Interview. Anthony Palou : « J’ai voulu modestement proposer à qui ouvre ce livre une certaine comédie humaine »

 

Anthony Palou a trouvé dans les petits commerçants les meilleurs alliés dans son métier de journaliste. Plus encore, il a su leur redonner vie et droit à la mémoire collective dans un livre à titre évocateur renvoyant vers un passé traversé par une nostalgie à peine voilée. Dans ma rue y avait trois boutiques est un livre sur les petits commerces disparus et surtout sur les hommes et les femmes qui y ont passé leurs vies à les faire prospérer. Un livre qui porte dans son titre un passé récent qui n’est, en réalité que l’antichambre d’une disparition annoncée.

Comment les petits commerces qui ont tant souffert dernièrement sont devenus pour vous sujet de livre ? 

Cela fait bien longtemps que je m’intéresse aux petits commerces. Issu d’une famille de petits marchands de fruits et légumes, je n’ai eu de cesse d’observer ces travailleurs de l’aube. Mon grand-père, majorquin, quitta son île en 1936, vous savez pourquoi. Il franchit les Pyrénées puis glissa jusqu’en Bretagne, s’installa dans le Finistère, il ne pouvait pas aller plus loin. Mon père, travailla avec mon grand-père puis monta sa propre affaire aux halles de Quimper. Une affaire plus ou moins prospère mais en 1976, un incendie ravagea les halles et ce fut le début de la fin alors il perdit petit à petit sa maigre fortune. Quant à moi, pendant les vacances, j’étais réquisitionné, je me retrouvais marchand. Alors, j’en ai profité pour prendre des notes. Très vite, les fleuristes, les poissonniers, les bouchers, les boulangers, les pâtissiers, etc. n’eurent plus de secrets pour moi. Donnez-moi un charcutier, j’en fais une petite histoire.

Vous parlez, en évoquant le vieux Paris, d’un livre-collection de cartes postales du début du siècle dernier, celui d’Ariane Roman d’Amat. Le vôtre ressemble beaucoup dans sa construction narrative à ce type d’instantanés où les clichés prennent vie sous la magie de la mémoire qui agit comme un révélateur photographique. Pourquoi avez-vous opté pour ce type de récits fragmentés, d’une remarquable mobilité et, en cela, d’une fulgurante beauté ?

Mon livre, entre fiction et documentaire, est une sorte de catalogue. Je l’ai voulu comme un album de photos sépias, noir et blanc, couleur, je l’ai voulu comme un voyage d’où sa mobilité, son côté nostalgique peut-être.

Reprenant l’idée sur le caractère essentiel ou non des petits commerces, on oublie trop souvent le caractère de lieux de rencontres, de vie communautaire. À ce sujet, je souhaiterais vous interroger sur ces deux aspects présents dans votre livre : les petits commerces à la fois comme « comédie humaine » et comme « village » où on connaît tout le monde, où « les gens ne viennent pas forcément pour acheter, mais pour discuter ». Comment interpréter ces deux rôles, ces deux facettes ?

J’ai voulu modestement proposer à qui ouvre ce livre une certaine comédie humaine, une comédie qui ressemble parfois, souvent, à une farce, une plaisanterie en un acte. Je me dis souvent, arpentant les rues et les ruelles, battant nonchalamment le pavé : quel monde merveilleux. Tenez, par exemple, cette vieille avec son filet à provision et qui bientôt va glisser sur une fane de poireaux ; et puis ce type accoudé au zinc, sirotant – il est à peine 9h00 du mat’ – son cinquième muscadet. L’envie me vient alors de prendre un verre avec lui. C’est mon côté sociable. Ah, ma prodigieuse sociabilité ! Mon empressement d’être à tu et à toi avec le quidam. Caméléon, je m’enivre avec les ivrognes, je deviens horticulteur avec la fleuriste, porc avec le charcutier…

« La France – écrivez-vous – est une table ouverte », vrai lieu où la joie et l’histoire se rencontrent. Vingt pages plus loin, une autre phrase surprend : « La France ne sent pas le frais, elle sent l’avarié, c’est le pays des asticots ». Que veulent dire ces deux images antinomiques qui font l’effet d’une douche froide ?

Lorsque j’écris : « La France ne sent pas le frais (…), c’est le pays des asticots », je veux dire que les villes moyennes ne sont plus dans elles-mêmes. Ces villes sont devenues des cartes postales. Les petits commerces du centre-ville ont été remplacés par des franchisés. On se souvient qu’ici il y avait un cordonnier, là une mercerie… Que sont devenus ces magasins ? Des boutiques de fringues ou un comptoir de ventes à emporter. Ce changement de paysage ne date pas d’hier. Cela remonte aux années 1970 avec l’arrivée des hypers puis des supermarchés dans les zones suburbaines. Lorsque vous arrivez dans n’importe quelle ville moyenne, ces zones se ressemblent toutes. Orléans s’apparente à Brest, Quimper à Bourges…

Sans trahir le suspense de votre livre, je ne peux pas m’empêcher d’évoquer d’abord quelques lieux de cette carte ancienne : Quimper et ses halles des années 1960, le quartier du Gros Caillou, vrai village, un autre endroit sis 37 rue, toujours Cler à Paris, lieu de la famille Jeusselin, traiteurs-charcutiers, etc. La liste est longue. Comment les avez-vous réunis et que représentent pour vous ces lieux ?

Ah, cette chère rue Cler ! Quinze ans que j’habite le quartier. Dans mon livre, j’ai voulu raconter cette rue car j’y rencontre des commerçants heureux. Des commerçants qui s’entraident. L’épicier-traiteur italien qui donne un coup de main au charcutier Jeusselin et vice versa. Le quartier du Gros-Caillou est un village. Pour combien temps ? Un jour, nous n’entendrons plus, le samedi, l’orgue de Barbarie. On se dira, il fut un temps où, dans cette rue, il y avait des êtres humains !

Il y a ensuite des gens qui peuplent vos histoires : Antoine Richard, le plus jeune patron pêcheur de France ; Angélique, Léa et Erwan les libraires à la Librairies Idéale, rue Cler, et tant d’autres. Et puis, il y a René, « un cultivé, un curieux », celui qui peuple vos rêves et vos cauchemars, René le fil conducteur de toutes ces histoires. S’il fallait parler de quelqu’un, c’est sur sa personne que je vous propose de nous arrêter.

René ? René, c’est la mémoire qui ne flanche pas encore. Il sait des histoires. Un ancien vendeur de vin, quatre-vingt ans et des poussières. Les yeux gris sales, embués par les vapeurs d’alcool, noyés dans une certaine mélancolie. René connaît mieux la famille du narrateur que le narrateur lui-même. Il est plein de bonté, sans malice. Une encyclopédie titubante du Quimper des temps anciens. Il a emporté avec lui des secrets. Le monde d’aujourd’hui n’était pas pour lui. Un café sans tabac, vous n’y pensait pas ! René avec un masque ? Il n’aurait pas tenu sur son nez en forme de fraise !

En pensant au passé vous dites : « tout ce petit monde respirait ». Cette phrase pourrait passer inaperçue sauf que, quelques lignes plus loin, vous vous arrêtez sur l’image d’un monde qui vit dans les souterrains. Pourquoi l’image qui vous vient à l’esprit, celle des gens réduits à l’état de rats est-elle vraie, illustre-t-elle nos vies d’aujourd’hui ? Une autre image, celle de « pousseur de Caddies » n’est pas glorieuse non plus pour nos contemporains. S’agit-il là d’une autre métaphore de l’homme devenu un simple client ?

Oui, nous avons vécu pendant presque deux ans dans un drôle de monde. Nous avons vécu dans un souterrain. Comme des rats mais cela ne date pas de la Covid. C’est un monde mécanique, un monde de pousses caddies, pire un monde entre quatre murs. On commande tout sur internet, Amazon cloître la population qui attend son livreur scootérisé. Mais tout n’est pas perdu. C’est toujours le même processus. Les petits commerces ont été engloutis par les supermarchés, les supermarchés seront digérés par la vente en ligne, après on verra. C’est dialectique. La vie est comme ça.

Propos recueillis par Dan Burcea

Anthony Palou, Dans ma rue y avait trois boutiques, Éditions Presse de la Cité, 2021, 192 pages.

 

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article