Rentrée littéraire 2021. Marie-Hélène Gauthier : « La nuit des choses » ou la présence refusée de celle qui n’avait pas suffi

 

On n’entre pas dans « La nuit des choses » sans risquer de perdre ce que le personnage central de ce roman d’une densité prodigieuse appelle « le présent d’exister qui devait consacrer le prix de tout le reste ». Nous voici donc dès le début du livre dans le vif d’une problématique dont il faudra mesurer la profondeur et scruter les échos. Le besoin de voir, la permanence du regard apparaît dès les premières pages et accompagnera la narratrice qui se cache bien derrière le pronom personnel, comme d’ailleurs l’autre protagoniste masculin du roman. Le lecteur se contentera de cette identité grammaticale faite d’une « elle » et d’un « il », une incarnation à la fois mystérieuse et forte de son pouvoir de symbolisation. Rajoutons à cela un autre détail qui fait la force de ce roman et qui répond de manière magistrale à la définition stendhalienne du roman comme miroir que l’on promène le long d’un chemin. Marie-Hélène Gauthier écrit caméra à l’épaule, scrute les détails les plus cachés de l’action pour immortaliser l’instant, pour l’enfermer dans le récit et lui confier une place méritée dans la mémoire de cette narration qui refuse l’éphémère en s’accrochant à l’imparfait du verbe comme action qui dure dans un présent incertain et pourtant vital.

Car, en vérité, c’est de cela qu’il s’agit dans ce roman, de « cette présence refusée, de cette absence demeurée hypothétique » qui tourmente jusqu’à l’asphyxie la narratrice à travers une liaison amoureuse faite seulement de promesses, de « mots éclatés, de déchirures, des fissures, des lézardes, des entailles de fer barbelé ». Si le langage a pour elle une telle importance, c’est pour nous faire comprendre l’enfermement qu’elle subit, comme une sorte de prison affective d’où elle tentera tant bien que mal à s’évader.

Pour résumer, nous pourrions décrire « La nuit des choses » comme une histoire mettant en scène deux attitudes dans ce que nous pourrions appeler communément l’engagement amoureux avec tout le scénario habituel fait de promesses et de trahisons. Sauf que très rapidement nous devons nous rendre à l’évidence d’une construction plus complexe et humainement plus profonde. Car le regard tourné vers le monde dont nous faisions l’éloge de la permanence au début de cet article est tout aussi tourné vers l’intérieur de la narratrice amoureuse, et scrute une dépossession qui épuise son esprit sous le poids des questions vaines qui l’oblige à « un régime sans paix ». Comment sortir de cette impasse de cette « présence absente » de cette « solitude sans mots » si l’on refuse les promesses non tenues et les mensonges ?

Pour comprendre toutes ces paroles qui nous renvoient à leur charge dramatique, il faut suivre le regard de cette femme ô combien troublée par l’inconfort de se retrouver devant une porte restée entrouverte sans qu’aucune voix n’y pénètre, sans qu’aucun mot de retour n’y arrive non plus. La duplicité de l’homme qu’elle aime est la cause de toute cette souffrance, de toutes ces interrogations sans réponses. Impossible pour elle de parcourir désormais cette « distance froissée » installée entre eux. Car, s’il est, quant à lui, dans les promesses fuyantes, elle ne peut en aucun cas concevoir et encore moins accepter cette approximation des sentiments faite d’appels sporadiques de détresse, de promesses non tenues, de trahisons avec lesquelles ils n’arriveront jamais à construire une vraie liaison durable.

La traversée de cette nuit intérieure ne sera pas facile, elle exigera des moments de flottement jusqu’à épuiser le regard si vif autrefois, et surtout elle lui renverra la pire image d’elle-même, de celle « qui n’avait pas suffi ». L’image est terrible et nous invite à y réfléchir plus d’une fois. Et pour montrer l’étendue de ce drame intérieur, voici une citation plus ample : « Elle voulait rentrer, sa maison, son châle, son lit. Elle ne savait pas ce qu’elle faisait ici. Pas la force de rester, pas la force de partir, pas la force de franchir. Paralysie. Déflagration ».

L’homme qui est en face d’elle, « cet homme d’esquive », comme elle l’appelle, « cet homme inconstant, cet homme insincère », « cet homme désespérant de courtoisie, de délicatesse, de prévenance, mais aussi de revirements colériques, de dépendance reconnue, de jalousie mal dissimulée » n’est selon elle qu’un «faussaire d’émotions qui venait de lui arracher toutes les siennes». Cette rage pourrait ressembler à première vue à un procès à charge, sauf qu’il ne faudra pas oublier que nous sommes dans un roman et non pas devant un tribunal.

Laissons donc aux lecteurs le plaisir de découvrir ce récit d’une intimité courageuse qui pose une question fondamentale quant à la relation amoureuse et à ses éternels fondamentaux. Y a-t-il une possibilité de retour « au point zéro », comme il propose, dans une telle histoire ? Que représente ce recommencement pour une femme qui refuse d’être un objet et croit avec force être le sujet d’une relation amoureuse ? Au fond, par ces questions le roman de Marie-Hélène Gauthier touche à un drame encore plus insidieux que la trahison, celui de la manipulation de la femme par un individualisme qui la renvoie à une image dont elle devait se contenter, celle de la dépossession de son être au service des forces et des faiblesses de l’homme qui la trahit, tout en oubliant son rôle protecteur.

S’il fallait mesurer la profondeur de la réflexion proposée dans ce livre par Marie-Hélène Gauthier, il suffirait d’essayer de penser à la différence entre l’absence et la dépossession, entre l’abandon et la solitude, entre l’indépendance et le besoin de partage.

Au fond, il suffirait juste d’essayer de conjuguer à sa juste valeur le verbe aimer…

Dan Burcea

Marie-Hélène Gauthier : « La nuit des choses », Éditions des Instants, octobre 2021, 218 pages.

 

 

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