacrez toute une partie de votre réflexion au problème de la séparation des pouvoirs. Pouvez-vous dire en quoi ce problème rejoint la question de la grandeur humaine ?

La séparation des pouvoirs est classiquement comprise comme un moyen d’assurer la liberté des individus et d’empêcher l’exercice arbitraire ou absolu du pouvoir. Mais quand on examine la manière dont Tocqueville envisage le pouvoir judiciaire d’un côté, et le pouvoir exécutif d’un autre côté, il est frappant de voir que sa préoccupation porte aussi sur les effets moraux d’une telle séparation. L’indépendance des juges l’intéresse évidemment pour la protection des individus, mais la mentalité des juges, leur disposition à respecter le passé en même temps que le savoir, leurs goûts « conservateurs », lui font également voir dans le corps judiciaire une sorte de corps aristocratique susceptible de faire contrepoids aux instincts de la démocratie et de la majorité. Dans l’exercice de la justice, l’autorité du savoir et de la culture se trouve associée à l’autorité du peuple, de telle sorte que la démocratie se trouve avantageusement tirée vers le haut. De la même façon, toute sa réflexion sur le pouvoir exécutif au sein d’une république porte sur l’influence morale que ce pouvoir peut exercer sur le corps civique. Ce qui est très étonnant pour nous, c’est notamment que Tocqueville voit d’un très mauvais œil qu’un pouvoir exécutif soit à la fois très puissant et élu. En substance, un tel dispositif lui semble avoir toutes les chances de rendre le pouvoir exécutif moralement soumis à la majorité, tout en installant cette même majorité dans une attitude passive ou revendicatrice, mais rarement constructive et entreprenante. Pour la qualité morale du corps civique, il vaudrait donc mieux, selon Tocqueville, que le pouvoir exécutif suprême soit moralement indépendant de la majorité tout en étant limité dans l’étendue de son pouvoir. De manière générale, ce qui m’a intéressé sur ce sujet, c’est donc que la séparation des pouvoirs doit fonctionner, chez Tocqueville, comme un moyen d’endiguer ce qu’il appelle « l’omnipotence de la majorité », et pas simplement comme un moyen de protéger les individus. D’ailleurs, pour véritablement protéger les individus, il faut précisément contenir l’omnipotence morale de la majorité.

Propos recueillis par Dan Burcea

Adrien Louis, Les meilleurs n’auront pas le pouvoir. Une enquête à partir d’Aristote, Pascal et Tocqueville, Éditions Presses Universitaires de France , 2021, 256 pages.

 

 

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article