Interview. Amélie Nothomb : «La littérature est la seule pratique qui, face à la question du mal, ne choisisse pas l’altérité»

 

 

Avec « Frappe-toi le cœur », Amélie Nothomb marque ses 25 ans de carrière qui symbolise aussi ses noces d’argent avec son public. Personnalité incontournable de chaque rentrée littéraire, auteur prolifique, elle est plus que jamais fidèle à son univers romanesque et tout aussi exigeante avec son écriture qui manie avec autant d’aisance « la vivacité, la singularité, la précision, son humour, son talent de dialoguiste » pour reprendre ici la formule du linguiste Michel David.

La rythmicité annuelle de parution de ses livres ne semble ni perturber sa vision ni épuiser le filon de son inspiration. Adulée, attendue, scrutée par les média, elle fait naviguer son navire avec une imperturbable sérénité, osant parler d’elle, de ses joies et de ses peines, et plus souvent les transfigurant dans le corpus de son œuvre aux couleurs de comédie humaine. On oublie souvent que derrière la magie des virtuoses il y a un immense travail et sans doute beaucoup de don de soi.

Amélie Nothomb dresse dans un passionnant dialogue une rétrospective de ces 25 ans de présence dans le paysage littéraire francophone et nous aide à mieux comprendre sa conception sur la littérature.

Comment vous sentez-vous à l’aune d’un quart de siècle de carrière littéraire ? D’ailleurs, peut-on utilisez ce mot de carrière dans votre cas ?

C’est beaucoup plus qu’une carrière, moi, j’appelle ça une colossale histoire d’amour que je vis depuis en effet la moitié de ma vie maintenant avec mes lecteurs. Eh bien, je suis exactement dans la situation de quelqu’un qui vit une histoire d’amour grandissante depuis vingt-cinq ans. C’est tellement sublime cette histoire que j’ai peur. Tout le monde a envie de vivre une histoire d’amour sublime qui dure vingt-cinq ans et quand on se trouve dans cette situation on est comblé et à la fois on a peur parce qu’on se demande comment on va pouvoir continuer de vivre une si belle histoire.

Pourrait-on dire que vous liez ce vertige, cette peur aussi, au succès qui récompense une carrière comme la vôtre ?

Cela en fait certainement partie, mais je pense que c’est plus profond que ça. Ce succès, bien-sûr c’est très agréable d’avoir du succès et ce succès je le traduis immédiatement en amour et quand je vais dans des dédicaces, quand je rencontre de mes lecteurs je sens vraiment leur amour. Le mot peut paraître fort, je vous assure qu’il n’est pas trop fort. Ce qui se passe entre mes lecteurs et moi est une forme d’amour et c’est terriblement grisant et en même temps ça donne un très fort sentiment de danger parce que l’amour est un sentiment dangereux, c’est un sentiment exigeant, l’amour est un don, mais l’amour est aussi une attente. Je me doute que, bien-sûr, il s’agit de recevoir un très grand cadeau et je le reçois de tout mon cœur, mais il s’agit aussi d’être à la hauteur d’une si grande attente, et ça c’est une très grande angoisse.

Reste-t-il de la place dans ce que vous dites et surtout dans votre travail d’écrivain pour la notion de liberté ?

Oui, vraiment, je me sens totalement libre, le problème n’est pas là. Je peux vraiment écrire ce que je veux sur les sujets que je veux, je me sens totalement libre et cette liberté est un luxe extraordinaire mais aussi un danger extraordinaire. Cette liberté est à la mesure de la prise de risques que représente pour moi tout nouveau manuscrit, toute nouvelle publication.

Comment écrivez-vous ? J’entends par là cette évolution à partir de l’éclosion du sujet et jusqu’à sa mise en écriture.

 C’est très mystérieux, il y a bien-sûr toutes les années que j’ai vécues et tous les livres que j’ai lus qui font que certaines thématiques en moi s’enrichissent et certains héros deviennent plus féconds, mais il y a toujours le moment miraculeux où je tombe enceinte d’un manuscrit et ça c’est toujours un miracle, ce n’est jamais intentionnel. Ça se fait toujours malgré moi et je constate que ce qui me met enceinte d’un manuscrit, ce sont toujours les toutes petites choses, des petites phrases sans grande importance entendues dans le bus, un petit détail vu quelque part. Ce sont de petites choses qui me rendent enceinte, mais évidemment quand je suis enceinte, je me rends compte que ce sont de grandes choses que je porte en moi depuis toujours et qui attendaient seulement une étincelle pour prendre feu et se révéler à moi.

C’est très mystique ce que vous dites.

Oui, c’est complétement mystique.

Les grands mystiques affirment qu’il faut toujours pencher l’oreille au message de l’ange qui se tient prêt et totalement disponible.

C’est tout-à-fait ça. Ce qui est certain c’est que cela me dépasse. Il ne s’agit pas pour moi de vouloir que cela se passe, il s’agit pour moi d’être disponible, je dois donc me montrer disponible, je dois être un bon récepteur et il semblerait que je sois un bon récepteur.

Cela me ramène à vous poser une question sur vos débuts en littérature, et plus spécialement sur votre premier roman « L’hygiène de l’assassin » que vous avez publié à l’âge de vingt-six ans. S’agissait-il de votre première tentative d’écriture, de votre premier manuscrit ?

« L’hygiène de l’assassin » est en fait mon onzième manuscrit de roman. Je l’ai écrit quand j’avais vingt-quatre ans et il a été précédé de six autres manuscrits de roman que je n’ai jamais montrés à personne. Il est donc mon premier roman publié, c’est le onzième écrit et c’est le premier dont j’ai été fière. Quand je l’ai écrit j’ai vraiment senti que j’atteignais quelque chose et que pour la première fois de ma vie je voulais montrer à quelqu’un ce que je faisais et le partager.

Vous dites d’ailleurs de ce roman qu’il est le livre qui vous représente le plus.

Il est mon manifeste. C’est le seul de mes livres dont je peux dire qu’il soit mon manifeste et ce n’est pas pour rien que je voulais qu’il soit le premier publié ; il est ce qui annonce la suite. Il est ma déclaration pour dire « voilà qui je suis et voici ce que je vous annonce ». Evidemment ce n’était pas le moment d’écrire de la musique de chambre, c’était le moment d’écrire une musique puissante qui puisse être entendue par le plus grand nombre de gens. De là à dire qu’il me représente plus que les autres, je ne sais pas, il est indissociable des autres, il n’est pas plus important que mes autres livres. Il est, je ne peux pas dire mieux que ça, il est mon manifeste.

Si l’on regarde de plus près votre bibliographie, on ne peut pas s’empêcher de parler de votre expérience du Japon si intimement lié à votre identité.

Le Japon a joué un rôle colossal dans ma vie. D’abord, mes premiers souvenirs sont japonais, mon identité est double, elle est à la fois belge et japonaise, j’ai très longtemps vécu dans le fantasme d’être japonaise. Il m’a fallu devenir adulte et vivre cette expérience professionnelle au Japon que je raconte dans « Stupeur et tremblement », il m’a fallu cela pour comprendre que finalement je n’étais pas japonaise et il m’a fallu cela aussi pour tenter l’aventure de l’écriture. Je pense que sans l’aventure japonaise je n’aurais jamais tenté la publication. C’est-à-dire que j’écrivais déjà avant mon retour à l’âge adulte au Japon, et j’aurais de toute façon continué à écrire, mais je n’aurais jamais eu le courage de songer à devenir un écrivain publié, s’il n’avait pas eu le gigantesque échec japonais qui tout à coup m’a fait penser que je m’étais déjà tellement humiliée que je n’avais plus rien à craindre ; donc, vive le Japon qui m’a donné le courage de tenter la publication.

D’ailleurs vous dites que le Japon a sur vous un effet de guérison, de remède.

Oui, c’est vrai que chaque fois que je retourne au Japon c’est très, très fort, à la fois il me faut un grand courage émotionnel pour y retourner parce que ce qui m’est arrivé dans ce pays est si fort et à la fois chaque fois que j’y retourne la décharge d’énergie que je reçois, rien que de toucher le sol japonais me recharge pour de nombreuses années.

La nostalgie heureuse donne le titre d’un de vos romans. Votre double appartenance identitaire belge et japonaise que vous évoquez ne vous empêche pas de vivre ce sentiment comme une harmonie et non pas comme une confrontation de ces deux mondes.

En effet, c’est exactement ça. Il ne s’agit en aucun cas d’opposer l’Orient et l’Occident, il s’agit de trouver une synthèse entre ces deux pôles de l’humanité qui ont tellement à s’apporter l’un et l’autre. L’exemple de la nostalgie heureuse est capital : moi je suis comme vous, je suis une Occidentale donc pour moi la nostalgie est malheureuse, la nostalgie est mélancolique. Et pourquoi ? Nous avons tort. La nostalgie heureuse est un sentiment beaucoup plus logique. Se tourner vers le passé pour revivre ce que le passé nous a apporté de meilleur ça devrait nous rendre heureux, ça devrait nous faire penser que ce bonheur passé n’est pas mort, il est perpétuellement disponible que l’illusion est de croire qu’il est passé alors que en vérité il n’est pas passé, il est toujours là, puisqu’il est pour nous. Nous pouvons donc continuellement puiser dans cet extraordinaire réservoir de bonheur passés et d’émotions passées, nous pouvons continuellement nous recharger à la source. Là, pour le coup, les Japonais ont raison et, en même temps, de penser ça, cela n’a pas fait de moi que je sois une Occidentale. Chaque fois que je ressens la nostalgie, je ressens toujours une profonde mélancolie, mais j’essaie d’ajouter à cette mélancolie quelque chose d’heureux donc j’essaie d’enrichir ma mélancolie, d’enrichir ma nostalgie d’une facette énergétique et heureuse. J’essaie de faire la synthèse entre les deux.

Le lieu où l’on se trouve a toute son importance : il peut être le lieu de la séparation ou celui des retrouvailles pour vivre ce sentiment de manière heureuse ou mélancolique.

C’est vrai, ce que vous dites est très vrai. Le lieu joue un rôle capital, mais même ça on peut l’apprivoiser. Même quand on se trouve dans de lieux qui nous déchirent le cœur parce qu’ils sont liés à des souvenirs trop forts on peut essayer d’incorporer à sa mélancolie une part de beauté. Après tout, Proust est un écrivain occidental et il est cet écrivain qui traduit un sentiment profondément japonais. Ce que Proust exprime à travers sa madeleine c’est quelque chose qui est de l’ordre de la nostalgie heureuse. Donc il doit y avoir moyen d’unir les deux nostalgies.

Y compris dans son immobilité.

Exactement.

Votre dernier roman, « Frappe-toi le cœur » parle des ravages de la jalousie. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

La jalousie me fascine depuis très longtemps et j’ai très longtemps cherché le moyen d’en parler. C’est le sentiment le plus toxique mais aussi le plus absurde qui existe. Il n’existe aucune explication qui est logique de la jalousie et il n’existe aucun profit de la jalousie. C’est un mal parfaitement absurde. Celui qui est jaloux ne s’apporte rien de bien à lui-même par sa jalousie et détruit l’univers de tout le monde, des autres par la jalousie. Et pourtant, la jalousie subsiste. Comment expliquer qu’une telle maladie continue de faire des ravages dans notre monde depuis toujours et pour toujours ? J’ai essayé dans mon livre « Frappe-toi le cœur » de proposer une explication de la jalousie par la toute petite enfance. Selon moi, la jalousie serait une mauvaise réponse apportée à une bonne question de la tout petite enfance. Vers l’âge de trois ans, nous nous posons tous la question de savoir qui est-ce que maman préfère, et, parfois, nous osons poser la question à notre mère, nous posons la question terrible « maman qui est-ce que tu préfères ? ». Et on pose toujours cette question, même si on est enfant unique. Dans ce cas, la question est encore plus grave, c’est « maman qui est-ce que tu préfères, papa ou moi ?» À ce moment-là, la maman doit faire très attention parce que sa réponse est très importante. Si la mère commet l’erreur en disant « mais c’est toi mon chéri que je préfère », alors c’est foutu. La mère doit faire comprendre à ce moment-là qu’il n’existe pas de préférences et qu’il n’existe que des amours différentes, qu’il n’existe pas un amour plus grand qu’un autre, que ce sont simplement des amours différentes. Si le message passe bien, alors l’enfant peut être sauvé et il ne va pas devenir jaloux. Si, pour Dieu sait quel motif, le message ne passe pas bien, on peut assister à la naissance d’un grand jaloux qui va être un monstre et pour soi et pour les autres. Donc, moi, j’ai voulu non seulement décrire la jalousie comme la préhistoire de la jalousie mais aussi l’analyser comme une espèce de brouillage de la communication. C’est vrai que si on n’est pas au courant que l’on a affaire à un jaloux, on met beaucoup de temps à comprendre qui est la personne en face de soi. La jalousie agit comme un code secret qui vient de brouiller le langage et le rendre incompréhensible. Je propose aussi dans ce livre une espèce de code de traduction de la jalousie, puisque, par définition, le jaloux ne veut jamais reconnaître qu’il est jaloux. Les plus grands jaloux du monde disent toujours qu’ils ne sont pas jaloux. C’est même en cela qu’on les reconnait, tandis que les gens normaux, en occurrence comme moi, reconnaissent qu’ils ont déjà été jaloux, tout le monde a déjà été jaloux dans sa vie, il n’existe pas de personnes qui n’ont jamais été jalouses. Moi, je peux vous le dire, j’ai déjà été jalouse dans ma vie et ça m’a épouvantée, j’ai détesté ça et je me suis dit qu’il fallait que je sorte de ça, ce n’était pas possible, c’est interdit d’éprouver des choses aussi horribles. À force d’efforts j’ai pu m’en sortir.

Il arrive même que la jalousie provoque des blessures chez les autres et plus particulièrement chez les enfants.

Bien-sûr que la jalousie peut faire souffrir énormément. En même temps, c’est très difficile d’expliquer à un adulte jaloux la profondeur de son erreur. Le maximum qu’on peut espérer quand on parle à un adulte jaloux c’est de lui faire prendre conscience de sa jalousie et de lui faire accepter sa jalousie. Arriver à lui faire accepter sa jalousie, c’est déjà un succès colossal, parce que cette prise de conscience peut sauver la personne. Le plus grand conseil que je puisse donner à une personne qui est amenée à côtoyer un ou une jalouse c’est de lui faire prendre conscience de sa jalousie sans pour autant l’attaquer, bien-sûr, sans être obligé de lui dire « tu es un salaud, tu es un jaloux», mais « est-ce que tu es conscient que tu as un grave problème ? »

 Croyez-vous que la littérature puisse y apporter une réponse ?

Je pense que la littérature est le meilleur, le seul espoir d’ouvrir les yeux de l’humanité sur certaines questions, parce que la littérature est la seule pratique qui, face à la question du mal, ne choisisse pas l’altérité. Je vous explique : dans la vie de tous les jours, nous faisons tous la même chose, c’est-à-dire que lorsque nous parlons du mal, nous disons toujours « le mal c’est l’autre, le mal ce n’est pas moi ». La littérature est la seule occasion de dire que le mal est chez soi et donc d’examiner le mal comme une question personnelle et de ne pas en faire le problème de l’autre mais d’en faire son problème à soi. C’est une école de lucidité comme il n’en existe dans aucune autre forme d’art. La littérature est donc une gigantesque possibilité de prise de conscience pour l’humanité.

Quel message auriez-vous pour les lecteurs roumains qui vous connaissent plutôt à travers vos romans ?

C’est que j’ai terriblement envie de savoir qui ils sont. Je ne connais pas les Roumains. De la Roumanie, je ne connais que deux choses, le grand écrivain Ionesco et le grand compositeur Enesco, mais c’est tout et ce n’est pas assez. J’aimerais connaître les Roumains et je suis sûre que si les Roumains lisent mes livres ils vont pouvoir non seulement savoir qui je suis, mais cela va leur donner envie de me dire qui ils sont.

Donc, voilà mon message que j’adresse aux Roumains :

« Je veux savoir qui vous êtes et, si vous me lisez, vous aurez envie de me dire qui vous êtes, donc, lisez-moi ».

Peut-être même une invitation d’aller les voir.

Pourquoi pas, j’aimerais beaucoup. 

 

Propos recueillis par Dan Burcea (29 sept. 2017)

Crédits photo: © Olivier Dion

Amélie Nothomb, « Frappe-toi le cœur », Éditions Albin Michel, 2017, 180 p., 16,90 euros.

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