Interview. Pierre Ménat : «L’Union européenne et la guerre », un livre instructif et utile pour comprendre la situation actuelle et le rôle que peut jouer l’Union européenne dans la sécurité 

 

 

Après France cherche Europe désespérément et Dix questions sur l’Europe post-covidienne, Pierre Ménat, diplomate, ancien conseiller pour les affaires européennes auprès de Jacques Chirac, ex-ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne et en Tunisie vient de publier L’Union européenne et la guerre. L’auteur analyse avec tout autant de maîtrise et de rigueur l’actualité européenne issu du conflit russo-ukrainien et tente de définir « la place pour l’Union européenne dans l’ordre international de 2023 ». Un livre instructif et utile pour comprendre la situation actuelle et le rôle que peut jouer l’Union européenne dans la sécurité » de notre continent.

Nous nous trouvons, comme vous l’affirmez dès l’Avant-propos de votre livre, devant « une situation nouvelle sur l’écosystème de l’Union européenne ». Quel est l’objet du livre que vous venez de publier et quel est le regard auquel il invite le lecteur ?

La guerre d’Ukraine née de l’invasion russe représente un électrochoc pour l’Europe et donc pour l’Union européenne. Cette « opération militaire spéciale » affecte profondément notre sécurité, notre économie, nos valeurs. Rien ne sera plus comme avant. L’Union a réagi en condamnant cette invasion, en adoptant des sanctions d’une ampleur inédite à l’encontre de la Fédération de Russie et en apportant une aide multiforme à l’Ukraine. Mais à plus long terme, ces événements conduisent à repenser les contours de l’action de l’Union, qu’il s’agisse de défense, d’élargissement ou de construction d’une souveraineté.

Devant ce bouleversement géopolitique, vous proposer deux lignes d’analyse. La première est celle « de décrire et d’analyser ce conflit » ce qui n’est pas dites-vous « l’objet principal de votre livre ». Quelles seraient les limites de cette démarche ?

Naturellement, je ne m’abstiens pas de revenir sur l’origine du conflit et sur son déroulement. Mais les limites de cette démarche sont doubles. D’abord, l’analyse des développements militaires est évolutive et leur description dans un livre est vite dépassée. Ensuite, certains auteurs sont plus qualifiés que moi pour décrire les opérations militaires sur le terrain.

La seconde est illustrée par l’affirmation qui suit de près la précédente et que vous formulez ainsi : « Notre propos est plutôt de nous interroger sur le rapport de l’Union européenne à la guerre en général, et à celle-ci en particulier. » Vous renforcez cette idée par un argument historique concernant la fondation même de l’Union européenne, celui de bannir le retour de la guerre sur notre continent. Qu’entendez-vous par cette volonté de lutter contre la guerre considérée comme « l’antithèse existentielle de la construction européenne » ?

J’entends par là qu’à l’origine de la construction européenne, il y avait la volonté d’éviter à tout prix le retour de la guerre sur notre continent. Tel était le sens de la démarche d’intégration des Pères fondateurs dans le domaine du charbon et de l’acier, puis du marché commun et enfin des politiques communes. Cette guerre que nous voulions bannir s’est encore éloignée après la chute du Mur de Berlin, malgré les conflits de l’ex-Yougoslavie, sujet sur lequel l’UE a d’ailleurs fait preuve d’une insuffisante présence. A présent la guerre nous est imposée par une puissance voisine que nous voulions considérer comme un partenaire. Le réveil est rude.

Je vous propose de choisir comme entrée en matière une question que vous posez, en la choisissant même comme titre d’un de vos chapitres, et qui, semblerait aujourd’hui caduque, compte tenu de l’évolution ultérieure des événements. Reposons-la et essayons de comprendre ô combien elle est utile et nécessaire pour comprendre l’histoire de ce conflit. « Est-ce que la guerre d’Ukraine était-elle inévitable ? » Que répondez-vous à cette question ?

J’essaye de remonter à l’origine de la guerre, c’est-à-dire aux événements de Maïdan en 2014. L’Union européenne était impliquée puisque la chute du président Ianoukovitch avait eu pour cause son refus en novembre 2013 de signer l’accord d’association UE-Ukraine. Il est possible qu’une concertation en amont des responsables de l’UE avec la Russie ait contribué à faciliter les choses. Ensuite, après le déclenchement du conflit du Donbass, le format Normandie a été créé mais l’implication de nos dirigeants n’a pas été suffisante pour obtenir le respect, tant par l’Ukraine que par les séparatistes pro-russes, des accords de Minsk. Toutefois, personne ne peut affirmer que la guerre d’Ukraine de 2022 était inévitable. Et s’il est légitime de se pencher sur les origines du conflit, personne ne doit oublier que le déclenchement de la guerre fut le fait de la Russie, qui en envahissant l’Ukraine a violé le droit international.

Dans ce contexte, quelle est la position de l’Union européenne ? Dans quelle mesure est-elle impliquée dans ce conflit et quelles sont ses missions ? Peut-on espérer une cohésion d’attitudes de la part des États membres ?

L’Union européenne a clairement pris partie et elle a eu raison. Je vous l’ai dit tout à l’heure, l’UE a condamné l’invasion russe, adopté un régime de sanctions d’une très grande ampleur. Elle a décidé de ne plus dépendre de la Russie pour son approvisionnement énergétique et a obtenu des résultats rapides à cet égard. L’UE a apporté une aide évaluée à plus de 50 milliards d’euros à l’Ukraine. Aide économique, accueil de réfugiés mais aussi, ce qui est plus nouveau, aide militaire via notamment la facilité européenne pour la paix. Pour le moment l’unité de l’UE a préservée mais deux nuances doivent être apportées. D’une part, cette unité recouvre une gamme étendue de positions, par exemple entre celles des Baltes et de la Pologne d’une part, de la Hongrie de l’autre. D’autre part, l’UE, tout en soutenant l’Ukraine, devrait davantage s’investir dans la recherche de solutions qui, le moment venu, seraient de nature à mettre fin au conflit, même si c’est très difficile.

Vous élargissez l’angle de votre analyse en posant une autre question, elle aussi d’une accrue actualité. Cela concerna la place de l’Union européenne dans l’ordre international de 2023. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Oui, un nouvel ordre international s’ébauche en 2023. Des blocs se reforment avec d’un côté l’Occident « collectif » pour reprendre l’expression qu’utilise la Russie, de l’autre des régimes autoritaires (Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Syrie). Et un troisième groupe de pays qui comprend beaucoup de pays africains, le Brésil, l’inde et bien des pays d’Asie, qui sans s’aligner automatiquement sur la Russie, contestent l’ordre américain. Par ses valeurs démocratiques, l’Union européenne appartient naturellement au premier groupe. Mais elle doit conserver son identité et jouer un rôle original. Pour cela, elle doit mieux valoriser son statut de première zone de prospérité économique, faire ressortir sa contribution élevée au défi écologique, retrouver son rayonnement scientifique et intellectuel et enfin de doter d’instruments de puissance plus robustes. Je fais des propositions sur ces sujets.

On a parlé longuement de la politique des sanctions. Selon vous, est-ce que ces mesures sont-elles efficaces ?

Le problème des sanctions est qu’elles ne résultent pas d’une résolution du Conseil de Sécurité de l’ONU. Seuls 34 Etats sur les quelque 195 que compte la communauté internationale les ont adoptées. Ce seul chiffre souligne les possibilités de contournement. Bien sûr les sanctions ont eu une certaine efficacité en réduisant la capacité de la Russie à approvisionner ses capacités militaires. Mais l’économie russe ne s’est pas effondrée. La récession en Russie n’a été que de 2,3 % en 2022 et une timide croissance de 0,3 % est prévue en 2023. Moscou a réussi à diversifier son approvisionnement énergétique et s’est préparée depuis les sanctions de 2014 à développer sa production agricole.

En face de ses mesures, l’Europe est confrontée à la crise de l’énergie et du climat. Que peut ou doit faire l’Europe face à cette situation ?

L’Union européenne s’est trouvée dans une situation contradictoire. À juste titre, elle a poursuivi son ambitieux « green deal » qui comporte notamment l’objectif de réduction de 55% des émissions de carbone d’ici 2030. C’est pourquoi cette réforme est appelée « fit for 55 ». Une grande partie de ce paquet a été transformé en 2022-2023 en textes législatifs, notamment en ce qui concerne la réforme et l’extension du marché des quotas carbone. Mais naturellement ces réformes ont pour effet de renchérir le prix de l’énergie carbonée, déjà poussée vers le haut par l’abandon de la dépendance à l’égard des hydrocarbures russes. Deux mesures sont encore en chantier : la réforme du marché de l’électricité pour rendre le prix de celle-ci moins dépendante de celui du gaz ; et la revalorisation de la place de l’énergie nucléaire, qui se heurte à de nombreuses réticences.

Et devant la crise migratoire ?

Les mouvements migratoires sont l’un des volets d’une guerre hybride. On l’a vu en octobre 2021 avec la crise provoquée par la Biélorussie qui a organisé la venue de migrants et les a poussés aux frontières de l’UE. Dans ce domaine aussi l’Union doit renforcer ses politiques en réformant plus radicalement le régime de Dublin et en adoptant une attitude plus ferme en ce qui concerne l’acceptation par les pays tiers du retour de leurs ressortissants en situation irrégulière.

Vous dédiez de précieuses pages aux questions concernant la différence entre l’Europe de la défense et la défense européenne.  Le sujet intéresse au plus haut point, surtout lorsqu’il est lié à son rapport vis-à-vis de l’OTAN. Pouvez-vous nous expliquer l’ensemble des aspects liés à ces structures et aux rapports qui existent entre elles ?

Je vais essayer de résumer car le chapitre 6 de mon livre décrit le problème en détail. Vous avez raison, il faut être attentif à la terminologie. On désigne par Europe de la défense l’ensemble des actions menées depuis 1998 par l’Union pour disposer d’une capacité de gestion des crises en pays tiers à l’extérieur de l’Union. Ces efforts, selon le traité de Lisbonne prennent la forme de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Celle-ci comporte trois volets ; militaire, institutionnel et industriel. En 2016, après le Brexit et l’élection de Trump, cette politique a été renforcée notamment par le fonds européen de défense et la coopération structurée (PESCO). Après le déclenchement de la guerre en 2022, de nouvelles mesures ont été adoptées, notamment la boussole stratégique. Mais cette politique est limitée car elle doit respecter les missions dites de Petersberg décrites à l’article 43 du traité sur l’Union européenne : maintien ou rétablissement de la paix, action humanitaire, conseil et assistance militaire. Ces objectifs se distinguent de ce que serait une défense européenne à proprement parler, qui consisterait pour l’UE à assumer la défense collective du continent. Un article du traité le prévoit ; l’article 42 alinéa 7 du TUE contient une clause de solidarité collective en cas d’agression. Mais la guerre d’Ukraine a conduit dans les faits à renforcer le rôle de l’OTAN dans ce domaine. Pour autant, peut-on et doit-on travailler à l’édification d’une défense européenne, au sein de l’OTAN ou parallèlement à celle-ci. Je le pense, car l’Europe ne pourra pas éternellement compter sur les Etats-Unis. Evidemment, c ’est une œuvre de longue haleine mais vous trouverez dans mon livre des propositions qui s’inspirent de la démarche suivie lors de la création de l’euro, c’est-à-dire commencer avec un petit nombre de pays. Encore faut-il que ces derniers aient la volonté politique de parvenir à cette fameuse « autonomie stratégique ».

Vous décrivez en conclusion « un monde marqué par l’affrontement, idéologique, économique et militaire ». Quel sera, selon vous, l’avenir de notre Vieux Continent, en prenant un chemin à la fois optimiste et pessimiste ?

Le chemin optimiste consiste à considérer que notre continent et en son sein l’Union européenne ont un rôle à jouer et que l’UE peut y parvenir en valorisant ses atouts de puissance, sans naturellement renier son appartenance à la communauté des valeurs démocratiques. Une vision pessimiste tendrait à penser qu’au sein du bloc occidental, l’UE serait condamnée à s’aligner sur les Etats-Unis, qui demeurent aujourd’hui la première puissance mondiale. De toute manière, le chemin est long.

Propos recueillis par Dan Burcea

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre, Edition L’Harmattan, février 2023, 146 pages.

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