Grégoire Bouillier publie « Le cœur ne cède pas » aux Éditions Flammarion, un livre fleuve de plus de 900 pages dont le point de départ est le suicide par inanition, en 1984, de Marcelle Pichon, une ancien mannequin des années 1950, dont le corps fut retrouvé dix mois après sa mort. À travers un enquête passionnante menée de main de maître par l’agence de détectives de Baltimore et de Penny, son assistante, l’auteur plonge au cœur de cet événement tragique pour tenter, en retraçant minutieusement la vie de cette femme, de comprendre comment elle en arriva à cette extrémité.
Pourquoi ce livre ?
Je veux d’abord revenir sur le fait que mon livre fait 900 pages, comme vous venez de le souligner. Je trouve cette question du format très intéressante. Qui a dit qu’une histoire d’amour, un livre de science-fiction ou un roman policier devait faire environ 200 ou 250 pages ? Alors qu’il s’agit d’une contrainte qui n’appartient pas à la littérature : elle tient essentiellement à des considérations marchandes. Or, cette standardisation du format standardise le contenu, forcément. Ce qui est un problème. Dès qu’on sort du format imposé, on gagne en liberté. Quand quelqu’un me dit que mon livre est gros, je réponds que non, il n’est pas gros, c’est vous qui n’avez pas le temps de le lire. Ce que je comprends très bien. Mais ce n’est pas la même phrase.
C’est l’époque qui le veut, sans doute.
Bien sûr. Tout doit aller vite aujourd’hui, tout doit être consommé rapidement pour continuer de consommer encore plus. C’est un diktat qui pèse sur la littérature comme sur toutes les activités humaines. Cela dit, je n’avais pas l’intention d’écrire un livre de 900 pages. Ce n’était pas du tout prémédité. Il se trouve que, pour être menée à bien, l’histoire de Marcelle Pichon a exigé 900 pages. Impossible de faire moins. Je n’allais tout de même pas l’amputer pour faire moins de pages… Pour moi, la littérature est un espace de liberté. C’est même l’un des rares espaces où un individu peut librement exercer sa liberté. Donc, pas question de transiger.
Ma réflexion concernant le nombre important de pages de votre livre visait surtout cette complexité narrative qui avait réclamé autant de travail de votre part.
Il y a toujours un malentendu avec les livres. On a l’impression que le sujet d’un livre, c’est l’histoire qu’il raconte – en l’occurrence un fait divers – alors que le véritable sujet d’un livre, c’est la littérature. Car c’est elle qui fait l’histoire et non l’inverse. Un autre écrivain aurait écrit un tout autre livre sur Marcelle Pichon : vous comprenez ? Évidement le livre n’existe pas s’il n’y a pas une histoire à raconter. Mais prenez Cézanne : tout le monde sait que lorsqu’il peignait des fruits, le sujet de son tableau n’était pas les fruits, non, c’était la peinture. Eh bien, c’est la même chose avec la littérature. Dans mon livre, Marcelle Pichon n’est pas le véritable sujet, même si, sans elle, il n’y aurait pas de livre. C’est comme lorsqu’on tombe amoureux. Sans la personne dont on tombe amoureux, il n’y aurait pas d’histoire d’amour ; mais avoir distingué cette personne parmi des millions d’autres, cela nous appartient. C’est nous qui inventons la personne, même si nous avons tendance à la parer de toutes les vertus. Il ne faut pas confondre ce qui tient à l’objet et ce qui vient du sujet. C’est une problématique que j’essaie de dialectiser dans mes livres. Pour moi, la littérature est un personnage, au même titre que Marcelle Pichon, Penny ou Bmore.
C’est d’ailleurs ce que vous écrivez, en déclarant que ce n’est pas de la mort de Michelle Pichon dont parle votre livre, mais de son existence.
Ah oui ! L’erreur, c’est de croire que la mort de Marcelle Pichon permettrait d’éclairer sa vie, alors que c’est sa vie qui, éventuellement, peut éclairer sa mort. Il faut respecter la chronologie ! C’est très important. Pour moi, la question a d’emblée été : comment cette femme en est-elle venue à se laisser mourir de faim, toute seule, à l’âge de 64 ans, en 1984 ? Que s’était-il passé ? À quel moment ? Était-il possible de remonter la chaîne des événements ayant conduit à ce drame, depuis la naissance de Marcelle en 1921, ses origines berrichonnes, son premier mariage en octobre 1940, sa période mannequin chez Jacques Fath, etc. ? Ce sont ces questions qui ont guidé mon enquête. C’est la vie de Marcelle que j’ai tenté de reconstituer. C’est ça qui m’a passionné. Le problème, c’est que si la mort de Marcelle est spectaculaire, sa vie est en définitive minuscule, au sens de Pierre Michon. C’est-à-dire qu’elle est absolument passionnante comme toutes les vies, sauf qu’elle n’a rien produit de particulier, n’a laissé aucune trace mémorable. Au vrai, il existe très, très peu de choses sur la vie de Marcelle Pichon. Et il a fallu faire avec cette pauvreté. Il y a un moment dans le livre où Penny désespère de ne rien trouver. Elle fulmine que Philippe Jaenada, quand il enquête sur Pauline Dubuisson, sait pouvoir disposer des rapports d’enquête de la police, des minutes des procès, de centaines de documents et de témoignages qui vont nourrir son récit. Alors que nous, nous n’avions rien, ou presque. Cet aspect a constitué un des défis du livre. Pourtant, nous avons remué ciel et terre, nous sommes allés partout, nous avons consulté toutes les archives possibles et imaginables. Au final, ce sont nos recherches qui ont construit le livre. Car il est autant l’enquête sur Marcelle que le récit de cette enquête.
Beaucoup d’écrivains le disent, dont vous-même, que ce que l’on ne peut pas trouver dans le réel, c’est dans le fictionnel que l’on crée. Est-ce qu’il vous a été facile d’aborder le sujet sous cet angle ? Est-ce que vous avez senti à un moment ou à un autre le besoin de vous mettre à sa place ?
Pas du tout. C’est important de le dire : Marcelle Pichon est une femme qui a existé, qui a vécu et qui est morte, un être humain parfaitement réel et, à ce titre, je lui devais le respect. Rien ne m’agace davantage qu’un livre qui s’empare d’une personne qui a existé pour en faire sa chose ou son porte-parole. Genre : faire d’une femme du XIIIe siècle une féministe, alors que le féminisme n’avait aucun sens à cette époque. Pour moi, c’est une question d’éthique intellectuelle. Dans mon livre, j’ai vraiment respecté la distance entre moi et Marcelle Pichon. À aucun moment je n’ai cherché à me mettre à sa place, à lui prêter des sentiments ou des propos qui seraient les miens. Marcelle Pichon est pour moi une énigme et, de bout en bout, je l’ai considérée comme telle. Comme une espèce de boîte noire que je n’ai cessé d’interroger et d’investiguer. Lors de mes recherches, j’ai découvert le livre d’un écrivain japonais, Masahiko Shimada, qui imagine le journal d’agonie d’un homme qui se laisse mourir de faim. Son livre m’a particulièrement intéressé car Marcelle a elle aussi laissé le journal de ses 45 jours de jeûne. Sauf qu’il n’en existe qu’une seule page, que la presse a publié. Et là, je tombais sur un livre qui racontait 66 jours d’agonie. Oui, mais il s’agissait d’une pure fiction et, dans mon livre, j’imagine Marcelle s’offusquer que quelqu’un ait pu inventer de toutes pièces le calvaire qu’elle a réellement vécu et souffert. Comment est-ce possible ? Comment imaginer quelque chose que l’on n’a pas vécu ? Quelle valeur cela peut-il avoir ? Il y avait là un enjeu littéraire, un conflit entre la fiction et la réalité. Au final, je conclus que le journal de Marcelle possède quelque chose que le livre de Shimada ne possède pas – et réciproquement ! Cela marche dans les deux sens. Sauf que le journal de Marcelle tire toute sa puissance du fait qu’on sait qu’elle s’est réellement laissé mourir de faim. Alors que le livre de Shimada tient debout tout seul. On se fiche de savoir s’il a bien mangé le matin etc. La différence entre les deux, c’est justement ce qu’on appelle la littérature. En tout cas, c’est une définition possible.
Le journal d’agonie de Marcelle est un document étonnant. Sauf qu’il n’en existe qu’un bref extrait.
Oui. Il n’existe qu’une seule page qui est parue dans la presse, parce que des journalistes qui sont arrivés au moment où la police a découvert le cadavre de Marcelle Pichon, ont déchiré une page de ce journal d’agonie, ce qui est totalement sacrilège. Moi, je ne l’aurais pas fait ! D’un autre côté je suis bien content parce que la page est parue dans la presse et du coup j’ai pu en prendre connaissance. Ce journal d’agonie de Marcelle, il est crucial. Car j’avais deux questions au départ : qui se suicide en y mettant un temps fou ? Et qui, se suicidant en y mettant un temps fou, le raconte en direct par écrit ? Qui fait ça ? Pourquoi ? Je suis donc parti sur les traces du journal. Je tenais absolument à le lire. C’était presque une obsession. Mais avait-il été détruit en 1985 ? Existait-il quelque part ? Pour le savoir, je me suis dit que les enfants de Marcelle possédaient surement la réponse, quelle qu’elle soit. Je suis donc parti à leur recherche. Ce qui n’a pas été évident car autant il est facile de remonter la généalogie de quelqu’un sur plusieurs générations, autant c’est compliqué de retrouver les descendants. Mais j’y suis finalement parvenu ! J’ai retrouvé les petits enfants de Marcelle, car ses enfants – deux garçons – étaient morts depuis longtemps. Je les ai contactés et j’ai rencontré la petite-fille de Marcelle. Sur l’instant, la rencontre s’est plutôt bien passée. Je la sentais un peu réticente à parler de sa grand-mère, ce qui était très compréhensible ; mais peu à peu, l’ambiance s’est détendue. Le problème, c’est que trois jours plus tard, elle m’envoyait un mail pour m’interdire de parler de sa grand-mère dans mon livre. Vlan !
C’est d’ailleurs ainsi que votre livre commence.
Au moment où j’ai reçu ce mail, je n’avais pas encore écrit une seule ligne. Cela faisait un an et demi que j’enquêtais, que j’accumulais des informations, cherchais à remonter la piste de Marcelle, jusqu’à retrouver ses descendants. Et je reçois ce mail ! Tout de suite, je me suis dit que c’était parfait pour démarrer mon livre. C’était culotté de mettre les pieds dans le plat, mais justement : cela posait tous les enjeux du livre. Enjeux à la fois narratifs, éthiques, juridiques et littéraires. Qu’a-t-on le droit d’écrire sur la réalité ? Que risque-t-on si on ose malgré tout ? Sous quelles modalités ? Je n’ai pas pris cet interdit à légère, bien au contraire. Pour moi, ce n’est pas une question de liberté d’expression ou d’impunité, non, c’est une question de part maudite de la littérature et cette part maudite, il faut l’assumer comme telle.
Quitte à rentrer dans le territoire intime des personnes.
Oui. Si la petite fille de Marcelle m’avait intenté un procès, j’étais prêt. Cependant, je n’avais aucune mauvaise intention envers Marcelle ou envers quiconque et j’ai tendance à penser que ma bonne foi me protège. Cependant, j’étais bien embêté, c’était un obstacle à l’écriture. Et ce qui est génial, c’est que ce qui semblait un problème s’est révélée une aubaine. Car c’est comme ça que j’ai inventé un dispositif totalement fictionnel, avec le détective Bmore et son assistante Penny. L’idée m’est venue spontanément. Je me suis inspiré de tous les romans policiers que j’avais lus dans ma jeunesse et mon personnage de détective s’inspire autant de Colombo que de Nestor Burma, de Lemmie Caution ou Callaghan, de Peter Cheyney. Quant au personnage de Penny, ce n’est pas seulement parce que tout détective qui se respecte a une assistante aussi maline et adorable que les servantes dans les comédies de Molière, c’est surtout que, sur le plan narratif, c’est le moyen qui permet d’échanger les hypothèses et de faire avancer le récit à moindres frais. C’est donc une stratégie littéraire. Mais attention, si Bmore et Penny sont des personnages totalement fictifs, tout ce qu’ils trouvent concernant Marcelle est absolument véridique. Eux sont inventés, mais ils n’inventent rien ! Donc, pour une fois, la fiction est au service de la vérité et, inversement, la vérité se déploie à l’intérieur de la fiction. J’ai trouvé que c’était une façon assez pertinente de régler le conflit entre liberté de création et exigence de vérité. Parce que, pour moi, la vérité est très importante. Elle est cruciale.
Ce moyen narratif vous permet également de faire des aller-retours dans ce qui entoure la vie de Marcelle Pichon, la mentalité de l’époque, dans la géographie où s’est déroulé sa vie, dans les moments décisifs de la vie de votre héroïne. Peut-on aller jusqu’à appeler votre enquête une vrai enquête policière, historique finalement ?
Oui, oui, j’ai adoré faire cela, fouiller dans les archives, jusqu’à des dix heures d’affilée certains jours, etc. Plus qu’une enquête, ce livre est un livre de chercheur d’or ! Avec des joies sans nom, comme lorsque je suis parvenu à retrouver la tombe de Marcelle Pichon. Cela faisait des semaines et des semaines que je la cherchais et le jour où je l’ai enfin découverte dans le cimetière de Bagneux, je vous jure, j’ai eu envie de courir tout nu dans le cimetière en agitant les bras dans tous les sens. D’un autre côté, on connait des déceptions d’une folle cruauté. Par exemple, je rêvais de retrouver l’école où Marcelle a été scolarisée. Je voulais connaître les appréciations de ses professeurs, savoir quelle sorte de petite fille elle avait été. Sauf que l’éducation nationale n’a mené aucune politique patrimoniale des registres scolaires, ce qui fait que la plupart ont été jetés à la poubelle. Un scandale car ces registres sont une mine d’informations inestimables.
Il faut aussi dire que Marcelle Pichon est un personnage fantasque, haut en couleur, non seulement selon ce qu’elle dit mais aussi la manière dont elle le dit. Je prendrai ici un seul exemple de sa phrase où elle dit qu’elle aimerait bien que quelqu’un l’attend en rentrant à la maison.
Vous faites ici allusion au documentaire consacré aux femmes de plus de 50 ans se retrouvant seules et sans ressources après un divorce, auquel Marcelle a participé… huit mois avant de se laisser mourir de faim ! D’abord, la découvrir dans ce documentaire, la voir à l’écran, en chair et en os, c’était assez émouvant. C’était miraculeux. Voici que Marcelle prenait vie. Elle n’était plus seulement sa mort. Mais la véritable surprise, cela a été de constater quelle sorte de femme elle était. Et ce n’est pas banal. Mais je laisse le lecteur le découvrir dans le livre. Je ne vais tout de même pas tout raconter ! Ce que je peux dire, c’est que la réalité n’est jamais décevante. Elle excède toujours nos attentes. Elle réserve toujours des surprises. C’est pour ça que la réalité me fascine. Elle a une imagination absolument incroyable, bien supérieure à la somme de toutes les imaginations qui la composent. Mais ce qui distingue la réalité par-dessus tout, c’est qu’elle est parfaitement amorale. Elle se fiche de savoir si les bons gagnent à la fin ou pas. Alors que c’est une question que se posent les romanciers. À la fin, ils doivent décider si l’histoire d’amour se termine bien ou si elle se termine mal. Et cette décision est morale, même si elle est immorale. Alors que la réalité ne se pose pas ce genre de question et c’est la raison pour laquelle tous mes livres la prennent pour sujet et modèle. Ainsi suis-je délesté de devoir choisir si l’histoire se termine bien ou mal. Dans la vraie vie, Marcelle Pichon s’est laissé mourir de faim et je n’y suis pour rien !
Oui, mais dans notre capacité de comprendre. Comme dans un jeu de miroir, cet objet qui a donné dans la langue le mot spéculation, du latin « speculum », mot si proche de celui de la caverne de Platon qui se dit « specus ».
Personnellement, je ne suis pas très platonicien. Mais vous avez raison, Bmore et Penny n’arrêtent pas de faire des spéculations avec une certaine jubilation, dans un permanent jeu de miroirs, à tel point que, finalement, Marcelle est elle-même devenue pour moi un miroir, une espèce de surface réfléchissante qui m’a renvoyé à ma propre biographie.
Vous le dites vers la fin de votre livre, que l’histoire de Marcelle vous a renvoyé vers votre propre histoire.
En fait, je pars de Marcelle et, à un moment donné, sans là encore l’avoir prémédité, je suis arrivé à moi. Mais c’est que la biographie de Marcelle n’a cessé de me renvoyer à la mienne. Dès le début de l’enquête, j’ai découvert que Marcelle était née, puis s’était mariée et, finalement, avait vécu quasiment toute sa vie dans le 15e arrondissement de Paris. Or, j’habite le 15e ! Marcelle habitait à quelques centaines de mètres de chez-moi. Quelle était la probabilité pour qu’une femme née en 1921, à qui je pensais depuis 33 ans, ait habité toute sa vie dans mon quartier ? Par ailleurs, le berceau de la famille se trouve à Bommiers, dans l’Indre. Or, quand j’étais gosse, j’allais passer la fin des vacances d’été dans le Berry, dans un village qui se trouve relativement proche de Bommiers. C’est dingue, non ? Et il y a eu plein de petits liens comme ça… Du coup, je me suis retrouvé impliqué dans le récit.
Vous allez en suivant ses traces vous placer à la fenêtre de son appartement pour vous mettre dans la même perspective dont elle bénéficiait où elle y habitait avant de se suicider.
Oui, c’est la première fois que je me retrouve dans la même situation que Marcelle, parce que lorsque je suis allé dans le petit studio de la rue Championnet, là où elle s’est laissé mourir de faim, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu ce que, elle, voyait tandis qu’elle se mourrait. C’était une expérience très troublante, d’autant que ce qu’on voit par la fenêtre n’est pas banal… En fait, chaque nouvel élément que je découvrais sur Marcelle modifiait la perception que j’avais d’elle. Dans le livre, il y a un exergue qui résume parfaitement cette situation : « Comme une guitare dans une peinture cubiste”. Je ne peux pas mieux dire. Par exemple, je découvre que Marcelle se marie à 19 ans en octobre 1940 à Paris, XVe. Mais qui se mariait en octobre 1940, alors que la France venait de vivre la débâcle et que les Allemands occupaient Paris ? Du coup, j’ai fait plein de recherches, j’ai supposé des choses, j’ai enquêté du côté de la Collaboration, etc… Avant de découvrir, plusieurs mois plus tard, que Marcelle avait accouché de son premier fils en décembre 1940. Elle était donc enceinte de 7 mois ! Je n’y avais pas songé. D’ailleurs, ce livre est aussi un livre, à travers Marcelle, sur la condition féminine au XXe siècle.
Et aussi de la beauté féminine.
Bien-sûr, elle était mannequin. Et la vie de mannequin n’est pas une sinécure. J’ai lu beaucoup de souvenirs de mannequin des années 50 et toutes témoignent de la difficulté de se composer un personnage le plus parfait possible, au risque de perdre sa propre identité. Ce qui est l’une des clés du suicide de Marcelle Pichon. Car finalement, Bmore et Penny parviennent à élucider ce qui s’est passé rue Championnet. Selon moi, ils ont fait du très bon boulot. Car ce n’était pas gagné au départ.
D’ailleurs pour tenter d’expliquer ce geste terrible vous faites aussi référence à Kafka et à sa nouvelle “Un artiste de la faim”, mais aussi aux recluses, ces femmes emmurées au Moyen-Âge.
Kafka est, selon moi, une figure centrale du livre. Pas seulement à cause de sa nouvelle Un artiste de la faim. Dans son rapport à la Loi, tout indique que Marcelle avait quelque chose de kafkaïen. Et puis il y a sa nouvelle Le Terrier. Au cours de mes recherches, j’ai découvert qu’au Moyen-Âge, des femmes qui, se retrouvant sans mari et confrontées à la dureté de la vie et à la barbarie des hommes, préféraient se faire emmurer vivante dans un reclusoir, où elles vivaient de la charité. Cette pratique a perduré jusqu’au XIXe siècle. En allant s’installer dans un minuscule studio pour y mourir toute seule, Marcelle a quelque chose d’une recluse.
Permettez-moi à ce moment de notre discussion de vous interroger sur la manière dont vous avez mené l’écriture de votre livre impressionnant par son arborescence.
Un rhizome, si on pense à Deleuze.
Tout à fait. D’où ma question, comment avez-vous écrit ce livre ? Aviez-vous un plan ou avez-vous suivi le hasard de votre intuition qui vous a permis des réflexions sur de sujets de la vie, de la société, politique et d’autres que sais-je ?
C’est totalement improvisé, mais au sens où des musiciens de jazz improvisent. Improviser, cela veut dire partir d’un point et aller jusqu’au bout, pour reprendre une citation de John Coltrane. Et c’est exactement ce que je fais. Je suis parti du fait divers de Marcelle Pichon et je suis allé là où les mots me conduisaient, là où l’histoire exigeait que j’aille. Le truc quand on improvise, qu’il faut être à l’écoute de ce qu’on joue, il faut être très concentré car, rien n’étant écrit d’avance, on est responsable de chaque note que l’on joue. C’est donc sans filet. Et c’est cela qui est excitant. On a la sensation d’entrer dans le temps lui-même. Une autre image serait de dire que, sur la page, c’est le cheval qui écrit. Moi, je ne suis que le cavalier. J’essaie de rester en selle. J’essaie de ne pas en perdre une miette. Mais ce n’est pas moi qui décide, c’est le cheval. C’est lui qui a l’énergie, lui qui a la force et la vitalité, lui qui sait où il va, alors que moi, je ne le sais pas. Pour le dire autrement, je suis la conscience qui chevauche son inconscient en lui laissant la bride sur le cou. C’est pour ça que le livre, quel que soit ses tours et détours, exprime une cohérence intrinsèque. Dans l’inconscient, il n’y a pas de hasard.
Que pouvez-vous nous dire concernant la manière dont la presse de l’époque a relaté la mort de Marcel Pichon et comment arrive-t-on à construire une histoire dont on ne soucie pas de vérifier la véracité et qui devient pas la suite comme une sorte de légende ?
À la fin août 1985, lorsqu’on a découvert le cadavre de Marcelle Pichon dix mois après sa mort, ce fait divers a fait la une de tous les journaux. Je me les suis tous procuré car, bien évidemment, ils représentaient une mine d’informations. J’étais persuadé d’apprendre plein de choses sur Marcelle. Sauf que la presse, tout bord confondu, n’a retenu de la mort de Marcelle qu’un seul aspect : le fait qu’on ait découvert son corps dix mois après qu’elle se soit suicidée. En gros, tous les articles développent l’idée que Marcelle ne s’est pas suicidée, non, non, non, elle a été assassinée par l’indifférence générale, c’est la solitude dans les grandes villes qui l’a tuée. Parce que ce qui intéresse les médias dans un fait divers, c’est le fait de société. Alors que ce qui intéresse la littérature dans le fait divers, c’est le fait humain. Donc, la presse – mais la télé aussi – a fabriqué un récit qui fait de Marcelle le symbole d’un problème de société, au complet détriment de qui elle était. J’avoue que je ne m’attendais pas à un tel traitement… Ensuite, il y avait pas mal d’inexactitude dans les articles. Des choses bizarres. Par exemple, dans son journal, Marcelle Pichon écrit que « pour un bol de bouillon, une tranche de pastèque, un citron, on vendrait son âme au diable ». Or, j’aimerais comprendre pourquoi un journal aussi sérieux que Le Monde, mais pas seulement lui, a écrit que Marcelle avait écrit dans son journal « pour un bol de bouillon, une tranche de melon, une orange, on vendrait son âme au diable ». C’est quoi le problème avec la tranche de pastèque et le citron ? Qui, à un moment donné, est intervenu pour inventer ça ? Mais le pire, ce sont les photos. Mais je ne vais pas vendre la mèche. C’est un moment assez fort dans le livre donc, motus…
Un dernier mot. Pensez-vous que le journal d’agonie de Marcelle Pichon possède une vraie valeur littéraire ?
J’y ai beaucoup réfléchi et la conclusion à laquelle je suis parvenu, c’est que le journal de Marcelle est de l’ordre de l’art brut. C’est comme ça que je le vois. Marcelle ne l’a pas écrit en ayant en tête des enjeux littéraires. Elle n’en avait rien à fiche à ce moment-là. Son journal se situe en dehors de l’histoire littéraire, et de l’ordre social qui la sous-tend. Ou plutôt, il réfute la Littérature. C’est ce qui en fait la force et l’intérêt. Et c’est la raison pour laquelle il intéresse tellement l’écrivain que je suis. Car, pour ma part, je suis du côté de littérature, de facto. Et c’est depuis ce point de vue que je trouve certaines phrases du journal de Marcelle d’une poésie magnifiquement surréaliste. Par exemple, lorsqu’elle écrit, au 28e jour de son jeûne : « la langue comme un escargot ». Cette phrase, elle a tout de suite cogné à ma vitre. Sauf que si j’en perçois la poésie, je ne suis pas sûr que Marcelle en eût conscience. Pour elle, sa langue dégorgeait réellement dans sa bouche comme un escargot. Il s’agissait d’une souffrance. Cela n’avait rien de littéraire.
Après la publication du livre, vous avez eu des nouvelles de la petite-fille de Marcelle Pichon ?
Eh bien, figurez-vous que j’ai appris qu’elle avait lu mon livre… et qu’elle l’avait aimé. J’avoue que cela m’a fait plaisir. C’est la preuve que c’est bien le livre qui fait le sujet. CQFD.
Propos recueillis par Dan Burcea
Crédit photo : Pascal Ito © Flammarion
Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Éditions Flammarion, 2022, 912 pages.