Bouleversant, sobre et, en même temps, d’une remarquable discrétion, traversé par «la politesse du désespoir», comme l’appelle Marc Riglet dans sa chronique de L’Express, le livre de Guillaume de Fonclare, Dans ma peau, fait partie de ces lectures qui restent dans la mémoire par leur humanité et leur capacité de transposer à travers l’écriture l’un des thèmes les plus intimes de l’existence, celui de la capacité de surmonter et d’assumer jusqu’au bout la souffrance physique et morale qui peut toucher à un moment donné le destin d’un être humain.
De la douleur, l’auteur peut, malheureusement, nous en parler d’une voix autorisée, lui qui souffre d’une maladie génétique contre laquelle il mène un combat incessant «pour marcher, pour parler, pour écrire», avec une ténacité quotidienne, et qui se transforme en une douloureuse et inhospitalière cohabitation. On pense ici au célèbre vers baudelairien tiré du Recueillement: «Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille». En même temps, Guillaume de Fonclare est également préoccupé par une autre question, tout aussi douloureuse, qui procède, cette fois, de sa vie professionnelle et intellectuelle, lui qui a longtemps été directeur du Mémorial de Péronne, dans la Somme, dédié à la Première Guerre mondiale, un lieu de mémoire des plus terribles combats qui ont fait des centaines de milliers de morts.
Ces deux souffrances, l’une personnelle, l’autre historique, constituent les deux piliers de la construction narrative du livre, tout en précisant que l’auteur ne se propose en aucun cas d’en faire une somme cumulative ou un parallèle symétrique. Ces peines, qu’il s’agisse de la sienne, en premier lieu, ou de celle des soldats, symbolisée par les dépouilles des victimes renfermées dans le périmètre du mémorial s’entrelacent sans se confondre au fil d’une histoire vécue à un siècle de distance. D’une certaine manière, ces différents vécus traumatiques se soutiennent réciproquement, se mettant en perspective et permettant à celui qui souffre de s’allier à une mémoire qui renferme, finalement, l’expérience de milliers de vies réunies à l’intérieur de ces pages remarquables qui ont le mérite de repositionner l’être humain dans la lumière d’une dignité unique, celle d’assumer les blessures de l’Histoire.
Avant tout, cette dignité se traduit chez Guillaume de Fonclare par le refus de toute forme d’héroïsme, qui risquerait de contaminer son quotidien et de créer l’illusion d’une similitude artificielle, abusive, malvenue entre ses souffrances et celles des victimes de la guerre : «Je livre un vain combat, de mon sacrifice ne sortira aucune victoire; du rempart de mon corps, je ne protège ni ma famille, ni mes proches; je ne défends aucun idéal. Je souffre, c’est tout». Cela n’exclut pas la possibilité de trouver de par son vécu un sens de camaraderie avec ces âmes en peine «meurtries aux souffrances invisibles» que furent les soldats de la Grande Guerre. On sent en lui cette complicité permanente, consolatrice, fraternelle, conduisant à une réciprocité secrète dans laquelle l’auteur prend le soin de s’octroyer la place la plus modeste, rappelant toujours que «dans l’expression de ma douleur, j’ai le sentiment qu’il me faut respecter une certaine forme de dignité, de retenue».
Cette proximité avec l’ombre de la Grande Guerre qui, entre 1914-1918, a fait 10 millions de morts, guerre qui aujourd’hui nous paraît d’un autre temps, avec ses milliers de croix qui bordent le Mémorial de Péronne dont Guillaume de Fonclare était le directeur, est d’une importance capitale dans l’histoire de l’humanité. Elle réveille dans l’auteur un besoin lié à un «devoir d’Histoire», d’éduquer, de faire comprendre aux autres jusqu’où peut aller l’absurdité de la violence meurtrière. Le texte est souvent parsemé d’interrogations qui laissent transparaître, au plus profond de cette absurdité, une quête persistante de sens qui, avec les années, semble s’être éloignée des préoccupations des générations plus jeunes. Il rappelle ainsi le terrible dilemme que les jeunes soldats étaient alors contraints de se poser, avant de quitter leurs tranchées et repartir à l’attaque, et qui devient ici un questionnaire de vérité, adressé à notre propre vaillance: «Sur ces milliers de projectiles qui se ruent vers vous, combien seront-ils à vous toucher? Et qu’avez-vous à offrir? Un bras? Le torse? Une jambe? La mandibule? Et comment fait-on pour recommencer une deuxième fois?».
Ces questions restent sans réponse. Elles dépassent les limites du langage et des mots. Elles demeurent hier comme aujourd’hui des mystères indicibles qui renvoient simplement à un vécu tragique, celui de nos (arrière-)grands-parents, ces acteurs forcés malgré eux à jouer les rôles de bourreaux et victimes d’un théâtre infernal. La mesure et le respect dont l’auteur fait preuve en relation à ces expériences humaines le poussent à refuser le titre grandiloquent de «témoin de l’Histoire», préférant l’image explicite de ses soldats pris sous le choc post-traumatique et que les images d’époque nous montrent avec «une démarche tremblante, aux gestes saccadés».
C’est ainsi que se dégage un regard lucide, sans effusion, mais d’autant plus profond sur son état personnel d’homme en peine, corps et âme, vivant parmi les siens et se reconstruisant ainsi une nouvelle identité, tracée notamment à travers l’expression sémiotique de sa propre souffrance : «Je suis parfaitement conscient que la maladie, c’est aussi cela ; être malade procède d’un ensemble de signes et de symptômes autant physiques que psychiques. Je ne suis le tenant ni de l’un ni de l’autre ; les deux vont de paire, c’est indéniable. Être, c’est essentiellement être en représentation devant les autres et devant soi-même ; être malade n’échappe pas à cette règle. Si je lève la tête, je proclame mon courage ; si je la baisse, j’avoue mon découragement. Les sourcils froncés indiquent que j’ai mal ; les yeux cernés, que j’ai très mal».
Loin d’être une radiographie clinique ou, plus grave encore, une auto complainte édulcorée, Dans ma peau se construit autour d’un axe facilement identifiable qui traverse, sans les séparer, mais en les éclairant mutuellement, deux expériences traumatiques qui ne méritent ni l’une ni l’autre la dissolution dans l’oubli. Pour dépasser l’aliénation causée par la souffrance vécue comme inutile et absurde, l’auteur semble avoir cherché à trouver des sources de lumière unificatrices, des phares capables de donner un trait d’humanité à ce livre bouleversant, des corolaires aptes à traverser les aspects tragiques à la fois de son histoire, et de l’histoire humaine: un de ces phares est la mémoire, l’autre c’est l’écriture.
Conscient des limites de la rationalisation de l’histoire et du destin individuel, il puise du sens par la contemplation à l’intérieur de lui-même. Il refait ainsi une nouvelle fois le chemin de se dire et, en même temps, de devenir lui-même. Pour cette raison, son message dépasse également les frontières de la confidence autobiographique pour s’ouvrir sur une portée anthropologique. Guillaume de Fonclare cherche ainsi à toucher ses lecteurs en parlant de la manière dont il s’est retrouvé humainement et socialement, de la manière dont il est (re)devenu «un homme, pleinement un homme». Il précise encore à quel point, au-delà de son propre vécu, c’est également l’Histoire qui a guidé ses pas et permis cette renaissance: «C’est le musée qui m’a sauvé, sauvé de la dépression, du désespoir, c’est le musée qui a allumé en moi cette petite flamme que, désormais, j’aurais tout le temps de faire grandir. Au travers de la souffrance de cette multitude, c’est ma souffrance que j’ai appris à respecter et à accepter. Il n’y a pas de leçon de morale dans ce constat ; je n’ai pas fait taire mes douleurs parce que j’en ai rencontré de plus grandes. Non, ma douleur est là, elle n’a pas faibli ; il n’y a pas de souffrance plus grande que d’autres. Le musée m’a appris la décence, le courage, l’humilité, le pardon, et l’espoir. C’est ici que j’ai construit ce qui me fera demain, c’est ici que j’ai appris à être un homme, pleinement un homme et seulement un homme».
Toute tentative de donner à ce livre un sens moralisateur conduirait à aller à l’encontre du sens accordé par l’auteur à cette expérience de vie partagée avec pudeur. Plus grave encore, elle serait un détournement du message plein d’humanité qui le traverse.
En signe de dilection, il serait plutôt suffisant de le garder en mémoire comme un témoignage bouleversant, d’autant plus qu’au delà du solipsisme il laisse gracieusement la place centrale à d’autres témoignages tout aussi porteurs de sens et émouvants. À ce titre, on pourrait lui donner tout simplement le nom de «livre à mettre dans la poche côté cœur».
Dan Burcea ()
Guillaume de Fonclare, Dans ma peau, Editions Stock, 2010, 120 p.
Guillaume de Fonclare, Dans ma peau, Le Livre de poche, 2011, 96 p.
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