Interview. Yu Zhou, «La baguette et la fourchette» : Les tribulations d’un gastronome chinois en France

Ces derniers temps où mondialisation rime dans beaucoup de domaines, y compris dans celui de l’art de la cuisine, avec uniformisation, voici un livre qui met en avant la diversité comme richesse culturelle, en faisant appel à la gastronomie comme une des clefs les plus aptes à juger de la culture et de l’identité de l’autre. Parler de la tradition culinaire chinoise et la mettre en miroir avec la gastronomie française, c’est le pari ambitieux du livre La baguette et la fourchette, Les tribulations d’un gastronome chinois en France, de Yu Zhou. Originaire de Shanghaï et titulaire d’une maîtrise de littérature française et d’un DESS de gestion, Yu Zhou a enseigné le chinois à Paris et est aujourd’hui auteur et conférencier. Dès son arrivée en France, en 1999, il a été interpellé par les habitudes culinaires françaises: de cet étonnement est né ce récit écrit aux saveurs d’une passionnante aventure dans le monde de la gastronomie.

Dès sa parution, votre livre a été remarqué par la critique et rapidement adopté par les passionnés de la gastronomie. Déjà, par son sous-titre, il promettait une aventure passionnante, la vôtre, construite comme une heureuse synthèse autour de ce moment zéro qui fut votre arrivée en France. Comment est-il né ce récit que vous décrivez avec une superbe formule comme étant «le témoignage de cinq années de passion pour mes deux pays ou mes deux vies»?

Ce récit s’est souvent inspiré des conversations à table avec mes amis français, ou des anecdotes de ma vie quotidienne en France. Comme, par exemple, un jour je préparais pour un ami français une tasse de «Puits du dragon» extra, un thé délicat et précieux, mon ami réclamait du lait et du sucre pour son thé. Une association aberrante pour un Chinois. Car il faut savoir qu’en Chine, même le meilleur thé au jasmin n’est pas considéré comme un grand cru. Parce que le parfum du jasmin perturbe celui du thé. Mais d’autre part, certains consommateurs chinois n’hésitent (ou n’hésitaient) pas à ajouter du soda dans leur vin, parce qu’ils jugent que le vin n’est pas assez sucré. Ils mélangent donc le Sprite avec le vin. Et, parfois, il s’agit des bouteilles de vin français très cher. Chaque fois je raconte cela à mes amis français, tout le monde crie au scandale. Le paradoxe de cette anecdote m’a donné ainsi l’idée d’écrire un livre sur les différences culturelles entre la France et la Chine à travers l’art culinaire. Je pense que la cuisine est sans doute l’un des meilleurs moyens pour connaître la culture de l’autre. Comme le dit l’écrivain français Brillat-Savarin, l’auteur du livre Physiologie du goût, «dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es». Je suis né à Shanghaï et vis en France depuis plus de 14 ans. J’aimerais insister sur le fait que c’est grâce à la France et aux personnes que j’ai rencontrées ici que j’ai pu prendre du recul et avoir une autre vision sur la Chine et sur ma propre culture. Ce livre en est le fruit : «le témoignage de cinq années de passion pour mes deux pays ou mes deux vies».

On comprend que le contact avec la gastronomie française a été non seulement le déclic mais aussi la valeur ajoutée qui vous a aidé à revisiter la longue histoire de la tradition culinaire chinoise.

Le professeur Zhang Qijun a qualifié la culture occidentale comme étant une culture de la chair et la chinoise comme une culture de la table. En Chine, si la culture de la chair est devenue un tabou depuis longtemps, la gastronomie a été aussi, pendant presque trente ans au siècle dernier, synonyme de «bourgeois et décadent», et donc peu accessible au peuple, comme le décrit LU Wenfu dans son roman Vie et passion d’un gastronome chinois. C’est donc en France que j’ai pu avoir une idée précise de ce qu’est la haute gastronomie. C’est aussi en France que j’ai pu redécouvrir l’art culinaire chinois, vieux de plus de trois mille ans, notamment à travers la littérature.

Loin de vouloir écrire un livre de recettes, vous vous dirigez plutôt vers une démarche culturelle, dont la première vocation serait celle de mettre en lumière des éléments révélateurs de la mentalité de chaque peuple.

Ce que j’ai décrit dans le livre ne relève que des détails de notre vie quotidienne, mais ces éléments sont sans doute les plus révélateurs de la mentalité d’un peuple, comme par exemple les différentes manières de manger des Français et des Chinois décrites dans le chapitre «À table» du livre. Dans un repas français, les plats sont d’une manière générale partagés et distribués par une tierce personne, qui fait le service. Mais dans le cas chinois, les plats sont d’abord placés au centre de la table et ensuite partagés. En conséquence, dans un repas chinois, chacun doit, du début jusqu’à la fin, prendre en considération les autres convives et contrôler son désir, contrairement à la pratique française de partager la nourriture en début du repas. On peut sans doute résumer cette politesse chinoise à table en une formule : donner la priorité aux autres et leur laisser les meilleurs morceaux pendant tout le repas. En un mot, c’est plus une sorte d’altruisme manifesté dans un repas familial chinois que l’égalitarisme qu’on observe dans un repas familial français, ou l’individualisme qui prévaut à l’occasion d’un buffet ou d’un repas au restaurant français…

Structuré par chapitres thématiques très divers, votre ouvrage regorge de détails intéressants qui incitent les lecteurs à explorer ses recoins. J’aime imaginer votre livre comme un garde-manger secret. Permettez-moi, donc, d’entrouvrir quelques tiroirs cachés, en vous demandant de nous éclairer sur leur contenu et leur signification. Comme, par exemple, celui du riz.

Le riz est l’une des sources principales de glucides chez les Chinois, comme le pain chez les Européens. Mais on trouve plusieurs différences entre les deux, surtout concernant la manière de les manger. Par exemple, j’étais très étonné de constater que mes amis français ajoutaient souvent de la sauce du plat au riz nature quand je mangeais avec eux dans des restaurants chinois à Paris, car en Chine seuls les enfants ont le droit de faire cela. D’ailleurs, le riz cantonais qu’on propose dans les restaurants chinois en France, est en général une sorte d’en-cas pour les Chinois comme le sandwich ou le hamburger pour les Français. Il s’agit, en effet, de la fadeur ou de la sans-saveur dans la cuisine chinoise. On apprécie les différentes saveurs, mais aussi la fadeur. L’origine de la valorisation de la fadeur par les Chinois se trouve dans l’œuvre du philosophe Lao-Tseu (Ve siècle av. J.-C.): «savourer ce qui est sans saveur», «le Tao (principe fondamental) est fade et sans saveur, il ne peut être ni perçu ni entendu, mais il est inépuisable». L’absence de saveur n’est pas toujours considérée comme un défaut, mais parfois une qualité, comme le riz nature ou le tofu. C’est peut-être même la saveur suprême, la base des toutes les saveurs, comme le silence à la musique ou l’espace (le vide) à l’architecture. Car c’est le second qui permet la naissance du premier et non pas l’inverse, comme le dit Lao-Tseu, «Tous les êtres sont issus de l’Être, et l’Être est issu du Non- Être».

Un autre aspect essentiel dans l’art culinaire est la fraîcheur des produits. Le poisson est, peut-être, un des plus exigeant de ce point de vue. Si l’idée autour de cette valeur est la même dans les deux cultures, y a-t-il des différences quant à leur mise en valeur?

En chinois classique, les trois mots poisson vivant, frais et savoureux partagent le même caractère: xian. D’un certain point de vue, on peut dire que les notions de fraîcheur et de saveur de l’aliment chez les Chinois proviendraient d’abord des poissons vivants. La recherche de fraîcheur dans l’aliment, notamment le poisson, est une obsession non seulement pour les gastronomes chinois, mais aussi pour la population. Ainsi dans la région du Fleuve Jaune au nord de la Chine, on trouve une spécialité la «carpe du Fleuve Jaune». La particularité de ce mets est que lorsque le cuisinier fait frire le poisson, la tête est épargnée. Quand ce plat est présenté à table, on voit que la bouche de la pauvre carpe bouge encore. La fraîcheur du poisson est ainsi garantie pour les clients. Aujourd’hui, malgré l’apparition de multiples techniques de conservation, les Chinois achètent ou commandent encore très souvent des poissons vivants dans les supermarchés ou les restaurants. Il est également intéressant de comparer le rayon des boîtes de conserve dans un supermarché Carrefour en Chine et en France: le premier est beaucoup plus petit, tant en variété que quantité.

Que dire des légumes de saison et de leur présence autant sur la table du pauvre que sur celle des rois?

En Chine ancienne, les bandits des zones montagneuses reculées prenaient souvent des groupes de voyageurs en otage. Ils libéraient l’un des otages afin qu’il prévienne les familles des autres prisonniers pour payer les rançons. Le montant de la rançon dépendait de la situation financière de la famille. Plus la famille était riche, plus le montant était élevé. Mais comme certains riches voyageurs se déguisaient en pauvres pour rester discrets, on disait que ces malfaiteurs avaient une astuce pour les repérer sans faire une enquête sur place. Pendant les repas, les bandits donnaient aux otages des légumes de saison et de la viande. Si un otage commençait d’abord à manger de la viande et non des légumes, il était probablement issu d’une famille pauvre, puisque la viande était chère et qu’il avait rarement l’occasion d’en goûter. Si, au contraire, une personne commençait par des légumes, elle venait sans doute d’une famille aisée. Car la viande, n’ayant pas de saisons, se consommait tout au long de l’année chez les riches, alors que les légumes de saison n’étaient au marché qu’une fois par an et pendant une courte période, ce qui expliquait leur préférence pour les légumes de saison à la viande. C’était juste un petit détail de la manière de manger, mais qui révélait la catégorie sociale des otages. Mais les empereurs de Chine n’avaient peut-être pas la même chance. Car les légumes de saison, selon certains historiens, figuraient rarement dans les menus impériaux pour une raison surprenante: les cuisiniers craignaient que l’empereur ne prenne goût à ces légumes et en désire en plein d’hiver. S’ils étaient incapables de satisfaire les caprices du souverain, leurs pauvres têtes risquaient de tomber. C’était donc une omission volontaire de la part des cuisiniers. La « censure » pouvait ainsi venir du bas vers le haut dès qu’on détenait le moindre pouvoir, selon un phénomène administratif bien connu encore aujourd’hui.

Vous parlez à un moment donné du «plat français le plus chinois». Pourriez-vous nous le faire découvrir?

Ma découverte de la cuisine française a débuté à la cantine de l’Université de Nantes, pendant ma première année d’études en France. Ce qui m’a le plus marqué dans la cuisine française à cette époque, ce n’était ni son goût, ni ses ingrédients, mais plutôt la manière de cuisiner la viande et les légumes: ils étaient en général d’abord préparés séparément, puis présentés dans la même assiette, l’un à côté de l’autre. Dans la cuisine chinoise familiale, c’est souvent le contraire. Si vous allez chez un traiteur chinois à Paris, vous pouvez constater que la plupart des plats proposés sont préparés à partir de plusieurs ingrédients (légumes, viandes ou poissons etc.) de couleurs, de textures et de saveurs différentes coupés d’avance en petit morceaux, et ensuite mélangé avec des assaisonnements de goûts différents, comme l’aigre-doux. (Le fait de couper les ingrédients en petits morceaux permet aussi d’une cuisson rapide et d’économies d’énergie.) Cette manière de cuisiner est l’une des principales caractéristiques de la cuisine chinoise. Les Chinois savent apprécier bien sûr, comme les Français, la saveur subtile et unique de certains aliments. Mais ils ont généralement une préférence pour les saveurs composées. Prenez l’exemple d’un plat sauté très populaire en Chine, composé de trois ingrédients : poivre vert, pomme de terre et émincé de porc (c’est aussi le nom de ce plat). Si les Chinois considèrent que ce plat est meilleur que chacun des trois ingrédients sautés isolément, c’est parce que ce mélange crée une nouvelle saveur qui est beaucoup plus riche. De ce point de vue, pourrait-on considérer le cassoulet comme le plat français le plus chinois ? Le cassoulet est en effet un mélange d’ingrédients très variés (haricots blancs, confit d’oie, lard, saucisse, agneau et quelquefois légumes tels que tomates, céleri ou carottes) et présentent une grande harmonie après avoir mijotés longuement, devenant presque fondant en bouche. Outre le cassoulet, le bœuf bourguignon incarne aussi parfaitement cet esprit de mélange de la cuisine chinoise.

Une autre vocation de votre livre est celle d’aider le lecteur occidental à découvrir l’extraordinaire complexité culturelle qui lie la tradition culinaire chinoise à d’autres domaines de la vie de tous les jours (l’art de manger, le repas familial, les repas de fête, etc.) et même à d’autres domaines culturels (la poésie, la traduction, les métaphores du corps féminin, etc.). Dans combien de partitions pourrait-on décliner cette complicité culinaire, pratique et poétique?

Ce serait très difficile de le dire. Je voudrais citer seulement un exemple dans le livre «Les métaphores du corps féminin»: L’écrivain français Jules Renard (1864 – 1910) a dit avec un peu d’ironie que «Les descriptions de femmes ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux émeraude, des dents perles, des lèvres de corail…», les descriptions chinoises ressemblent plutôt au stand d’un marchand des quatre saisons ! À tel point que l’on peut presque les comparer avec les portraits anthropomorphes du peintre italien Arcimboldo ( XVI e siècle) qui sont composés à partir de fruits, de légumes et d’animaux. Voici quelques exemples:

• Joue de fleur de pêche

• Yeux d’abricot

• Nid d’alcool (= fossettes)

• Petite bouche de cerise

• Dents de pépins de la courge

• Doigts blancs comme la tige de ciboule épluchée

• Bras ou jambe de racine de lotus

• Peau (blanche et douce) comme de la graisse figée

• Poitrine de beurre

• Pied de pousse de bambou de jade

Comment expliquez-vous que la cuisine chinoise a mauvaise presse de en Occident. Dans votre livre vous insistez sur la différence entre la vraie cuisine chinoise et celle que l’on déguste dans le plus grand nombre de restaurants dits chinois. Votre livre est un précieux guide pour les bonnes adresses de véritable cuisine chinoise. Comment les reconnaître, comment les choisir?

En Chine, la cuisine est considérée comme l’un des symboles forts de sa culture, au même titre que la grande muraille de Chine, la Cité interdite ou les quatre grandes inventions. Quand je suis arrivé en France, l’une des premières choses qui m’a frappé, c’est le nombre de restaurants chinois en France. À vrai dire, j’en étais fier. Car la France est un grand pays gastronomique, s’il y a tant de restaurants chinois en France, cela prouve que la cuisine chinoise a conquis les Français, au moins qu’elle a trouvé sa place dans la société française. Mais petit à petit, j’ai découvert que la réalité n’était pas toujours comme ce que l’on imaginait. J’ai eu le premier choc lors d’une émission télévisée sur la cuisine, il y a quelques années, à laquelle participait Fung Chin Chen, le premier chef étoilé d’origine chinoise. Un invité français a alors qualifié les restaurants chinois de «pas chers, mais de qualité médiocre». C’était la première fois que j’entendais un commentaire aussi négatif sur la cuisine chinoise. Imaginez la réaction d’un Français si un touriste chinois lui disait que Versailles était trop petit et qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. La seule consolation pour moi, c’est que tous les invités de l’émission étaient d’accord que la vraie cuisine chinoise en Chine n’a rien à voir avec ce qu’on connaît dans de nombreux restaurants chinois en France.

Aujourd’hui la situation évolue. Quelques restaurants chinois à Paris proposent des nouilles faites à la main sur place, des recettes de cuisines régionales ou encore le «label qualité Asie». Il y a aussi quelques grands groupes hôteliers qui se sont installé en France.

Mais si on souhaite connaître la vraie cuisine chinoise, il faut aller en Chine.

Sans doute, votre passion pour l’art culinaire n’est pas prête à s’éteindre. Je me permets donc de vous poser la question si actuellement vous travaillez à un autre projet littéraire.

Si mon livre permettait au lecteur français de mieux connaître l’art culinaire chinois ou la culture chinoise, j’aimerais aussi faire connaitre l’extraordinaire gastronomie française au public chinois. Car la plupart des Chinois n’ont pas l’occasion de manger dans un véritable restaurant français, y compris beaucoup de touristes chinois à Paris. C’est pour cette raison que je prépare actuellement un guide culturel sur la gastronomie française destiné aux touristes chinois et je donnerai des conférences sur la gastronomie française à la demande des Alliances françaises de Xi’an, Wuhan et Nankin au printemps 2014.

À part la gastronomie, je suis aussi passionné par la photographie, la poésie et la calligraphie chinoises. J’ai exposé mes œuvres photographiques «Peau d’Âme» dans lesquelles j’ai essayé de mêler poèmes et calligraphie au corps humain, sujet majeur dans l’art occidental.

Propos recueillis par Dan Burcea (14/02/2014)

Yu Zhou, La baguette et la fourchette, Les tribulations d’un gastronome chinois en France, Éditions Fayard, 2012, 192 pages.

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